L’éternel voyage de la mer

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Le sable visqueux aspirait ses baskets comme des ventouses vaseuses et le vent entremêlait ses doigts gelés dans ses cheveux, faisant parcourir de violents frissons le long de son échine. Elle marchait à côté d’objets en terre cuite que la mer avait drapé d’algues noires mais ne fit pas tout de suite attention à cet étrange décor. Elle pressa le pas, encouragée par les bourrasques du vent qui la poussaient vers l’avant. Lorsqu’elle arriva à hauteur du corps échoué, elle marqua une pause, stupéfaite.
Comme si elle ne faisait plus qu’un avec l’univers de la mer, la personne était enroulée dans un mélange nauséabond de draps grisonnants et de vase. Elle était enroulée sur elle-même et son visage était complètement recouvert d’une masse de cheveux desséchés par le sel. Une délicate broderie d’écume moussait dans son cou et à ses poignets. Lise remarqua qu’une ceinture dont le cuir avait été dévoré par la houle était enroulée autour de sa taille. Accroché à celle-ci, pendait ce qui ressemblait à un poignard grossièrement aiguisé.
La gorge nouée par l’appréhension, la jeune fille s’accroupit et dégagea l’entremêlement de draps usés et de mèches dures pour dévoiler le visage de l’inconnu. Ses doigts effleurèrent un menton rugueux et elle demeura statufiée, comme si elle n’avait jamais vu d’homme de sa vie. Une barbe naissante assombrissait ses joues et sa mâchoire. De longs cils noirs dessinaient des ombres allongées sous ses paupières refermées. Sa peau était d’une pâleur inquiétante et ses lèvres gercées avaient perdues toute couleur. Si sa poitrine ne s’était pas soulevée à un rythme lent, Lise aurait cru qu’il était mort. Elle essaya de le réveiller en appelant et en pressant ses épaules légèrement habillées, mais sa voix était réduite à un chuchotement imperceptible à cause du vent.
Voyant que l’inconnu demeurait sourd à ses appels, elle sortit son portable et composa le numéro des secours. Elle leur expliqua brièvement la situation, insistant bien sur l’état inquiétant de l’homme.
— Il respire à peine, précisa-t-elle, à bout de souffle.
Après lui avoir assuré que les secours seraient là d’une minute à l’autre, on raccrocha.
La jeune femme se retrouva seule, à côté de cet inconnu qui, plus elle l’observait, plus lui paraissait irréel. Elle avait la drôle d’impression que si elle le quittait du regard le temps d’un battement de cil, il pourrait se dissoudre en écume et retourner d’où il venait. Elle craignait même que lorsque les secours arriveraient, ils seraient incapables de voir l’homme. Ils regarderaient autour d’eux avec de grands yeux, portant à plusieurs un brancard qui se révélerait sans utilité.
« Où est la victime ? » diraient-ils avec étonnement et méfiance, car ce ne serait pas la première fois qu’on leur ferait une plaisanterie d’un si mauvais goût.
Quelques minutes s’écoulèrent et Lise fut extraite de ses pensées par une sirène qui perçait les hurlements du vent. Cinq médecins sortirent de deux véhicules blancs et rapidement rejoignirent Lise et la victime. Contrairement à ce qu’elle avait envisagé, l’inconnu était parfaitement visible des médecins. Il fut d’ailleurs enroulé dans un sac argenté qui le maintint au chaud et déposé sur un brancard, avant d’être emmené jusqu’à un des véhicules, dont la sirène s’était tue mais continuait de briller comme un phare.
Lise répondit patiemment aux questions d’un des médecins, leur révélant être aussi ignorante qu’eux quant à l’identité de l’homme. Comme s’il refusait de croire qu’à part le plus pur des hasards, rien d’autre ne liait Lise à l’inconnu, il lui demanda son numéro de téléphone.
— Je vous appellerait si nous avons besoin de vous poser plus de questions, se justifia-t-il.
— Je vous ai dit tout ce que je savais.
— Au cas où d’autres détails vous reviennent, rétorqua-t-il avant de rapidement tourner des talons, libérant Lise de ses questions pressantes.
