L’avion en papier

Écrit par HANACHI Samia (2nde, Lycée Raymond Naves de Toulouse), sujet 2. Publié en l’état.

Je ne sais pas, je sais seulement qu’ils fuient, comme nous.
Mais on peut pas partir sans Papa et Maman !

Mon grand frère était en train de mettre des affaires dans un grand sac. Je crois qu’il pleurait. Il est sorti de la maison et m’a pris par la main.
Attends ! J’ai pas pris mon avion !
Je suis rentrée dans la maison. Sur mon lit, j’ai trouvé mon petit avion en papier, d’autres feuilles et des feutres. Ma commode était contre le mur à moitié effondré. Je me rappelle que je l’avais trouvé comme ça en rentrant de l’école, un jour. Alors, j’avais demandé à Maman pourquoi le mur était cassé. Elle m’avait dit : « Parce que tous les petits avions en papier veulent entrer dans ta chambre et jouer avec toi ! ». Alors moi j’étais toute contente : comme ça, mon avion aurait d’autres copains comme lui ! Et peut-être que tous ensemble, moi et tous ces avions en papier, on pourrait combattre les autres avions, les plus gros.
Sauf que les petits avions en papier n’étaient jamais venus.

Nous étions nombreux sur la route. Il y avait des grands, des vieux, des petits, des bébés. Je trouvais tout ça rigolo. On aurait dit une grande aventure, comme dans les films. J’avais juste un peu mal aux pieds avec mes chaussures trop petites. De temps en temps, je jouais avec mon petit avion. Je le lançais le plus loin possible et après je courais pour le rattraper.
Nous avons marché toute la journée. Le ciel était bleu, il y avait un peu de vent, du soleil qui venait réchauffer mes cheveux, c’était très beau. Parfois, il y avait des petits objets gris qui sifflaient dans l’air et passaient près de nous. Ça me faisait rigoler. Je me mettais dans le vent et je faisais comme un jeu avec les petits objets gris. Le jeu, c’était qu’ils ne me touchent pas. Et je riais fort pour leur faire peur. Mais à ce moment-là, mon grand frère me tirait toujours par le bras en disant :
Tu es folle ou quoi ? Arrête ça tout de suite ! Tu veux mourir, c’est ça ? Ça suffit maintenant ! Ça suffit ! Ça suffit…
Et sa voix s’éteignait doucement, des larmes venaient couler sur ses joues.
Pourquoi ? Pourquoi, grand frère ?
Arrête de m’appeler comme ça !
Cela faisait plusieurs jours que nous marchions. Il y avait de moins en moins d’objets gris et je ne pouvais plus jouer avec eux. Mais le temps passait vite quand même parce que je m’étais trouvé une amie. On était deux à jouer aux avions maintenant. J’avais décidé d’appeler le mien Bobby. Au début, elle m’avait demandé :
Pourquoi tu l’as appelé Bobby, ton avion ?
Parce qu’ils s’appellent tous comme ça, là où on va.
Ah bon ? Mais c’est pas beau Bobby ! Pourquoi ils s’appellent pas comme nous ?
Parce qu’ils ne sont pas comme nous, avait répondu une vieille dame.
Depuis, j’essayais de les imaginer, ces gens-là. Ils devaient être riches et forts. Ils devaient vivre dans de grandes maisons. Chez eux, c’était super, j’en étais sûre, parce qu’il n’y avait pas de gros avions pour effrayer Bobby. Chez eux il n’y avait que des avions en papier qui volaient seuls dans l’air. Comme il me tardait d’arriver !

Grand frère ! Je sais ! Je sais comment on va retrouver Papa et Maman !

Je vais leur envoyer un message avec mon avion ! Il traversera tout pour leur dire que nous sommes là ! Hein, pas vrai qu’il les trouvera ?
J’ai pris des feutres et j’ai écrit : « Papa, maman, on va là où les gens s’appellent Bobby. A bientôt. » Puis j’ai lancé mon avion. J’ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, Bobby n’était plus là. Il avait filé loin, loin d’ici pour retrouver et nous ramener Papa et Maman.

