L’amulette

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Tant qu’elle se rapprochait, son cœur sembla se serrer, ses jambes devinrent lourdes comme du plomb. Lise avait déjà conclu que les algues lui jouaient des tours ; la distance pouvait déformer les objets aisément. Mais, plus l’écart se réduisait, plus le tas de déchets se transformait en forme robuste, vivante, humaine. Lise aventura son regard aux alentours : personne. Le rivage était vide, la nappe céleste devenue grise, même son reflet dans les flots n’exprimait plus de sentiment. Un nuage gris foncé avait empiété sur le soleil impuissant. Un silence bruyant s’imposa et Lise revint soudain à elle. Le froid avait parcouru chaque veine dans son corps, et ses articulations semblaient pétrifiées, par le froid ou par l’angoisse, elle ne savait pas. La jeune fille continua son parcours sur le sable gelé, le vent semblait l’encourager dans son avance. En arrivant à côté de la forme en question, Lise fut prise par une terreur brute. Elle poussa une exclamation horrifiée. Un homme était couché sur le sable. Sa peau était bleuâtre, ses habits déchirés. Ses yeux semblaient avoir gardé la vie en eux, l’avoir retenue avec un désespoir aigu. Alors que tout son corps était éteint, les yeux de cette créature semblaient remplis d’une force inhumaine.

L’homme aurait pu être dix fois centenaire. Les pupilles noire charbon étaient dilatées, et Lise se perdit dans ce regard effrayant mais attirant. La pluie mélangée de sa sueur froide lui collait les cheveux à la nuque. Ses yeux s’aventurèrent sur le poignet raide de l’homme, puis sur sa main. Dans cette main qui ne ressemblait pas à une main, dans cette patte de créature, avec des ongles longs comme un chemin tortueux ; se trouvait une amulette. L’objet brillait comme une étoile, lisse comme la peau d’un bébé, rouge comme du sang. Lise ne pouvait pas arracher son regard de ce bijou enchanté.

Des fragments du passé étaient échoués autour de la jeune fille ; un carnage mis à disposition de l’œil humain. Mais Lise avait tout oublié ; l’amulette semblait remplir chaque cellule de sa chair, chaque chambre de son cœur, chaque neurone de son cerveau. Un sifflement aigu brûlait son ouïe, elle se couvrit les oreilles mais ses mains ne semblaient pas lui appartenir. Son corps et son âme étaient en opposition. Elle avait perdu le contrôle. Lise trébucha en arrière et se sentit atterrir sur le sable glacial. Quand elle eut repris le contrôle de ses membres, la jeune fille posa une dernière fois son regard apeuré sur la figure immobile et s’éclipsa en courant.

Quand Lise se réveilla le lendemain, tout son corps était rempli d’une douleur intense. Elle avait couru, couru jusqu’à épuisement ; et la pauvre fille était arrivée chez-elle, son âme brisée en un million de fragments confus. Lise frissonna. Elle sentait toujours ce regard si vide et rempli qui la fixait, qui l’analysait avec une faim de bête. Qui était cet homme ? D’où venait-il ? Son ambition initiale, celle de percer les secrets de cet ancien lieu enchanté, l’avait quittée. L’amulette ! Ce bijou hanté semblait contenir la vie que l’homme ne pouvait pas atteindre. Elle devait le retrouver. Cet objet semblait l’attirer. Lise avala son petit déjeuner. Puis, dix heures plus tard s’acheva la plus longue journée de sa vie. Cette attente lui avait paru interminable, et dès qu’elle eut fini son dîner familial, Lise se précipita vers la porte et prit son vélo. La jeune fille se sentait remplie d’une force inouïe. Elle n’avait jamais pédalé aussi vite, ses hanches brûlaient, son cœur battait à tout rompre, elle ne pouvait cesser cette course frénétique. Puis elle arriva à la plage. Ce lieu qui avait toujours été si sûr pour elle, si réconfortant avait subi une mutation et était devenu un lieu angoissant, hanté. Lise posa son vélo sur le trottoir. Le vent avait commencé à siffler et ses cheveux jouaient avec la brise. Les sommets des arbres se penchaient sur elle ; ils semblaient la scruter comme un rat de laboratoire. Les ombres vivantes des oyats dansaient une chorégraphie oubliée. Un oeil brillant était pendu dans le ciel, et il déversait une lumière bleu pâle. Au centre de cette scène sinistre, une lueur lugubre se répandait comme une maladie. C’était un rouge intense : le rouge d’un amour passionné ? Le rouge d’une mort sanglante ? Lise s’approcha lentement de cet étrange phénomène ; ses pieds traînaient et laissaient des traces dans le sable, comme les rails d’un train.
Une farouche détermination la saisit soudainement, et elle s’élança vers l’avant, un pied devant l’autre. L’homme était allongé sur le sable comme il l’avait été le jour précédent, et la folle passion contenue au fond de ses yeux n’avait pas su échapper à la prison qu’était devenu son regard. L’amulette, enveloppée par cette main squelettique, n’avait jamais paru plus magnifique aux yeux de Lise. Elle tendit la main vers cet étrange objet. Dès que ses doigts eurent effleuré le bijou, elle sentit son souffle devenir lent et irrégulier, sa vision tourner, et la jeune fille fut prise de tremblements violents. Puis dans un éclat rugissant, le monde s’arrêta.

Lise ouvrit les yeux. Un sourire. Des yeux ternes, remplis d’amour et de larmes. C’était sa mère, quelques instants avant sa mort. Elle était décédée d’une maladie dégénérative lorsque Lise avait cinq ans. Selon son père, Lise avait dit au revoir à sa mère dans son lit d’hôpital. Une vague d’émotions s’abattit sur Lise. Elle avait peu de souvenirs de sa mère. Son père avait rempli les blancs comme il avait pu. Mais soudainement, Lise réalisa que sa mère n’était pas dans un lit d’hôpital, elle était allongée sur une douce nappe couleur sable. Lise leva doucement la tête ; autour d’elle se dessinait le paysage lessivé par la mer. Le vent sifflait. Elle posa de nouveau son regard confus sur sa mère, qui avait fermé les paupières. Autour de son cou se trouvait une chaîne, et au bout de cette chaîne un objet qu’elle connaissait bien. Une amulette rouge brillait. La chaîne s’était resserrée autour du cou de sa mère, et la chair était devenue noire autour du bijou. Sortant d’une profonde transe, Lise poussa un cri. Elle s’élança sur le corps couché devant elle, mais la vie s’était échappée de cette pauvre âme ; il était trop tard ! Lise gémit. Elle avait perdu sa mère, une fois de plus. Ses yeux remplis de larmes se tournèrent vers le ciel cruel. Son regard suppliant cherchait des réponses mais ses questions s’étaient perdues dans les étoiles. Quand elle eut la force de reposer son œil sur le cadavre de sa mère, elle aperçut ce terrible regard vivant, effrayé, vif, de l’homme sur le sable. Dans quel monde s’était-elle retrouvée ? Le regard semblait l’avertir, la supplier avec une force intense. Elle eut peu de temps pour solliciter son âme embrouillée ; le monde devint de nouveau noir. Lise ouvrit les yeux. Un ciel bleu remplissait sa vision. Un objet froid et rond se trouvait dans sa main immobile. Puis une vague immense l’enveloppa.

Une dizaine d’années plus tard, un jeune garçon se promenait sur le rivage ensoleillé, quand il aperçut une forme étrange étendue sur le sable. Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, il marcha vers cette troublante épave.