L’homme

Écrit par : RICHARD GALLEGO Carla (4ème, Collège Saint Sacrement, Aigrefeuille)

J’avais tellement prié, tellement espéré que la guerre le garde pour elle...
Maman est heureuse, lui aussi, du moins en apparence. Je vois bien que malgré ses sourires, il cache quelque chose d’effroyable. Durant un court moment, je ne sais que penser de l’homme qui se trouve face à moi. Dois-je souhaiter le voir repartir ou dois-je avoir pitié de lui ? Le crépuscule tombe, la neige également. L’hiver débute, il fait froid et le monde qui s’étend devant mes yeux est d’une blancheur immaculée. Maman et « l’homme » se trouvent à table, ils rigolent, moi je suis à la fenêtre.
— Si tu veux on ira faire un bonhomme de neige toute à l’heure, comme avant.
Il prononce ces derniers mots avec mélancolie. Je ne réponds pas, je le regarde, avec sa barbe et ses cheveux frisés on a du mal à croire qu’il a été un soldat.
— J’ai invité tante Diana à dîner se soir, dit ma mère.
Mon père baisse les yeux, soupire et sort dehors. Je le vois une cigarette à la main fixant le lointain, ses yeux sont pâles, ils semblent dévorer le monde et en même temps ne reflètent rien. Ma mère le rejoint. Pense-t-il à toutes les horreurs qu’il a vues durant la guerre ? Maman pose sa main sur son épaule, le dévisage avec de grands yeux comme pour implorer quelque chose. La neige recouvre ses cheveux rabattus en arrière. Elle est devenue très forte quand la guerre a débuté. Elle n’a pas pleuré comme moi, elle n’a pas eu peur et surtout elle n’a jamais cessé d’espérer qu’il revienne. Moi j’ai pleuré, j’ai eu peur et j’ai cessé d’espérer il y a longtemps, pourtant il est là. Je pensais rester le seul homme de la maison, je voulais protéger maman, seul. Ils rentrent en silence et maman me regarde :
— Va prendre ta douche et mets tes plus beaux habits.
Elle me parle avec un sourire sans joie. J’obéis et monte à l’étage ; en me déshabillant, je remarque quelque chose que je n’ai pas vu auparavant. Il y a un tiroir de la petite table de nuit débordant d’enveloppes entrouvertes. En m’approchant, je vois des liasses et des liasses de lettres ; en les ouvrant, je constate qu’il s’agit de lettres relatant la vie des soldats. C’est l’homme en bas qui les a envoyées à ma mère. Je lis les premières lignes d’une d’entre elles :

Ma très chère Marie,
Suite à ta dernière lettre, je vais tenter de répondre à ta question. Nos repas sont essentiellement composés de viande, de bouillons ou de conserves, heureusement les gâteaux que tu m’as donnés le jour de mon départ me permettent de tenir dans ces horribles conditions, ils sont un peu ramollis par le temps mais ils me rappellent des souvenirs...

On interrompt ma lecture, c’est tante Diana qui sonne à la porte. J’emporte avec moi une liasse de lettres et range les autres dans le tiroir. Je me déshabille promptement et file à la douche.
Ma tante Diana nous a toujours soutenus, elle non plus n’a jamais cessé d’y croire. L’espoir est une lueur dangereuse qui peut anéantir une personne, j’ai tout essayé pour faire comprendre cela à ma mère mais non, elle ébouriffait mes cheveux et retournait à ses occupations. Ma mère et ma tante parlent sans cesse et posent mille et une questions à l’homme en face de moi, il me regarde, me fixe avec ses yeux brillants comme ceux d’un animal sauvage. Il raconte toutes les « épreuves » qu’il a dues surmonter. Moi je ne le crois pas, il dit avoir mangé des rats certains soirs où la nourriture venait à manquer. Je pense sérieusement qu’il ment, il ne parle pas de manger des rats dans sa lettre, c’est un menteur et un embobineur. Il veut seulement apitoyer maman et tante Diana sur son sort. Je vois clair dans son jeu, s’il pense que je vais croire à ces mensonges il se trompe. Je dois être rouge de colère car maman me dévisage étrangement.
— Tu devrais aller dormir mon cœur, c’est beaucoup d’émotion en une soirée.
Je ne lui fais pas répéter deux fois, j’embrasse ma tante et monte dans MA chambre, celle que je partage avec maman. Mais au moment de m’allonger un bras me retient. En me retournant je vois l’homme, me tenant le bras, d’une voie suave il me dit :
— Hum, tu sais maintenant il faudrait que tu...Enfin que tu retournes dans ta chambre. Je ne veux pas te brusquer mais maintenant...
Non mais je rêve, il vient d’arriver et il veut déjà prendre ma place, je retire mon bras de sa main et me réfugie dans la chambre. Je l’entends soupirer, tant pis pour lui il n’a qu’à rester dans son lit de camp ou dans son hamac. Je m’assieds sur le lit, énervé et réfléchis un instant, combien de temps va-t-il rester ? Une semaine, un an, pour toujours ? Cette idée me donne la migraine, je me rends compte que j’en viens à haïr cet homme. Soudain, je me souviens des lettres, me redresse et reprends ma lecture.

