L’autre histoire

nouvelle écrite par Agnès Bienvenu, en 4ème à Plancoët (22)

L’autre histoire

Elle avait une robe de soie écarlate avec des grelots d’argent aux manches. Un voile orangé, tombé de ses cheveux, couvrait ses jambes et ses chevilles nues. Elle était couchée par terre, recroquevillée. Les gens avaient accouru de partout, chargés de sacs, pour la regarder. Et moi, là-haut, au parapet de la seconde galerie, je me penchais comme tous les autres vers ce corps inanimé. J’étais sûrement le seul à reconnaître les vêtements de fête de la cour de Pandajar, ce royaume disparu dont il ne restait rien d’autre que les miniatures peintes sur lesquelles j’avais travaillé une année entière au lycée, dans l’atelier du soir de Monsieur Bazire. J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël… Les gens s’étaient dispersés, délaissant la jeune fille pour leurs achats. J’avais, certes, une liste plutôt étendue de courses, mais la curiosité, la pitié peut-être et toutes les questions sans réponse qui bouillonnaient dans ma tête me hantaient sans vergogne. Impossible de revenir dans la voiture en me disant à chaque instant que je viens sans doute de délaisser la grande occasion de ma vie, peut-être même du siècle, pour une occupation aussi futile…
Trêve de raisonnements, et me voilà déjà à dix mètres de la jeune étrangère. Ralentissant rapidement le pas, je m’en approche avec une certaine appréhension. Elle est là, devant moi, toute petite, toute frêle, vulnérable… Je crois que s’il n’y avait pas toutes ces personnes autour de moi, j’aurais laissé libre cours à mes larmes. Pourtant, oui, vous pouvez en être sûrs, je n’étais pas triste, loin de là ! Malgré une indicible peur, j’étais même plutôt heureux… Cette jeune fille, si fragile soit-elle, venait de rouvrir la porte aux souvenirs d’un grand coup. Je revoyais avec une singulière précision tous ces personnages qui avaient, à leur manière, laissé une trace dans ma vie. Monsieur Bazire, gentiment surnommé « Monsieur Bazar », le vieux chercheur aux tempes grisonnantes et à l’éternelle cravate lie-de-vin ; son immense bureau, surchargé de livres poussiéreux et de vieux plans que tous les musées auraient enviés, et qu’il fallait agrandir tous les ans pour le plus grand plaisir de son maçon ; Monsieur Poli, le bien-nommé…

Je pris la jeune fille dans mes bras. Ce n’était pas vraiment une adolescente ou une jeune adulte, mais plutôt une enfant de douze ans qui me sembla étonnamment légère et facile à porter. Elle avait perdu connaissance et ne m’opposa aucun refus. Son fin visage marbré semblait sourire indéfiniment et elle avait la beauté simple d’une jeune princesse. Pourtant, je ne la regardais pas tellement : c’était un peu comme si son voile dansait devant mes yeux mais que sa transparence ne m’empêchait pas complètement d’apercevoir le monde autour de moi. Ce monde était trouble, vague, confus, indécis, comme enveloppé de brouillard. Il me donnait l’étrange impression de n’être qu’un rêve. Ou un trop vivant souvenir…

…Monsieur Poli, l’éternel chercheur, qui avait choisi l’enseignement pour gagner le peu d’argent qui lui permettrai de vivre mais qui était un passionné des anciennes civilisations et qui savait avec magie les faire revivre ; Laetitia, Lisa, Raphaël, Jean et tous les autres, lycéens plus ou moins expérimentés, aux destins croisés comme un gigantesque carrefour ; Marc…

Je sortis du grand magasin. Mon chariot était resté à l’intérieur, avec tous mes achats. Qu’importe, puisque je n’avais pas payé… J’entrevis quelques femmes qui discutaient entre elles en me regardant, et deux hommes étonnés derrière les caddies. Il devait y en avoir bien plus ; mais je ne m’attardais pas à le vérifier. J’étais à présent dans ma voiture, la petite fille allongée, toujours inerte, sur la banquette arrière. Je roulais comme un automate, et le passé m’assaillait de toutes parts. Un feu rouge… la grande avenue… la nuit, tombée depuis une heure déjà, et toutes les lumières qu’elle fait naître… les vitrines illuminées où les enfants s’attardent… Des enfants de l’âge de ma petite étrangère, qui n’ont jamais connu Pandajar, et ne le connaîtront jamais, peut-être. Des enfants joyeux, insouciants, comme tous les enfants. Mais pas comme elle. Pas comme tous ces innocents tués au pays disparu, il y a plus de trois siècles, signant sans le savoir la fin de ce dernier. Qui avaient laissé une petite trace dans l’histoire, une trace infime, mais que Monsieur Bazire avait su reconnaître dans toutes ces peintures oubliées. Ces enfants et leur royaume perdu, un vieil homme et son assistant avaient su les ressusciter.

