La dernière chronique de l’après, par Lyonel Trouillot / 23 mars : "Changer réellement l’après"

Depuis Port-au-Prince, frappée par le séisme, l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot envoit chaque semaine sur LePoint.fr sa chronique de l’après. Voici le dernière.


MARDI 23 MARS 2010 : "Changer réellement l’après"

Je mets fin aujourd’hui à ma chronique de l’après. Non qu’il s’agisse vraiment d’aller vers autre chose. Tout semble, et pour longtemps, devoir être marqué par le séisme du 12 janvier.

C’est justement parce que l’après risque de devenir, non pas les jours qui suivent l’horreur et mènent à autre chose, mais au contraire une triste permanence, un non-temps qui condamne l’histoire au sur-place, qu’on ne peut plus en lever la chronique.

"Après le séisme, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants." Non. On connaît les vérités du moment dans ce qu’elles ont de pire : les urgences ; le désordre dû au laxisme des uns (l’État haïtien) qui laissent faire et au pouvoir des autres (les porteurs d’aide) qui font ce qu’ils veulent ; l’installation des intérêts privés ou particuliers dans la "reconstruction" ; l’incapacité de profiter du pire pour penser la reconstruction, la refondation, dans la logique républicaine d’une société plus juste que celle d’hier.

On les connaît aussi dans ce qu’elles ont de meilleur : les tentatives d’organiser les discours revendicatifs ; les gestes spontanés de solidarité ; l’effort de structuration d’instances locales (villes et quartiers) pour apporter des réponses aux besoins immédiats et exprimer la vision de l’avenir ; la permanence d’un discours de mise en garde contre toute tentative de reconstruire le pays d’avant ; les quelques actions et initiatives à vertu structurante qui se mettent en place et constitueront, en réussissant, la preuve que l’on peut, que l’on doit mieux faire.

Le pire est de ne pas sortir du pire

C’est cela la réalité d’aujourd’hui : le combat inégal entre tout ce qui bloque et tout ce qui veut bouger dans le bon sens.

Quelques jours après le séisme, j’ai laissé Haïti pour une mission de deux jours en France. Le jour du départ : angoisse, chaos, des heures à attendre dans un bus un avion militaire qui n’arrivait pas, manifestation d’inquiétude et d’agacement, et la voix sereine d’un homme disant : "Il y en a qui ont tenu huit jours sous les décombres et s’en sont sortis, arrêtez donc de pleurnicher." Sa phrase avait ramené le calme. Je pense aujourd’hui à cette phrase. Elle me fait peur. Pour les survivants que nous sommes, nous voilà debout après le pire (le 12 janvier) et nous pouvons dire que rien, depuis, ne nous effraye. Mais pour le pays, le pire est de ne pas sortir du pire. Le pire : ne pas changer ce qui mérite d’être changé, ne pas créer plus de justice, de bien-être et d’équité ; et perdre ce qui fait ses fondements humains : solidarité, principes humanistes de sa culture (tout moun se moun).

En ce temps de l’après, que ceux qui veulent aider viennent au service des actions allant dans le sens du changement réel.


MARDI 9 MARS 2010 : "La presse écrite recommence timidement à fonctionner"

La presse écrite recommence timidement à fonctionner. Déjà, il y a quelques semaines, un numéro spécial du quotidien Le Nouvelliste s’arrachait dans les rues. En ce début de semaine, on peut lire un numéro de la version hebdomadaire du Matin ... imprimé en République dominicaine. Les presses ont été affectées, et cela va être dur pour les deux quotidiens haïtiens de reprendre. Quant aux relations entre Haïti et la République dominicaine, elles sont, sur le plan économique, nettement en faveur de la RD, mais de nombreux Haïtiens sont surpris de la réaction de solidarité venue de l’autre côté de la frontière.

Dans certains camps, des divisions s’établissent, comme si, même dans l’exception, on reproduisait les vieilles normes anormales. Il y a des quartiers, dans certains camps, avec des dénominations qui rappellent la vie d’avant : Pétion-Ville et Cité Soleil. Il y a aussi des camps très pauvres, dont on parle peu... Plastique transparent et débris pour constituer des abris. Au moins un, vers le nord de Port-au-Prince. Certaines compagnies locales ou installées à Haïti multiplient les dons. Parmi elles, des compagnies de téléphonie mobile. Elles font quand même partie du groupe d’entreprises qui réalisent le plus de profit à Haïti. Elles ont même depuis longtemps contribué au délabrement de la compagnie d’État, la Teleco, qui n’est plus qu’un fantôme. Que dis-je ? Elle n’appartient plus à l’État, l’une des priorités du gouvernement était de la vendre. Il l’a vendue, et elle a été achetée, au moins en partie, par une entreprise privée, étrangère.

