L’attrape rêve

Clotilde VIVANT, en 2nde au lycée Dessaignes, Blois (41), académie d’Orléans-Tours, classée 3ème de l’interacadémie 3

L’attrape rêve

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

La jeune fille se retourna vers lui puis lui sourit avant de reprendre sa contemplation du ciel nocturne.
« Moi c’est Victor » précisa-t-il, par politesse.
Il hésita à lui tendre la main mais ne voyant aucune réaction de la part de l’inconnue, il n’en fit rien. Profitant de ce qu’elle ne le regardait pas, il l’observa. Il observa l’éclat de ses yeux, semblables à ceux des astres, les reflets de la lune sur sa peau laiteuse qui la rendaient translucide et la faisait passer pour un être fantomatique, ses longs et fins cheveux argentés, une couleur inhabituelle pour les quinze ans qu’elle devait avoir. Le jeune garçon la trouva belle.
Victor resta ainsi pendant encore quelques minutes puis, sans un bruit, se retira.
C’était le premier jour. Le sablier venait de laisser échapper les premiers grains de sable.

N’ayant ramené la veille que le risible petit rêve bleu, Victor était déterminé. Faisant preuve de plus d’agilité, de dextérité, de courage et d’imagination qu’à l’accoutumé, il attira rapidement dans les mailles de son filet trois gros rêves orange ainsi que deux violets. Il évita habilement quelques cauchemars qui s’étaient métamorphosés en chats noirs ainsi qu’une ou deux hallucinations. Car les rêves pouvaient prendre la forme de leur choix, pour peu qu’ils le veuillent et qu’une certaine apparence leur plaise ou leur conviennent, pour s’échapper par exemple ou pour d’autres raisons plus ou moins secrètes.
Le jeune chasseur avait fini sa chasse et s’apprêtait à rentrer quand il se rendit compte qu’il était à proximité de la cheminée où la jeune fille s’était trouvée le jour précédent. « Y était-elle encore ? » se demanda-t-il. Par acquis de conscience, Victor fit le déplacement, ne pouvant supporter la vision du corps inerte de la belle inconnue, bien qu’il soit incapable d’expliquer pourquoi.
A sa grande surprise, elle était toujours là, comme si elle n’avait pas bougé, et regardait encore le ciel. Devait-il la rejoindre ? Malgré ses incertitudes, il s’approcha et s’assit de nouveau à ses côtés, sans la regarder.
« Bonsoir » dit-il simplement.
Le silence seul lui répondit.
« Il fait froid ce soir » constata-t-il.
Même monsieur Paul était plus bavard. Que trouvait-elle de si intéressant dans les astres ? Il se retourna enfin vers elle et paniqua en s’apercevant que l’inconnue ne portait qu’une fine petite robe blanche à bretelles, les nuits étant encore fraîches pour la saison.
« Ce n’est pas possible ! Tu dois mourir de froid comme ça ! »
Il retira aussitôt sa veste, son pull, son écharpe et lui aurait volontiers laissé ses chaussures s’il avait pu s’en passer pour rejoindre son domicile. Il fit revêtir le tout à la jeune fille, une moue à la fois inquiète et contrariée imprimée sur son visage.
« Tu dois tout de même être mieux que tout à l’heure, non ? s’enquit-il quand il eut fini. Mes vêtements sont peut-être un peu grands pour toi mais pour le moment, c’est mieux que rien. »
En guise de réponse, elle lui adressa un sourire resplendissant qui dévoila une rangée de dents blanches et fit rougir Victor, le poussant ainsi, alors que le son lointain d’une cloche lui indiquait qu’il était temps pour lui de rentrer, à lui céder ses chaussures avant de s’éloigner dans la nuit noire.
C’était le deuxième jour. Les aiguilles de l’horloge céleste tournaient, imperturbables.

Cela allait faire trois jours que Victor était cloué au lit par de fortes fièvres et de bruyants éternuements. Son inquiétude envers la jeune fille n’arrangeant pas les choses, il désespérait de ne pouvoir recommencer à sortir avant la semaine prochaine. Mais serait-elle toujours là à ce moment ?
La fièvre reprit le dessus et, quand Victor réussit à s’endormir, il délira. Dans ses divagations, il marchait de nuit sur les toits, cherchant des rêves à attraper. Il finissait par en apercevoir un, d’une singulière couleur argentée. Le jeune homme se précipitait sur lui afin de s’en saisir et de le fourrer dans son sac mais, alors qu’il allait abattre son filet, le rêve se métamorphosait, faisant apparaître la belle inconnue. Elle lui souriait, lui prenait la main et, doucement, s’approchait de lui pour l’embrasser.