…Marc, mon petit voisin, à peine âgé de huit ans, aux yeux couleur de ciel sans nuages, à la bouche en demi-lune et aux cheveux blonds comme le soleil, petite étoile inachevée dans une nuit sombre, qui venait toujours me réconforter pendant les examens et me chanter une chanson de sa composition, et qui aimait Monsieur Bazire comme son grand-père ; Jeannine, la bonne boulangère d’en face, qui savait sans faute ce que j’aimais et me le préparait à l’avance ; Lucas, le facteur fidèle et dévoué ; Adèle, Marcel, Timothée… tout un monde, un monde perdu.

N’y aurait-il donc que des mondes entrecroisés comme le destin, ayant pour seul but d’essayer de survivre malgré la fatalité ? Je ne le savais pas. Je le refusais même. Pourquoi naître pour mourir ? C’était pourtant le cas de nombreux enfants, de nombreux pays, et même de nombreux mondes. Mais moi, je ne voulais pas qu’ils finissent ainsi, et je ne voulais pas finir comme eux. Je ne demandais qu’à vivre.

J’étais arrivé chez moi, et j’avais déposé ma jeune protégée dans le canapé. Je ne savais que faire. Alors, comme dans un rêve, je pris un papier et un crayon. Avec application, j’y écrivis tous mes souvenirs. Les meilleurs comme les pires. J’avais toujours été de l’avis de Monsieur Poli, qui pensait que les mots sont plus puissants que les pierres : ils peuvent faire revivre l’impossible, redonner vie aux trépassés, rendre réelles les chimères. Avec eux, je pouvais faire voler un dauphin, donner des nageoires à une panthère, apprendre l’alphabet à un arbre. Avec eux je pouvais réveiller le royaume perdu, lui rendre son ciel bleu, ses danses magiques, la fête du Ojar où chacun chantait, buvait, dansait et festoyait jusqu’au petit matin, les mariages, les naissances, les morts aussi, les hommes drapés du Longhi, les femmes du Sari, le henné qui décorait les bras et même le visage, et toutes ces traditions délaissées…
Et j’écrivis. Une page, deux pages, et même cinq. Le crayon crissait sur le papier, raturait parfois, ne s’arrêtait jamais. J’entendais la voiture de ma voisine, et ses roues sur le gravier. La porte qui grinçait, qui criait dans mes oreilles. Le sac des courses qui croulait, les personnes qui râlaient. La spirale du rond-point, les arabesques du carrefour, ou la ligne droite de l’avenue… J’avais mal à la tête, et tout tournait autour de moi. J’observais la petite fille, ses bracelets, son bras, sa bouche. Tout cela me donnait le tournis, mais j’écrivais. Les mots valsaient devant moi, et moi je valsais avec eux.
Soudain, la ronde s’arrêta, en même temps que mon écriture.

La petite étrangère s’était réveillée.

Ses yeux semblaient épouvantés, et elle était à présent très pâle, comme affolée. Rassemblant son voile, elle essaya de se lever, mais je la maintins en place. Je lui demandais en anglais :

  • Est-ce que tu veux boire quelque chose ?
    Elle fit non de la tête.
  • Et voudrais-tu manger ? J’ai de la salade au frigo et un reste de soupe, mais je peux toujours t’acheter du riz au curry !
  • Non merci, vous êtes gentil…
    Je ne m’étais pas trompé, cette jeune indienne parlait anglais, mais il m’était devenu impossible de n’ajouter ne serait-ce qu’un mot. Je ne pouvais plus voir devant moi qu’une petite fille, toute petite, avec de longs cheveux noirs et un sourire doré, qui regardait le ciel en pleurant sur la mort de ses parents. Une petite fille née des doigts d’un artiste fougueux, trois cent ans auparavant, sortie de l’oubli par monsieur Bazire. Et ma jeune étrangère avait pris ses traits, ses vêtements, devenant peu à peu une peinture vivante qu’en fin connaisseur je ne me lassais pas d’admirer…
  • Excusez-moi, monsieur. Il ne fallait pas s’occuper de moi ! Même si, bien entendu, c’est très gentil de votre part.
  • Oui, évidemment… murmurais-je du ton un peu rêveur de ceux que l’on interrompt en pleine réflexion. Mais vous savez, vous m’avez inconsciemment rendu un grand service ! Au fait, poursuivis-je en regardant la petite dans les yeux, je me posais une certaine question : est-ce que, par un quelconque hasard, Pandajar aurait… des survivants ?
    Le visage qui, quoique pâle et fatigué, était souriant deux minutes plus tôt, se ferma aussitôt. Je vis dans ses yeux une dureté peu commune et en même temps, moins visible, une certaine détresse. N’importe qui aurait pu s’y tromper, mais il s’agissait de la même expression que celle qui animait la petite fille des miniatures, celle à qui elle ressemblait tellement. Un long silence suivit ma question, si pesant que mon souhait le plus cher fut à ce moment précis que la construction si haïe du métro reprenne instantanément (mais il faut ajouter pour le respect de la vérité que ce fut un désir absolument passager et déjà oublié).

Et soudain, la réponse avait fusé, inattendue, surprenante.