Elle attendit que les secours soient partis pour regagner elle-même la route, encore chamboulée par ce qui venait de se passer. La tempête s’était calmée ; le vent ne faisait plus que doucement gronder, la pluie ne tombait plus que par gouttes solitaires et le ciel se clairsemait doucement. En déambulant entre les dunes de sable, son pied heurta une surface rigide. Lise baissa le regard et vit une pointe grise émerger de la vase. Elle l’extirpa de son enveloppe boueuse et tourna l’étrange objet entre ses mains. Il s’agissait d’un embout d’outil, plat et pointu, dépourvu d’un manche. La jeune fille regarda autour d’elle, à la recherche des bibelots qu’elle avait croisés plus tôt et auxquels elle n’avait pas prêté réelle attention. Elle avait beau plisser les yeux, scruter chaque parcelle humide de sable et chaque tronc d’arbre embourbé, elle ne voyait plus ces vestiges du passé qui avaient été dévoilés par la tempête. Maintenant que l’inconnu était parti, ils avaient disparu avec lui. Seule restait cette pointe en bronze que Lise tenait fermement dans son poing, décidée à la garder dans une époque qui n’était pas la sienne.
Lorsque Lise fut de retour chez elle, dans son modeste appartement, elle s’affala dans le canapé, face à la fenêtre de la cuisine qui vibrait sous les gifles du vent. Elle était entourée par des montagnes branlantes de livres qui dessinaient de sinueux passages dans la pièce. Les quelques étagères n’avaient plus suffi à héberger l’impressionnante collection d’ouvrages que Lise possédait. Les rares endroits de l’appartement qui n’étaient pas encombrés de livres étalés ou empilés, étaient assombris par des objets d’autres époques. S’amoncelaient ci et là des pots en céramique craquelées, des parchemins jaunis recouverts de hiéroglyphes mystérieux ou encore des tas de cailloux à l’apparence quelconque mais contenant des richesses que seule Lise pouvait déceler. Elle voyait en chaque objet ancien une histoire à découvrir. Elle se sentait obligée de les conserver jusqu’à ce qu’elle décèle les secrets qu’ils renferment.
La jeune femme sortit de son sac la pointe de bronze, une nouvelle relique qu’elle allait pouvoir ajouter à sa collection. Cette fois-ci, l’excitation que lui procurait la possession d’un objet antique – car antique, pour elle, était synonyme d’énigmatique – ne se manifestait pas. Elle était toujours aussi intriguée mais surtout méfiante, comme si cette pointe de bronze renfermait des secrets noirs qu’elle préférerait ne pas connaître.
Lise approcha l’outil de la lumière diffuse de l’ampoule au plafond et suivit du doigt les vaguelettes qui s’étaient modelées dans le bronze. Arrivé à la pointe, son index se risqua à tester son affûtage. Sa peau glissa le long du bout qui avait été poli par le remous des vagues, gommant l’utilité première de l’outil. Avec ces modestes connaissances en archéologie, Lise en vint à la conclusion qu’il devait s’agir d’un simple couteau avec lequel les hommes de l’âge de bronze découpaient les peaux et la viande. Seulement, que faisait un tel objet, dont la place était dans un musée, enfoncé dans le sable comme si personne ne l’avait remarqué pendant des siècles ?

Le lendemain, Lise émergea de rêves agités, la bouche pâteuse et les yeux humides de larmes. De timides rayons de soleil se glissaient à travers le fin tissu des rideaux de la fenêtre, chassant pour de bon la terrible tempête de la veille. En se dirigeant vers la cuisine pour se préparer une énorme tasse de café fumante, le regard de la jeune femme se posa sur la pointe de bronze et elle se figea, frappée de stupeur. En apparence, rien ne semblait choquant. L’objet antique reposait sur le rebord du canapé, tout aussi misérable et mystérieux que la veille, si ce n’était que sa pointe arrondie était tournée vers la fenêtre alors que Lise était persuadée de l’avoir posée de façon à ce qu’elle pointe vers le fond du canapé. Elle s’en rappelait très clairement, car l’idée de laisser l’outil pointer vers elle comme s’il la menaçait pendant qu’elle dormait ne lui avait pas plu.
Lise s’approcha doucement du bout de métal avec l’impression de faire face à un animal sauvage particulièrement instable. Il trônait sur le tissu rêche du canapé, pointant fièrement quelque chose au-delà de la vitre de l’appartement de Lise. Celle-ci alla jusqu’à la fenêtre, tira les rideaux et balaya le paysage urbain du regard. Ses yeux s’arrêtèrent sur une bande bleue qui se détachait de la clarté du ciel de par son éclat brillant.
L’outil pointait vers la mer.
Sans comprendre ce qui la motivait autant, Lise s’habilla en vitesse, enfilant les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main et sortit en trombe de son appartement, l’outil de bronze à la main. Elle conduisit jusqu’à la plage, empruntant le même chemin que le veille, à la différence près que la pluie battante et le vent hystérique avaient été remplacés par une brise légère et un soleil éclatant.