Comme il l’avait pressenti, Victor ne put reprendre sa chasse avant la semaine suivante mais, dès que la nuit tomba, il s’empressa de rejoindre la jeune fille, sa besace rebondie des confections de madame Lise qu’il avait achetées le matin même. En route, il attrapa deux rêves roses, trois bleus et un vert – l’un des plus rares – qui avait pris l’apparence d’un papillon pour lui échapper et qu’il eut du mal à caser dans son sac.
Victor ne s’était jamais senti aussi heureux qu’au moment où il aperçut dans l’obscurité une silhouette flottant dans des vêtements de toute évidence trop grands pour elle.
« Bonsoir ! » la héla-t-il quand il fut suffisamment proche.
La jeune fille se retourna tout de suite et parut sincèrement contente de le voir.
« Tu vas adorer, la prévint-il. Madame Lise a des doigts de fée. »
Il ne s’offusqua pas du manque de réaction de son amie – car il la considérait comme telle maintenant – et dévoila le contenu de sa besace. Il en sortit une ravissante cape verte affublée d’une capuche, une écharpe assorties au chaperon, des bas blancs et une paire de bottines neuves, noires et doublées, qu’il entreprit de lui enfiler.
Une fois sa tâche accomplie, il observa le résultat et siffla d’admiration.
« Maintenant, ce sont les étoiles qui vont t’admirer ! »
En guise de remerciement, elle lui dédia un autre de ses sourires ravageurs. Un coup de vent souffla à cet instant, permettant à Victor de reprendre ses esprits.
« Si elle était un rêve, elle serait le plus beau », songea-t-il tandis qu’elle reprenait sa contemplation du ciel nocturne, l’air étrangement plus soucieux que d’habitude. Le jeune chasseur ne remarqua rien.
Quand Victor rentra chez monsieur Paul, ce dernier s’aperçut tout de suite qu’il y avait quelque chose de différent chez son protégé et il lui en demanda la cause.
« Monsieur Paul… Est-ce que l’on peut être amoureux d’une fille dont on ne connaît même pas le nom ? »
Monsieur Paul ne sut que répondre. Mais Victor trouva la réponse tout seul.
C’était le huitième jour. Les jours s’écoulaient, sans rien pour les en empêcher.

Les nuits qui suivirent pour le jeune chasseur ne furent plus jamais les mêmes. Après sa chasse aux rêves, qui restait sa seule source de revenus, il se rendait auprès de la belle inconnue, toujours occupée à regarder le ciel. La plupart du temps, il se contentait de l’observer mais il lui arrivait de l’accompagner dans son observation du firmament ou, plus rare encore, de lui parler de ses souvenirs d’enfance, de ses parents. Dans ces instants-là, la jeune fille l’écoutait avec une attention sans borne, sensible aux intonations de la voix de Victor. Toute cette attention ravissait le chasseur tout en le peinant. L’attitude de cette dernière lui paraissait on ne peut plus amicale. Trop amicale. Elle se comportait comme il l’aurait fait avec une bonne copine et il commençait à se demander si cette situation changerait un jour. Il en devenait jaloux des astres nocturnes, à qui elle semblait prêter plus d’attention, y compris quand il était là. Qu’avaient de plus que lui la lune, les étoiles et les météores ? Il avait bien conscience que ce ressentiment était ridicule mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la rancœur dès qu’il apercevait la première étoile.
« Qu’est-ce que tu leur trouves ? » finit-il un jour par demander à la jeune fille.
Elle se tourna vers lui et sourit tandis que ses yeux le scrutaient. Au regard de Victor, ils lui parurent plus brillants que d’habitude et sa rancune prit le dessus sur sa curiosité.
« Tu les aimes ? Les étoiles … »
Le sourire qu’elle lui adressa alors était rempli d’un sentiment profond qu’il ne lui avait encore jamais vu exprimer. Un sentiment profond qu’il interpréta mal.
« Dans ce cas tu n’as qu’à rester avec elles ! » cracha-t-il.
Il se releva vivement et s’enfuit, triste et furieux. Il ne remarqua pas le bras que tendit son amie pour le retenir pas plus que son regard paniqué.
C’était le vingt-deuxième jour. S’il le voulait, Victor pouvait encore stopper le processus.