La saison cyclonique sera bien pourvue. Comme si on avait besoin de ça.

Haute intensité de main-d’oeuvre. Dans de nombreuses rues, tee-shirts jaunes, opération balayage. Ils sont nombreux sur des superficies pas très grandes. Et il y a beaucoup d’autres lieux où rien ne se passe. Les débris sont à la même place. Rien n’a bougé depuis que la Terre a fait tomber des maisons. En passant près des décombres, des restes d’odeur de mort, comme pour ne pas oublier qu’il y avait autrefois des vivants dans ces lieux, et que la chair pourrit. Dans les rues de Port-au-Prince, les fous. Du côté de l’ambassade de France, une femme a pris l’habitude de se laver dans la rue. Au haut de Delmas*, un homme à demi nu traverse la rue, casseroles et antennes, voyageant sans doute dans un vaisseau imaginaire. Le séisme a sorti les fous des asiles psychiatriques et il a créé de nouveaux traumatismes qui font peur et sourire.

La question de l’aide aux villes qui ont reçu le gros des citoyens ayant fui Port-au-Prince ne fait pas la une de l’actualité. On en parle, mais pas assez. Car il faudra bien qu’ils mangent, qu’ils soient logés, qu’ils reçoivent des soins, tous ces gens qui se retrouvent soudain à Jérémie ou dans le Plateau central. Affluence d’étudiants dans les ambassades, en quête de bourses. Les universités privées, comme l’université d’État, ne sont pas encore en état de fonctionner. Il y a des réunions, des plans, mais les étudiants ont peur. L’année est probablement perdue. Il ne faudrait pas que l’avenir le soit aussi. Alors, ils cherchent, guettent. Un appel à l’aide dont on ne mesure peut-être pas l’ampleur. La République n’a déjà pas assez de cadres. La seule exigence qu’on devrait leur faire est une garantie qu’ils retourneront mettre au service de leur pays ce qu’ils auront appris.

Les pluies. Belle avance sur la saison. Et l’annonce que la saison cyclonique sera bien pourvue. Comme si on avait besoin de ça, en plus du reste. Dans le désordre, des actions sérieuses et ponctuelles. Discrètement, Sean Penn et un groupe mènent une action rigoureuse en faveur des sinistrés. Voeu de silence ? Il y a d’autres actions de ce type qui sont louables. Mais le gros semble désormais s’orienter vers la reconstruction. Beaucoup de projets, d’initiatives dans ce sens, où se côtoient l’appât du gain et la volonté de bien faire, d’aider vraiment. En ces premiers mois de l’après, Haïti est devenue l’un des hauts lieux de combat entre le pire et le meilleur, le vice et la vertu, la cupidité et la fraternité.

* Arrondissement de Port-au-Prince


MARDI 2 MARS 2010 : Il manque quelque chose ou quelqu’un pour donner le ton

Une semaine de plus dans cette saison de l’après. La terre a tremblé au Chili. On ne peut s’empêcher de comparer. Les séismes, on connaît... On fait maintenant partie des initiés. Mais on se méfie de ce que la presse peut raconter. On connaît sa tendance à exagérer, le sensationnalisme. Ici, elle avait parlé de pillages... Il y en a eu, il y a encore quelques exactions et des tendances au banditisme, mais circonscrites au bas de la ville... Alors, on suit ce qui se passe au Chili, mais on ne peut s’empêcher d’écouter les infos sans une part de méfiance. Il y a une chose qui est certaine, c’est qu’on a entendu la voix du président de la république du Chili quelques heures après l’événement. Sur ce point aussi, on ne peut s’empêcher de comparer...

Un article d’un journaliste étranger auquel se sont confiés des membres de la bourgeoisie d’affaires (propos racistes, avidité d’affairistes, tout y est) suscite des commentaires. Un "notable" a pris sur lui de répondre à ce journaliste, dont ce n’est quand même pas la faute si le propriétaire d’une entreprise commerciale lui a avoué que son enfant avait épousé une Haïtienne, "une mulâtre" qui lui a donné "de beaux enfants". L’agacement des "bourgeois" agace, car la reprise est une fausse reprise : reprennent leurs activités ceux qui peuvent, ceux qui avaient des ressources pour le faire. Les autres... Si le séisme n’a pas fait le tri dans le choix des victimes, les survivants n’ont pas le même après. Et puis, on ne peut pas toujours blâmer les journalistes. Il manque quelque chose ou quelqu’un, on pourrait dire un gouvernement, pour donner le ton et changer la vision d’ensemble.