« ... » je me rappelle du jour de mon départ, tu pleurais et Paul a dit « Ne t’inquiète pas, je saurais protéger maman » j’ai ri ce jour-là, Je me rappelle aussi le jour où j’ai terminé de sculpter le loup, Paul avait imité son hurlement toute la nuit. Hier, c’était dimanche, tu aurais dû voir et surtout entendre : le champs de bataille était vide et silencieux. On distinguait des murmures, comme transportés par le vent, les prières étaient les seules paroles que nous prononcions. Le temps me manque, que le seigneur veille sur nous. Donne tout mon amour à Paul et prie pour notre famille.

Je t’aime
Jim

Ce dernier mot m’interpelle, Jim, ce nom possède une consonance étrange à mes oreilles, j’ai l’impression de l’avoir dit de nombreuses fois auparavant, et dès que cette pensée me vient j’en deviens furieux. La deuxième lettre, elle, est moins joyeuse.

Ma douce Marie,

L’opération ne s’est pas déroulée comme prévu. Oh Marie, si tu avais vu les corps sans vie de mes compagnons tomber comme les premières neiges ! Les coups de feux retentissaient partout dans la plaine. La mort n’as pas voulu de moi, je suis donc en train de t’écrire, la boule au ventre, je prie pour mes compagnons morts sur le champs et supplie dieu de prendre soin d’eux. Le colonel n’a pas dit un mot, lui aussi malgré ses airs acariâtres est inquiet. Le silence est pesant dans notre refuge. Les rats se font de plus en plus nombreux, la boue et l’humidité font partie intégrante de notre vie. Tu devrais me voir, ma barbe a considérablement poussé, j’ai les yeux lourds et bleus de fatigue. Je ne dois plus ressembler à grand chose. Demain il faudra monter en première ligne. Cette idée m’effraie mais je dois combattre, je dois être fier et brave. Le temps manque, Marie, hier j’ai vu pousser au milieu de la terre remuée, un point vermeil, une fleur rouge comme le sang grandissant au milieu des conflits, j’ai oublié son nom mais toi tu dois t’en souvenir. En cette fleur j’ai vu l’espoir... Tes lettres sont mes rayons de soleil Marie. Que dieu nous garde et nous protège.

Je t’aime
Jim

Cette lettre me laisse dans le doute, je ne sais que penser. Et s’il disait vrai, si tout ce qu’il rédigeait était la réalité, je ne suis jamais allé à la guerre moi. Je suis partagé, il n’est peut-être pas si mauvais ! Peu à peu diverses images se forment dans mon esprit. Je me revois quatre ans plus tôt, dans les bras de maman. Je vois l’homme, il me regarde avec des yeux humides, il caresse ma tête d’une main tremblante. Ma mère est en larmes. Il ne cesse de répéter « je t’aime, je reviendrai bientôt vous verrez ». Je sors de mes pensées, et voilà encore un mensonge. Il nous a promis de revenir et on a attendu, attendu ; a-t-il seulement idée de ce que l’on a pu ressentir, de ce que maman a pu ressentir ? Un jour, une amie de maman nous a raconté que les agressions se multipliaient en ville. Personne n’était là pour nous protéger quand nous en avions besoin, Maman a dû nous défendre seule. C’est un lâcheur, voilà ce qu’il est.
Sans m’en rendre compte, je tombe dans les bras de Morphée.
Je me revois quatre ans plus tôt, dans une prairie, ma mère est là, un homme à ses côtés. Ils me regardent en souriant. Je ne vois pas leurs visages à cause du soleil mais je distingue des sourires. Ma mère semble plus jeune, plus souriante, plus heureuse. Serait-ce grâce à cet homme qui l’accompagne ? Cet homme aux cheveux frisés et au visage si familier.
Ils me prennent dans leurs bras tour à tour. Je les entends chuchoter discrètement, ils parlent d’une surprise, un cadeau, pour moi ? Le soir, maman me bande les yeux et m’emmène dehors. Il fait froid, plus froid que d’habitude. Elle enlève le bandeau et je vois... La neige, immaculée. L’homme devant moi me regarde, il me sourit. Soudain, un coup de feu retentit et une rouge arabesque vient tacher la neige. Une balle vient de traverser le torse de mon père, toujours le sourire aux lèvres. Je me retourne affolé pour tenter de me réfugier dans les bras de ma mère mais elle n’est plus là. Je me penche vers le corps étendu devant moi, des larmes perlent sur mes joues. J’ai mal, mon cœur a mal. Je ne comprends pas, ces larmes viennent s’accumuler toutes seules sur mon veston, je ne les maîtrise pas. Oui, j’aimerais tellement que la guerre le garde pour elle, qu’il reste avec les rats et la boue, avec les morts et les coups de feu, avec la peur au ventre. Ma colère retombe puis vient un mot, un seul « Papa ». Ce mot, depuis combien de temps ne l’avais-je pas prononcé ? Je le répète plusieurs fois, il sonne faux à mes oreilles. Le neige tombe toujours sans un bruit, je vois dans la main de l’homme une figurine en bois flotté, un hibou sculpté.
Je me réveille, dans ma chambre, -mon ancienne chambre- le soleil brille si fort qu’il traverse mes volets en bois. La maison est silencieuse, endormie. Je descends au salon, le plancher craque et le soleil se reflète sur la neige. Les braises de la cheminée réchauffent la grande pièce en bois. Je me rends à la cuisine, me coupe une tranche de pain, étale la confiture de grand-mère et mange en silence. Je me sens perdu, je ne sais plus quoi penser de ce rêve, suis-je en train de devenir fou ?
Cette question me hantera de longs mois. Chaque jour, je refais le même rêve, mais je constate que quelque chose : plus les jours passent plus l’état mental de l’homme faiblit. Je le vois, il ne sourie presque plus, mange peu et à la vue de ses cernes, ne dort presque plus. Alors, un matin, lorsque maman et moi nous réveillons, nous constatons que l’homme a disparu, il s’est volatilisé. Maman doit être au courant car elle ne paraît pas surprise, elle ne pleure pas. Il y a sur la belle table en pin une lettre ainsi qu’un petit objet enveloppé dans du papier journal. Maman lit la lettre à voix haute :

