L’homme qui voulait entendre l’océan

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

D’abord persuadé que ses yeux, fatigués des nombreuses heures passées à contempler le papier vierge éclairé d’une vulgaire lampe au globe dépoli, lui jouent des tours, un détail alarme pourtant l’écrivain : Le sol, caduc et sonore, n’émet pas le moindre grincement sous les pas du vieil homme. À l’instar d’une plume, ses épaisses bottes semblent caresser le plancher mordoré.
Le vieil homme reluque, de ses petits yeux plissés, le moindre recoin de l’étroite pièce de vie. Il prend finalement place sur un tabouret aux abords d’une table ronde, sans prendre la peine d’accorder une œillade à son hôte. George, quant à lui, demeure planté devant la porte, examinant son visiteur d’un air circonspect.
— C’est un sacré fourbi chez toi mon petit, qu’est-ce que tu fabriques avec tout ces bouts de papiers ?
Il désigne d’un revers de main le bureau à l’angle de la pièce, sur lequel repose une myriade de montagnes de papiers, aux milles couleurs, encerclant le satané roman inachevé. Patientant sur le bois, il semble attendre que son auteur ne daigne venir y déverser ses mots, sans manquer d’accroître l’appréhension de George à l’égard de l’ouvrage.
— Je suis écrivain.
— Je vois, soupire le vieil homme. Et de quoi il parle ton bouquin ? Mon petit doigt me dit que tout ce bazar est synonyme d’un syndrome de la page blanche.
Ces prunelles grises le toisent d’un air étrangement absent. Comme si l’homme ne contemplait qu’un lointain horizon, comme s’il peinait à distinguer son hôte. Aussi, George peut percevoir dans ses iris orageuses, une certaine nostalgie, tel un grand-père admirant le portrait candide de son petit fils, ne lui ayant pas rendu visite depuis un temps considérable.
Néanmoins, ces quelques analyses ne lui permettent toujours pas de déterminer l’identité de son visiteur, bien qu’il doive avouer que sa simple présence lui procure tout à coup un tsunami d’inspiration.
— Peut être devriez-vous songer à me révéler votre identité avant d’entamer quelconques discussions ?
— Je comprends qu’un jeunot de ton acabit soit réticent à l’idée de causer avec un vieux comme moi. (Sa voix rauque se transforme soudain en un doux murmure). Pourtant j’avais espoir que tu finirais par recouvrer la mémoire en bavardant un peu. Alors, si ça ne te dérange pas, sers toi quelque chose et viens me conter tes petites aventures.
Bien que septique, George conçoit finalement à son offre, s’autorisant un deuxième café.
— Mon roman traite d’une période de mon enfance à laquelle je tiens particulièrement. Je venais d’emménager dans une petite ville sur les côtes, ça empestait le poisson mais c’est moi qui avait insisté auprès de mes parents pour nous y installer, alors je n’avais pas à me plaindre. Après tout, ils avaient accepté d’exaucer mon rêve de pouvoir entendre l’océan.
Le vieil homme s’esclaffe.
— Juste entendre l’océan ?! Que voilà un rêve des plus simplets, je ne m’en souvenais pas…
George hésite à lui demander la raison pour laquelle celui-ci est supposé se souvenir d’une telle information, mais préfère continuer son récit. Peut être trouverait-il les mots manquants à son ouvrage en répondant aux questions de son visiteur.
— Il est vrai que c’était un rêve plutôt étrange, du moins c’est ce que me disait ma famille. Or, le bruit des vagues a toujours été ma plus grande source d’inspiration, déjà enfant, j’avais l’habitude d’inventer des histoires. L’océan a toujours eu un effet enchanteur sur mon esprit, reposant, soporifique, ravissant, j’étais dévasté quand nous sommes parties.
Le vieillard pousse une sorte de grognement. Un instant, George jure le voir retenir quelques larmes perlant au coin de ses yeux prenant une forme de croissant de lune. Drôle de manière de camoufler son empathie !
— Je suppose que tu n’as jamais oublié cet incident, n’est-ce pas ? Quand la vague s’est abattue sur ton corps bien trop fragile, j’ai cru que je ne réussirais jamais à te sauver.
