Pendant trois jours, Saint-Malo hisse le pavois d’une littérature ouverte sur le grand large, en accueillant le festival Étonnants Voyageurs, lancé par Michel Le Bris. Dans un grand mouvement de circulation, des pèlerins en quête de sens, amoureux fervents des livres, processionnent de débats en projections, escortés par le bruit des vagues, le cri puissant et le ballet des mouettes énormes, portées par le vent.

Parmi les nombreux thèmes et rencontres au programme de cette 25e édition (Chine, Brésil et football, printemps arabes et révolution culturelle, France plurielle, réveils des puissances du mythe), la guerre a occupé les esprits et attiré un public avide de comprendre les raisons de sa permanence : « Pourquoi aime-t-on la guerre ? », « Écrire la guerre ». Par quel fatal enchaînement l’humanité veut-elle toujours se détruire ? Question d’histoire et de perpétuelle actualité.

« Il existe un rapport très étroit entre la littérature et la guerre, a soutenu Atiq Rahimi, écrivain et réalisateur afghan. Aucun tyran n’a su tuer autant de personnes que les écrivains. La guerre recèle tous les ingrédients de la tragédie et la littérature se donne pour but de partager des expériences. »

Dans le vertige du front

Pour Michel Le Bris, la place des écrivains se situe dans le vertige du front, « ce vacillement qui est le moment de la morale ». Hervé Le Corre dira que la tâche des écrivains est de « rendre la guerre comme une expérience intime, de décrire la souffrance des corps, de traduire le bouleversement des âmes ».

De ce point de vue, la Grande Guerre marque le passage dans la littérature de l’exaltation au désenchantement. Jean Rouaud a rappelé que la figure du corps souffrant, qui apparaît après la boucherie de 14-18, était jusque-là « captée par la figure du Christ sur la croix ».

Le Polonais Wojciech Tochman a ouvert une voie : tous les mots sont usés. Pourquoi écrire encore sur la guerre ? Il faut donner la parole aux victimes, ne fût-ce que pour empêcher ce que le Croate Velibor Colic, exilé en Bretagne, appelle « le mémoricide », cette tendance à plonger les vaincus dans l’oubli.

« Qui fait la guerre ? »

Quels que soient les protestations rituelles et le dégoût de ces affrontements meurtriers, « il faut bien que les hommes aiment la guerre pour qu’elle revienne ainsi éternellement ».

Seule femme présente dans les débats de ces trois jours, l’anthropologue iranienne Fariba Hachtroudi, qui a couvert plusieurs conflits, a posé la question centrale : « Qui fait la guerre ? Le monde des hommes. Que se passerait-il si les femmes commandaient les armées ? Calmeraient-elles cette agressivité ou se comporteraient-elles comme les mâles conquérants ? » Ajoutant qu’elle était « effarée » par « la guerre que mènent les hommes contre les femmes dans tous les pays musulmans ».

Le défi, pour les écrivains, qu’ils soient soldats, victimes civiles ou observateurs, est de trouver la bonne distance. Quelle forme adopter ? Écrire sur l’instant ? Ou laisser passer le temps ?

Les nouvelles écritures

Ce souci du récit juste est partagé par les journalistes chargés de rendre compte du nouveau monde, marqué par l’accélération de l’information, avec de nouvelles écritures. Le lectorat déserte les formes traditionnelles et la profession, confrontée aux sollicitations multiples d’Internet, est bien obligée de réfléchir à des modes différents.

Textes longs, reportages en profondeur, BD, récits graphiques, Web documentaires constituent aujourd’hui l’ossature des « mooks ». Ces revues-magazines, dans le sillage de XXI, la pionnière, semblent préfigurer l’avenir d’un journalisme qui se déprend de l’instantané. Avec un nouveau paramètre induit par le numérique : la prise de parole incontrôlée des individus et le déversoir d’images invérifiables modifient l’information, ses sources comme ses usages.

Il en va de même avec les expérimentations auxquelles se livrent quelques créateurs qui se servent des nouveaux médias : déconstruction de l’écriture, internaute-lecteur au centre de la narration, contributions multiples, intelligence collective en circulation, récits éclatés.

Certains, comme le slameur Julien Delmaire, rêvent à haute voix d’un « griot numérique » qui saurait transmettre ces échos multiples. Les écrivains, attachés au récit traditionnel, ont fait part de leur scepticisme. Serge Bramly a même émis l’idée que si le livre était inventé aujourd’hui, après des siècles d’Internet, on lui trouverait des qualités « révolutionnaires » : peu polluant, ne consomme pas d’électricité et se conserve très bien…

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Le cri de détresse d’Yvon Le Men

Le Festival Étonnants voyageurs a pris la défense du poète breton Yvon Le Men et lancé une pétition. Pôle emploi vient de lui retirer son statut d’intermittent du spectacle (obtenu en 1986), le radie, l’accuse d’avoir volé l’État, lui réclame 30 000 €. Engagé en poésie depuis quarante ans, Yvon Le Men se heurte à des règlements kafkaïens et surtout à une absence d’interlocuteur. Après une dépression, soutenu par de nombreux amis stupéfaits par cette décision, il a écrit un long poème de protestation qu’il a lu avec émotion, dimanche soir, au Palais du grand large. Cri de détresse, poignant et juste, sur ces intermittents qui se heurtent à une administration sourde et aveugle… Son intervention a été acclamée.

 En fin de droits (illustré par Pef, 80 p., 13 €), texte à valeur universelle, est disponible dès aujourd’hui aux Éditions Bruno Doucey.