Marie et Paul

Je vous remercie de l’accueil chaleureux dont vous avez fait preuve mais je ne peux rester plus longtemps ; la guerre a fait de moi un soldat sans âme, je ne me sens plus à ma place auprès de vous. Maintenant que j’y pense, j’aurais préféré rester à la guerre, elle fait partie de moi à présent et malgré vos efforts je ne peux m’en séparer. Et peut être que je ne veux pas au fond, elle m’as détruit et je ne veux pas qu’elle vous détruise également. Je ne veux pas vous embêter plus longtemps, j’espère que la sculpture que j’ai faite plaira à Paul. J’ai voulu reconstruire notre famille mais j’ai échoué, je m’en excuse. J’aimerais de tout cœur que vous vous rappeliez de mon passage sur terre, et aimez vous encore plus. Une dernière chose, je m’excuse pour ces longs moments d’absence, pardon. Je m’excuse de partir encore une fois mais cette fois je ne reviendrai pas. Je n’ai peut-être pas été un bon père ni un bon mari mais j’aimerais de tout cœur être un bon souvenir. Prenez soin de vous et que dieu vous garde
Jim

Je suis perplexe, même parti j’ai l’impression qu’il me hante. J’ouvre le paquet et y découvre un hibou parfaitement sculpté. Je le tiens dans ma main, une sueur froide me traverse le corps, elle est identique à celle de ce cauchemar. Je le dépose délicatement sur la table et marche jusqu’à la fenêtre, maman me glisse un mot à l’oreille avant de partir à la cuisine« Je suis désolée, il est parti en fin de compte ». Ces derniers mots me laissent supposer qu’une conversation a eu lieu à un moment ou à un autre. Dans la neige fraîche, je distingue des pas, j’ai voulu qu’il reste à la guerre et bien le voilà de nouveau parti mais à une guerre différente cette fois. Je regarde la statuette, c’est la dernière chose qu’il me reste de cet homme. Je la regarde de longues minutes puis m’approche tel un animal sauvage, la saisis et sors dehors. La neige est froide sous mes pieds, je me rends à l’arrière de la maison, dans le jardin. Au pied du grand sapin qui semble surveiller la maison, je creuse un trou où j’enterre la statuette puis je prononce à voix haute :
— « Où que tu sois, tu as fait ton choix, tu es revenu de la guerre et tu y es pourtant reparti, tu es reparti dans une guerre mentale, tu as plongé dans la mer de conscience. Tu erreras longtemps mais je sais qu’un jour tu t’en sortiras. »
Les prochains mots sont curieusement plus durs à dire :
— « Je ne te considère plus comme un père à présent, tu nous a abandonnés maman et moi et tu dois payer pour cela. Je crois qu’au fond, une petite partie de moi déteste t’aimer, tu étais comme un rival pour moi »
Oui, durant son séjour ici il fut comme un rival. Un rival oui mais de quoi ?
Au même moment, un hibou fend le ciel pâle et vient se poser au sommet du sapin. Il me fixe longuement et semble me sourire. Il me sourit comme cet homme, comme le soldat revenu de la guerre, cette guerre qui l’a changé, qui l’a traumatisé, qui aurait dû le garder.
Comme mon père.