Soudain, George est frappé d’une révélation. Il se lève précipitamment, manquant de renverser sa tasse encore bouillante.
— C’était vous ?! L’homme qui m’a sauvé de la noyade il y’a trente ans ?!
Pour toute réponse, le vieillard lui accorde un sourire timide, d’une sincérité qui suffit à provoquer un véritable déluge de sentiments dans les tréfonds du cœur de son hôte.
Un ange passe. Peut être même deux tant les deux hommes se regardent sans piper mot. Le vieillard prit cependant l’initiative :
— J’ai cru pendant trop longtemps être arrivé trop tard, fort heureusement je constate que cette expérience t’aura permis d’exercer ta caboche !
Il indique de nouveaux les piles de notes.
L’écrivain sent ses yeux lui piquer, refoulant les gouttes miniatures menaçant de mener une course folle sur ses joues, il sent la culpabilité se frayer un chemin dans ses abysses. En effet, George ne parvient pas à se saisir d’une moindre réminiscence. Cet homme, a passé des décennies portant en son sein une multitude de remords, rongé par la culpabilité et l’incertitude d’avoir sauvé ou non la vie d’un enfant intrépide, dont le seul désir était d’entendre l’océan, d’un peu plus près cette fois, à ses risques et périls. Un tourbillon de mots déferle dans les songes de l’auteur, lui venant d’un naturel vertueux.
— Tu ne dois pas t’en souvenir mais j’étais également ton voisin à cet époque, tu me surnommais « le pêcheur rigolo », annonce le vieillard d’une voix douce et étouffée par l’émotion qui semble gagner ses entrailles. Tu étais un petit garçon déjà très inspirant et la simplicité avec laquelle tu jaugeais ton entourage n’était qu’un palpitant indice de l’illuminé que tu es aujourd’hui. C’était bien malheureux de voir ta mère emmener ton corps encore léthargique loin de nous, sans jamais nous donner de nouvelle. Quelle histoire, n’est-ce pas ?
— À qui le dites-vous, soupire l’intéressé. D’autant plus que j’ai perdu bon nombre de souvenirs dans cet accident – d’où l’existence de mon roman. Mais comment m’avez vous retrouvé ?
Aussitôt embarrassé, le pêcheur cherche ses mots, comme si la réponse qu’il s’apprêtait à fournir révélait d’un secret de haute confidentialité.
— Je réside à présent dans un endroit où tout est bien plus simple, explique-t-il d’une voix lointaine.
George n’est pas sûr de comprendre à quel genre d’habitat le vieil homme fait illusion, surtout que celui-ci est trop occupé à ranger dans son esprit assaillit de toutes part les bribes de phrases s’emboîtant les unes aux autres. Aussi, quand l’ancien pêcheur se relève, prêt à finalement prendre congé, l’écrivain doit s’abstenir de le prendre dans ses bras. Reconnaissant, ses lèvres coralines dessinent un large sourire tandis que son cœur chante ses plus beaux remerciements, à l’égard de celui qui lui a apporté ce cadeau merveilleux qu’est l’inspiration, à l’instar d’une cigogne déposant un nourrisson sur le doux lit océanique.
— Pourrions-nous nous revoir un jour ?
Le vieillard semble à nouveau plonger dans ses réflexions.
— Quand l’heure sera venue, je suis persuadé que les âmes les plus radieuses et moi-même seront prêts à écouter ton récit, George. Je te remercie de ton hospitalité mon petit, à présent, file donner naissance à ton trésor de lettres.
Ils échangent un dernier sourire, puis, un courant d’air glacial s’empare du plus jeune, le faisant chanceler. Lorsqu’il reporte son attention sur le palier enneigé, son sauveur a disparu, ne laissant de son apparition qu’un aquarium de verbes, adjectifs et métaphores.

De nombreux hivers passent sans que George ne parvienne à retrouver la trace du vieillard. Il tient cependant à le remercier, souhaitant lui faire parvenir le succès de son ouvrage dont la première page se voit être une dédicace à ses petits yeux imprégnés de milles nuages.
Mais c’est un beau jour de printemps, alors que George se juge trop âgé pour se lancer dans le décompte de l’âge qu’il aborde, que lové dans une couverture douillette rêvassant dans son fauteuil de velours, des coups frappés sur sa porte le sortent brutalement de sa rêverie.