Le religieux envahit l’espace public

Le président annonce l’arrivée de 50.000 tentes : les tentes, les abris, les bâches, c’est la nouvelle obsession. Avec les pluies. Car il pleut. La saison pluvieuse a pris de l’avance, et sur les têtes, à défaut de toit, ce n’est pas l’eau qui manque. Les régions épargnées par le séisme du 12 janvier ne sont pas épargnées : la ville des Cayes est inondée, les malheurs se succèdent et ne se ressemblent pas. Tout près de Grand-Goâve, des déplacements de terrain provoqués par le séisme du 12 janvier ont creusé une sorte de lac. C’est une curiosité pour la population et un objet d’étude pour les scientifiques. C’est aussi une menace. L’eau s’est couchée dans une cuvette, mais si elle se met à monter, la ville pourrait servir de déversoir.

Aucun discours de pacification n’est venu du gouvernement. Au contraire, en ne distinguant pas les hommages et autres cérémonies organisés par l’État des "jeûnes" et autres manifestations religieuses organisés par différents cultes, il a laissé le religieux (et le religieux sait être sectaire) envahir l’espace public. Ce qui devait arriver arriva : à Cité Soleil, le pasteur d’un culte réformé a transformé ses ouailles en lanceurs de pierres contre une cérémonie vaudou. Intervention (molle) de la police, mais aucune suite de la part de la justice. Réponse d’un haut dignitaire du vaudou : "S’ils veulent la guerre..." Si rien n’est fait, la colère va monter, une partie de la population va se sentir agressée par le discours qui veut que la culture populaire soit responsable de nos malheurs.

On ne peut pas refaire les choses comme avant

Des plans de reconstruction circulent ou sont annoncés. Des conférences se mettent en place. Sur la situation de l’enseignement supérieur. Sur la reprise scolaire. Sur la situation alimentaire. Mais le doute s’installe, et l’on se dit que, comme souvent, le concret s’arrêtera peut-être aux per diem et à la production de quelques rapports.
Dans beaucoup de quartiers, l’électricité est revenue. Le foot et les infos reprennent leurs droits. La télé, mais surtout les radios. Il n’y a que les sourds muets qui n’écoutent pas. On en a dénombré quatre cents qui ont besoin d’abris. L’idée est de les réunir, de constituer un camp spécialement pour eux. Il faut trouver un espace.

À Pétion Ville, les commerces ont repris. La vie nocturne aussi. Les filles, en shorts, sont debout aux coins de rue comme avant. Des voitures s’arrêtent comme avant. Mais, n’en déplaise aux quelques riches sur la défensive, le propos général est qu’on ne peut pas refaire les choses comme avant. C’est l’urgence cachée dans l’urgence : reconstruire non seulement les immeubles, mais aussi le social. Pas comme avant. Surtout pas comme avant. La politique de l’après, ce sera ça : la lutte entre ceux qui veulent refaire ce qui était, et ceux qui veulent autre chose. En mieux. Pour le bien de tous.


MARDI 23 FEVRIER 2010 : Port-au-Prince n’est pas une ville

Aujourd’hui lundi, j’ai eu tort de rouler dans Port-au-Prince. Le paysage lui-même est une information. Ce n’est pas ma ville. Il y a de la poussière là où il y avait la rue Saint-Honoré. De l’église du Sacré-Coeur, il reste des pans de murs et un Jésus en croix qui est descendu bien bas. Le déblayage des écoles progresse, organisé en partie par l’État, en partie par des ONG, en partie par les propriétaires (l’enseignement est en majorité assuré par des écoles privées). Il y a donc des espaces vides, et l’on ne trouve plus les immeubles qui servaient autrefois de repères.

Je roule dans Port-au-Prince qui n’est plus Port-au-Prince. Je croise Bénito, une sorte d’homme à tout faire qui n’a rien à faire et qui demande n’importe quoi, ce qu’on veut bien lui donner. Il y a combien de Benito dans cette ville ? On se perd dans les chiffres. Déjà, la semaine dernière, un ministre et le président se contredisaient en public sur le nombre de morts provoqué par le séisme. Cette semaine, à Mexico, le président a revu le nombre à la hausse. C’est déjà assez que le gouvernement, quand il parle, ne parle pas d’une seule voix... L’agacement est à son comble. Les vivants souhaitent un compte juste de leurs morts. Ils souhaitent aussi savoir combien, du petit nombre de personnes qui avaient un emploi stable, l’ont déjà perdu. De nombreuses entreprises mettent leurs employés "en disponibilité. Les moyennes et petites entreprises ont, pour la plupart, fait l’effort de payer le mois de janvier, mais elles ont épuisé les économies, augmenté leurs dettes, et ne pourront sûrement pas renouveler la prouesse à la fin février. Dans les banques, c’est la ruée, pas toujours pour sortir de l’argent, mais aussi pour demander sursis et moratoires.