  • Je ne veux plus entendre parler de Pandajar.
    Je dévisageai ma jeune protégée avec surprise. Presque par réflexe je lui en demandai la raison, et elle répondit sèchement.
  • Il s’y est passé des choses affreuses que je veux taire à tout jamais. Moi, je fais partie des rares descendant de ce royaume, mais je voudrais en oublier jusqu’à la parenté. Désormais, ne me parlez plus de cela. Vous pourrez me dire tout ce que vous voudrez mais, au nom de ce que vous avez fait pour moi, ne m’en reparlez pas. Jamais !
    Sa voix était trop violente et trop véhémente pour être naturelle. J’en restais presque désorienté. L’espace d’une seconde, une idée me vint et s’imposa rapidement, insistante. Comme j’étais à cours de ressources, je décidais de m’en saisir. Peut-être courais-je à ma perte, mais je crois que je préférais encore cela au silence de haine qui venait d’emplir la pièce. J’avais l’impression très étrange que la réalité était devenu un rêve. Alors, tout doucement, je demandai :
  • Comment dit-on souvenirs en hindi ?
  • On dit Yadem.

Je pris le temps de m’asseoir sur le canapé puis, la regardant droit dans les yeux, je poursuivis.

  • Et bien, sache que la vie a besoin de yadem, que le monde entier se construit avec eux, et que toi-même tu es faite de yadem. Tu ne dois pas, tu ne peux pas oublier, parce que si tu oublies, tu pers en même temps tout ce qui faisait ta vie, tout ce qui la construisait jusqu’à présent. Tu dois te rappeler pour ne pas refaire les fautes que tes ancêtres ont commises. Tu dois te rappeler pour eux, pour ta famille, pour toi. Bien sûr, tu dois vivre dans le présent et raisonnablement dans le futur, mais tu ne dois pas oublier le passé, car il fait partie de ton identité. Tu as choisis une vie, aie le courage d’y répondre jusqu’au bout.
    Je me surpris moi-même de mes propres paroles. Au fond, je ne savais plus pour qui je parlais : peut-être pour la petite fille, mais sans doute plus encore pour moi.
    Parce que je n’avais jamais encore compris cela.
    Ou que je l’avais oublié.

Soudain, la jeune étrangère me demanda :

  • Savez-vous comment on appelle la reconnaissance, dans ma langue ?
    Je fis non de la tête.
  • On l’appelle man’yata, et j’en ai trop pour vous le cacher encore.
    Elle détourna la tête pour que je ne voie pas ses larmes, et murmura dans un sanglot :
  • Moi aussi, je me souviendrai.

Une infirmière entra en coup de vent dans le bureau. Le docteur Rémond qui y était assis la regarda à peine. Il était plongé dans l’examen du dossier d’un patient récalcitrant et, tout en buvant son café noir, il sentait la fatigue de la nuit de veille peser avec menace sur ses épaules. Il attendit donc, comme à son habitude, que sa collègue prenne la parole.

  • Docteur, je viens de trouver ces feuilles dans le couloir C, celui des urgences. J’ai essayé de les déchiffrer, mais impossible de lire plus d’une phrase, c’est illisible comme une de vos ordonnances… oh, excusez-moi, docteur, je n’ai rien dit !
    En temps normal, l’interne aurait relevé l’insolence de la jeune fille ; mais aujourd’hui, il n’en avait plus la force. Il soupira :
  • Laissez, laissez… Vous n’aurez qu’à les jeter, et à continuer votre travail. Maintenant, veuillez partir, j’ai à faire !
  • Bien, docteur.
    L’infirmière marchait à présent dans le couloir, à petits pas. Elle s’approcha de la chambre du fond, celle où un vieux monsieur venait de mourir, après un tragique accident de voiture. C’est alors qu’elle se souvint qu’elle avait trouvé le mystérieux document devant l’entrée.
    « Je n’ai qu’à le déposer dans la pièce, ça vaut mieux, songea-t-elle. »
    Elle poussa le battant de la porte avec précaution, et elle fut étonnée de ce qu’elle vit : en face d’elle, à côté du lit, il y avait une impudente tache de couleur, qui détonnait étrangement avec tout le blanc de cette salle d’hôpital. Et cette tache était une petite fille qui pleurait en tenant la main de l’homme défunt. Un peu étourdie par ce tableau inattendu, la jeune fille déposa avec moins de précipitation le papier sur la table. Après quelques hésitations, elle repartit en se murmurant pour elle-même, comme pour se rassurer :
  • De toute façon, c’est encore quelqu’un sans famille, oublié de tous, et qui a écrit ses inutiles mémoires !
    Puis elle éclata d’un petit rire nerveux. Elle avait dû boire trop de café, hier soir. Mais il fallait bien se détendre, dans cette ambiance de mort et de peur… Soudain, elle se retourna sur le pas de la porte en sursautant. La petite fille venait de parler. Et l’infirmière en fut glacée de surprise. Elle avait dit :
  • Moi, je me souviendrai.