« Encore un ! » se dit Victor tendit qu’il enfournait un rêve turquoise dans sa besace. Encore un et il pourrait rentrer.
Cela faisait une semaine à présent que sa colère n’était pas redescendue et qu’il boudait la jeune fille. Elle n’y était pour rien pourtant, il le savait, mais il n’arrivait pas à se résoudre à aller la voir. Ca aurait été capituler. Et il ne le voulait pas.
« Tu rentres tôt aujourd’hui …, nota monsieur Paul quand le jeune garçon le rejoignit. Tu ne devais pas aller la voir ? »
« Je n’en ai jamais eu l’intention. »
Monsieur Paul soupira.
« Tu comptes la revoir ? »
Le silence seul lui répondit.
« Tu sais, on se brouille une fois avec une femme pour une bagatelle et quand on se résout à abandonner son amour propre et à retourner la voir pour se faire pardonner : pouf ! Elle a disparu ! Ou un autre nous l’a pris. »
« Pourquoi me dîtes-vous ça ? » pesta le chasseur.
« Parce que ça m’est arrivé ! s’exclama monsieur Paul. Pourquoi crois-tu que j’en sois arrivé à t’acheter des rêves ? J’ai bêtement perdu l’amour de ma vie et je suis maintenant réduit à m’approprier ceux des autres pour pouvoir continuer à vivre ! »
Le jeune garçon était choqué. En bien ! Le choc venait de crever la bulle d’amertume qu’il entretenait ces derniers jours. Monsieur Paul frappa du poing sur la table.
« Je ne supporterai pas que tu deviennes comme moi … File maintenant !
Victor ne se le fit pas dire deux fois. Il s’engouffra de nouveau dans la nuit sombre et courut à perdre haleine tout en réfléchissant à ce qu’il allait dire à son amie, aux excuses qu’il allait lui présenter. »
Il arriva rapidement aux abords de la cheminée mais paniqua en constatant qu’il n’y avait personne. Il finit toutefois par distinguer sa silhouette verte sur le toit. Pour la première fois, elle se tenait debout, bien que son regard soit toujours braqué sur le firmament.
« Je … je suis désolé ! Pardonne-moi ! » la supplia-t-il en oubliant tous les discours qu’il avait préparé quand il fut près d’elle.
Elle tourna la tête vers lui. Son regard était le même que la dernière fois mais cette fois-ci, Victor n’avait plus sa vision obstruée par la colère. Il réalisa son erreur.
« Pourquoi es-tu triste ? » s’enquit-t-il.
Elle s’approcha de lui et effleura sa joue de la main. Elle le regardait droit dans les yeux. Pour la première fois, il lui sembla être plus important que le ciel. Une larme roula sur la joue délicate de la jeune fille.
« Que se passe-t-il ? » s’inquiéta-t-il.
La jeune fille fut soudainement auréolée de lumière et s’éleva, de plus en plus en direction des étoiles, sans jamais détourner son regard. Elle approcha sa tête du visage de Victor et lui murmura quelque chose à l’oreille – un seul mot. Le jeune chasseur en fut étonné et sa mine stupéfaite amusa son amie. Un sourire éclaira son visage.
Le vent se mit à souffler et Victor se pétrifia. Comme si elle n’avait été que poussière, son amie se désagrégeait en une infinité de paillettes argentées, de la même couleur que ses cheveux. Du début à la fin, elle garda sa main, la dernière partie de son corps à disparaître, sur sa joue. Les paillettes s’évaporèrent.

Victor était seul.
Pourtant, ses bras tendus dans le vide indiquaient que quelqu’un s’était trouvé en face de lui quelques instants auparavant. Des larmes silencieuses se mirent à couler tandis qu’il levait la tête vers le ciel. Victor comprit alors.
Les rêves abandonnés par leur créateur ne subsistaient seuls que durant vingt neuf jours, le temps que se succèdent toutes les différentes phases de la lune. Aveuglé par ses sentiments, le chasseur l’avait pris pour une jeune fille réelle. S’il avait compris plus tôt, il l’aurait capturée et ils seraient restés ensemble …

Mais Victor ne s’avouait pas vaincu. Il savait comment la faire revenir. Avant de partir, le rêve lui avait donné son nom : Espoir.
En rêvant à elle et en continuant à espérer son retour, elle reviendrait. Elle deviendrait le rêve de Victor.
Il la trouverait puis, à ce moment-là, il l’attraperait.