Arrivée au bord de la plage, Lise sortit du véhicule. Elle descendit la pente douce jusqu’à de larges rochers bordés par une mer calme. L’écume suçait les cailloux en y laissant une traînée blanche et la forêt ancestrale qui s’était dévoilée avec la tempête avait été engloutie par une étendue d’eau agitée. Les vagues glissaient jusqu’à Lise en moussant, avant de reculer précipitamment avec le mouvement régulier d’une balançoire. La jeune fille sortit de sa poche la pointe en bronze et la tourna vers la mer. Elle ne savait pas vraiment ce à quoi elle s’attendait, ni si elle pensait véritablement que quelque chose devait se passer, mais elle ne put s’empêcher de se sentir terriblement frustrée lorsqu’elle comprit que rien d’extraordinaire n’arriverait. La pointe de bronze demeurait stoïque dans sa main, indifférente aux vagues qui grondaient bruyamment devant elle.
Avant de ranger l’outil dans sa poche, Lise scruta la vaste étendue d’eau salée du regard, le cerveau en ébullition. La mer lui avait toujours paru terriblement normal et faisait partie de sa vie depuis le début. Elle passait devant la côte quand elle allait dans le centre rejoindre des amis et elle se baignait dans ses eaux troubles tout l’été. Jamais Lise n’avait réalisé l’ampleur des mystères que la mer renfermait. Mais cet homme qui s’en était mystérieusement échappé et tous ses objets antiques qui n’avaient pas leur place sur la plage, dévoilaient l’univers maritime comme un lieu obscur.
— La tempête va à nouveau se lever.
Lise sursauta vers sa droite, où une vieille femme se tenait, face à la mer. Elle n’accordait pas un regard à la jeune femme, les yeux perdus dans l’immensité bleue qui s’étalait à perte de vue, sans fin. La femme était enroulée dans une écharpe si épaisse que son visage pourrait presque y disparaître. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable, comme aspirés par les grains marron. Sa voix, rêche et sifflante, se mêlait avec le souffle de la brise.
— Je me demande quel temps la mer va remonter ou reculer.
Percevant le regard ahuri de Lise, la femme se tourna enfin vers elle et une mèche de cheveu fut arraché de son chignon lâche. Elle sourit à la jeune fille avec une expression indulgente.
— C’est vous qui avez trouvé l’homme sur la plage. Si vous ne voulez pas finir comme lui, je vous conseille vivement d’oublier ce qu’il s’est passé.
Lise battit des paupières. Les mots de la femme se répercutaient en échos dans son esprit sans qu’elle en saisisse vraiment le sens.
— Je ne comprends pas, dit-elle avec hésitation. Que lui est-il arrivé ?
— L’objet que vous gardez dans votre poche vient du passé. Il appartient au temps et cherche à y retourner.
La femme indiqua à Lise la mer avec un regard vif, l’invitant à jeter l’outil à la mer.
— Je ne comprends pas, répéta-t-elle.
— Ce pauvre jeune homme est comme cet outil que vous gardez obstinément avec vous, enchaîna la vieille femme avec une mine réprobatrice. Suivez mon conseil et débarrassez-vous en. Surtout, évitez la côte ce soir.
Lise aurait voulu exiger de plus claires explications, mais l’inconnue était déjà loin. Sa silhouette trapue s’éloignait d’un pas étonnement rapide et se balançait doucement selon les coups du vent.
Durant sa conversation avec la femme, les vagues avaient rapidement grimpé jusqu’à Lise et avaient recouvert ses baskets d’eau salée et de petits grains de sable.
Lise regagna l’intérieur de sa voiture, la pointe de bronze toujours dans sa poche. Elle n’avait pas pu se résoudre à la jeter dans la mer, un objet aussi intéressant et peut-être de valeur inestimable. Lise s’observa dans le reflet du rétroviseur puis éclata de rire. Maintenant qu’elle était de retour dans sa voiture, loin du vent et de l’imposante présence de l’océan, le discours de la veille femme lui paraissait parfaitement ridicule. Elle avait dû rencontrer une folle qui avait entendu parler de l’accident de la veille. La pointe en métal s’enfonçait dans la cuisse de Lise au point de lui faire mal et elle la sortit de sa veste pour la poser sur le siège à côté du sien.