***
Nous avons reçu le coup de téléphone. Ça y est, ils étaient arrivés. Avec Papa et Maman, nous avons rempli le sac avec des vivres, des couvertures, des habits. Ils devaient être affamés. La traversée avait dû être très dure et très éprouvante. A chaque fois que je pensais à eux, je me sentais ridicule. Parce que ma vie à moi était trop facile. Je me levais, avec une famille, un petit déjeuner, un pays en paix. Pourtant, j’osais me plaindre, parfois.
Mais eux, quel était leur quotidien ?
A chaque fois, Maman et Papa me disaient que je n’avais pas à me culpabiliser parce que ma vie était mieux que la leur. Ils disaient que le bonheur dépend de notre quotidien, de notre personnalité et évolue avec les événements.
Le long de la route pour aller les chercher, je me posais mille questions. Je me demandais comment ils étaient, comment ils parlaient, à quoi ils ressemblaient… Les médias disaient des tas de choses sur eux : certains disaient qu’ils pouvaient être dangereux ; d’autres que c’étaient juste des hommes qui voulaient vivre. Mes parents étaient plutôt d’accord avec ceux-là. Moi je ne savais pas. Après tout, je ne les connaissais pas, ces gens. Ils vivaient dans un autre monde, de l’autre côté… Certains de mes amis me racontaient qu’ils connaissaient des gens venant du même endroit. Que c’était des voleurs, des sauvages, qu’ils n’avaient pas la même culture ni les mêmes traditions que nous. Ils trouvaient ça bizarre qu’on veuille en accueillir chez nous. Alors, moi, j’avais un peu honte. J’avais arrêté d’en parler.
Mais une fois arrivée, tout ça est sorti de ma tête. Ils étaient tous là. Je ne les voyais pas comme une masse mais comme une somme d’individus tous différents, avec leur histoire, leur visage, leur caractère. Une vraie palette de diversité même si ces gens venaient d’un même endroit. Mais ils avaient quand même tous un point commun : leur visage était teinté de la même couleur, une sorte de nostalgie. J’étais surprise parce que je m’attendais à ce qu’ils soient heureux d’arriver ici. Mais en fait, j’ai réalisé plus tard qu’ils aimaient leur pays de tout leur cœur et que ce qui les rendait triste était de ne pas pouvoir y vivre alors qu’ils le souhaitaient.
Ce qui m’a frappé, c’étaient les enfants. Je pense que dès qu’on sort de l’enfance, on éprouve toujours une fascination pour ce que l’on n’est plus. Et là, j’ai vraiment ressenti ça. Les enfants, je crois qu’ils avaient déjà tout oublié du long voyage, de la traversée. Ils étaient passés à autre chose, ils vivaient dans l’instant présent. C’était la joie, la vie, le jeu, la gaieté, l’innocence, la fraîcheur. J’ai pris quelques photos de ces visages ronds et rouges, juste heureux, respirant le bonheur. Je voulais pouvoir les montrer à mes amis qui trouvaient tous ces gens bizarres. Pour leur prouver que les enfants sont les mêmes partout.
Nous nous sommes avancés vers eux et avons commencé à leur donner à manger. Ensuite je me suis dirigée vers deux enfants : une fille et un garçon. C’était étonnant car la fille était plus âgée mais avait l’air de jouer de manière enfantine, avec des petits avions en papier qu’elle jetait puis récupérait. A côté d’elle, il y avait un garçon de un ou deux ans de moins. Il lui ressemblait beaucoup. C’était son frère. Il devait avoir peut être dix ans mais il ne bougeait pas. Il surveillait sa sœur comme si c’était sa fille. Il avait un regard d’adulte. C’était l’un des seuls qui ne riait pas. Alors ça m’a attendrie. C’était un enfant perdu qui en avait trop vu. J’ai demandé à Papa et Maman si nous pouvions l’accueillir chez nous, avec sa sœur.

Seul le garçon connaissait notre langue. Il l’avait apprise à l’école. En plus, il la parlait assez bien. Mais il s’exprimait peu. Sa sœur parlait souvent avec lui mais dans leur langue à eux. J’aimais bien les écouter tous les deux. Rien qu’écouter. Ça me berçait, comme une musique indéchiffrable que je ne pouvais pas comprendre.
Avec Papa et Maman, nous étions inquiets pour sa sœur. Elle n’avait pas un comportement normal. Elle passait sa journée à jouer avec les petits avions. Et puis, le soir, elle pleurait en dormant, elle criait parfois. Elle répétait toujours les mêmes paroles que nous ne pouvions pas comprendre.
Au début, nous n’osions pas interroger le garçon. Il se montrait très protecteur envers sa sœur. Il n’aimait pas trop que l’on s’approche d’elle, qu’on lui parle. Maman avait essayé une fois. Il avait dit : « Arrêtez avec ma sœur ! Elle n’est pas malade ! Elle n’est pas malade ! Arrêtez ! Laissez-la ! » Et puis il s’était recroquevillé et avait pleuré.
Quand il pleurait, moi aussi j’avais envie de pleurer. Parce qu’il avait le même âge que les autres enfants mais qu’il ne se comportait pas comme eux. Il n’avait plus la même innocence. Je sentais qu’il n’arrivait pas à faire sortir de lui un poids, comme si un lourd fardeau pesait sur ses épaules.
Un soir, je suis allée dans sa chambre.
Je suis venue te voir parce que je sais que tu as quelque chose à dire mais que tu n’y arrives pas. Alors, je voulais que tu saches que tu peux te confier à moi. Je ne dis pas ça parce que je suis curieuse de savoir. Je te dis juste ça parce que je pense que cela peut t’aider.
Pendant un long moment, on est resté tous les deux à ne rien dire. Il avait ce même visage triste avec ses yeux. J’adorais regarder ses grands yeux noirs. Il y avait autant de nuances que dans les yeux bleus de Maman. Et je sentais qu’ils renfermaient beaucoup de choses : une histoire, une personnalité, comme disaient Papa et Maman.
Soudain, comme un souffle léger, sa voix s’est doucement détachée du silence.

Depuis, ses paroles me hantent. Cette horrible scène qu’il m’a racontée peuple mes nuits.
Il y a une petite fille qui danse, qui chante, qui rit dans le vent. Elle a peut-être cinq ans. Autour d’elle, les balles sifflent. Soudain, la grande sœur arrive pour la chercher mais la petite sœur s’écroule devant elle. Une tâche rouge se répand sur sa robe blanche. Alors la grande hurle, hurle, hurle...

Et c’est ce hurlement déchirant, sans fin, qui résonne dans ma tête matin et soir. Ce hurlement, et les paroles du garçon.
« Depuis, ma grande sœur est devenue comme ma petite sœur. Elle a pris sa voix, ses habits, ses jeux, ses avions. Elle a tout pris d’elle. »
...

« C’est comme si c’était ma grande sœur qui était morte ce jour-là. »