En fin d’après-midi, Lise reçut un appel de l’hôpital. Elle sortait de la supérette en face de son immeuble, les bras encombrés de sacs en plastique remplis à craquer, lorsque son téléphone avait vibré. La voix du médecin à qui elle avait donné son numéro résonna à son oreille, un brin métallique, mais dont la panique était parfaitement audible.
— La victime s’est réveillée, lui expliqua-t-il après lui avoir rappelé qui il était et le motif de son appel, comme s’il était possible que Lise l’oubliât. Le monsieur est en assez bonne forme physique, quoiqu’un peu maigre. Mais ce n’est pas le plus alarmant, appuya le médecin sans laisser le temps à Lise de parler. Personne ne comprend ce qu’il dit ! On est incapable d’identifier sa langue !
Dans le fond, elle entendait des cris rauques dans un dialecte qu’elle reconnut : le latin.
Après avoir promis au médecin interloqué qu’elle arriverait à l’hôpital dès qu’elle pourrait, Lise rangea son portable, s’engouffra dans sa voiture, jeta les courses sur le siège arrière et se mit en route. Son c ?ur cognait avec tant de force, qu’elle n’était plus sûre si les vibrations de son fauteuil venaient du moteur ou de son propre pouls. De grosses gouttes venaient s’écraser sur le pare-brise, brouillant de plus en plus la vision de Lise sur la route. Pourtant, elle ne le remarquait pas, pas plus que les épais nuages noirs qui avaient progressivement recouvert la ville ou le fracas lointain d’un orage qui approchait. Lise était perdue dans ses pensées, submergée par les récents événements, les coïncidences qui n’avaient pas de sens mais qui révélaient maintenant une vérité étant à la fois simple et effrayante. L’homme qui s’était échoué sur la plage, apporté par les vagues, ne venait pas de cette époque.
Inconsciemment, Lise appuya sur la pédale de l’accélération et s’humecta les lèvres. Les paroles de la vieille femme prenaient sens. La mer était le temps. Elle pouvait se retirer, reculer dans un passé lointain, ou alors s’avancer vers un avenir incertain. Elle avait emporté cet homme dans son écoulement éternel, puis l’avait enfin libéré sur la plage, dans une époque infiniment éloignée de la sienne.
Lise vit la bordure côtière apparaître entre les sillons de pluie qui glissaient sur le pare-brise. Elle se gara au bord de la route et sortit de la voiture, frappée par une bourrasque de vent qui la fit chanceler. La main en visière pour se protéger du torrent de pluie qui s’affalait sur elle, Lise avança tant bien que mal jusqu’à la plage. Elle ouvrait grand les yeux, balayant l’environnement maritime du regard, à la recherche d’une silhouette affalée dans le sable que la mer aurait à nouveau recraché. Lise prit le risque de descendre jusqu’à la plage, sans un regard pour les immenses rouleaux, noirs comme de l’encre, qui venaient s’écraser sur le sable. Comme s’il essayait de dissuader la jeune femme d’avancer davantage vers un danger imminent, le vent poussait de toutes ses forces pour la retenir. Il hurlait à ses oreilles, tirait, tordait ses cheveux et mordait sa peau avec ses dents gelés. Pourtant, rien ne semblait arrêter Lise, qui était désespérée de confirmer ses suspicions.
Une vague, au moins cinq fois plus grosse que les précédentes, surgit des flots en s’enroulant sur elle-même. Elle glissa à une vitesse irréelle vers la jeune femme et l’engloutit comme si elle n’était rien d’autre qu’une énième coquille destinée à finir en grains de sable. Lise n’eut pas le temps de crier. Elle fut happée par la vague et disparut de la plage en quelques secondes.

Le bout des doigts de Lise frôlait une surface lisse et arrondie. Cette sensation fut la première qu’elle ressentit, rapidement accompagnée de douleurs dont elle était incapable de déterminer l’origine. Sa bouche était remplie de sable, son nez piquait à cause du sel et la peau de ses mains était fripée. Lentement, elle souleva ses paupières engourdies et vit que ce qu’elle touchait était une bouteille en plastique, profondément ancrée dans le sable. Elle remarqua que ce n’était pas l’unique bouteille, ni même l’unique déchet qui maculait la plage. Entre des dunes de sable et des rochers déformés, se trouvaient des boîtes de conserve, des emballages plastique et même un pneu qui était si enfoncé dans la vase qu’il n’en restait que des bandes de caoutchoucs usés par le sel. À travers ses cils, Lise aperçut une silhouette courir dans sa direction. C’était une femme qui avançait contre le vent marin, les cheveux détachés. Elle l’entendait crier quelque chose. Seulement, sa langue lui était inconnue.