Corruption

Oui, j’ai eu tort de rouler dans Port-au-Prince. Je m’arrête. Une pause. J’écoute une jeune fille qui fait du volontariat dénoncer la corruption qui s’installe dans les réseaux de distribution. On le sait : des médicaments qui devraient être donnés ont été mis en vente. C’est pareil pour la nourriture. La corruption existe partout dans le monde, ce qui manque ici, c’est la sanction. Ce qui agace, c’est le mensonge. Ce qui indispose, c’est l’incapacité, non pas du pays, mais du pouvoir, de mettre de l’ordre, de la transparence.

De l’ordre ? Retour dans les rues. Du côté de la faculté de Médecine (faut-il continuer de nommer lieux et institutions du nom qu’on leur donnait avant ?), on construit dans la rue des maisonnettes avec portes et fenêtres. La rumeur veut qu’on les loue. Esprit d’entreprise ? Grand désordre et laxisme des autorités. Il est vrai que, dans les camps, ce n’est pas la confiance dans les autorités qui donne le ton. C’est plutôt le désordre. Surtout dans les camps de plus de mille personnes où "cohabitent" des personnes qui ne se connaissaient pas avant. Corruption. Exactions.

Effort dans la solidarité

En fin de journée, je ne peux pas dire que tout va mal, mais les choses ne vont pas bien. Des initiatives, des actions positives qui n’ont pas l’écho qu’elles méritent et qui ne sont pas assez importantes face aux urgences pour donner une impression d’ensemble qui soit positive.

Et puis la terre qui n’en finit pas de trembler. Deux secousses. Une à l’aube. Une deuxième vers les 10 heures du matin. Cette nuit, Port-au-Prince ne dormira que d’un oeil. Entre un jour sans promesses et une nuit qui porte plus d’inquiétudes que de sommeil, ça boit, ça joue aux dominos... Et puis, il y a le délire de ceux qui ont toujours raison : ils avaient prédit la fin des secousses parce que les gens avaient jeûné et retrouvé les voies du Seigneur. Maintenant les gens devront encore jeûner parce que Dieu n’est pas encore content et n’a pas fini de montrer sa puissance aux "incrédules". Mais jeûner, que l’on croie en Dieu ou au diable, dans les lointains esprits de l’Afrique ancestrale ou dans la bonté du Sacré-Coeur de Jésus, ou qu’on pense qu’il est du devoir des humains de gérer leur destin, c’est une chose facile. Le seul bonheur que je rapporte de mon tour de Port-au-Prince, c’est que j’ai entendu quelques voix qui parlaient des efforts à entreprendre. Voilà une formule qui me semble essentielle : effort dans la solidarité. Je l’ai entendue. C’est assez.

Il est minuit. On entre dans la journée du mardi. Je termine ma chronique. La terre vient encore de trembler.


15 FEVRIER 2010 : Port-au-Prince attend le miracle

Trois jours de "jeûne". Un observateur un peu cynique dit que le gouvernement a remplacé les trois jours de carnaval par la bondieuserie. On a voulu donner à la chose un caractère oecuménique, faire comme si les dieux étaient d’accord. Mais on n’a pas pu empêcher les débordements de certains pasteurs des cultes réformés contre le vaudou, ni empêcher l’expression et la pensée magique qui vont avec l’obscurantisme. Dimanche, dans les milieux populaires se répand la rumeur d’un miracle : on aurait vu deux grandes mains blanches tenir le Soleil. Il y en a qui y croient, certains affirment avoir saisi l’image sur leur caméra. C’est vrai que cela occupe les esprits et les détourne du réel. Un peu comme le carnaval. Mais, comme un rappel, deux secousses sont ressenties dans la ville du Cap dans la soirée. Le Soleil, il est loin, et, sous les pas des hommes, quand la terre se met à trembler, personne ne croit aux miracles.

Les propos du Président sont repris par tous : il ne parle pas en tant que président, mais en tant que citoyen ou en tant que père. Les pères et les citoyens sont nombreux à dire qu’il pourrait leur laisser ce rôle et assumer le sien. Mais. Et le "jeûne" a un peu fait oublier les manifestations. Il y en a encore. La proposition de déplacer les occupants des camps provisoires, dont celui du Champ de Mars, vers des camps permanents installés ailleurs, à la Croix-des-Bouquets, ne plaît pas à ceux que l’on veut déplacer. "Qu’irais-je faire à la Croix-des-Bouquets où je ne connais personne et ne pourrais pas travailler ?", demande un artisan. "Aller ailleurs, pour qu’on me vole le peu qu’il me reste ! Non, je dois rester tout près de ce qu’il reste de ma maison, pour monter la garde", renchérit un autre réfugié.

Le riz, une priorité

Dans les camps, l’eau est livrée. De la nourriture aussi. Des sacs de riz. Il y a maintenant des cartes que l’on donne, et les femmes vont chercher leur sac ou leur demi-sac. Certains commencent à accumuler. Des cartes sont mises en vente. Et ce riz importé, distribué gratuitement est la plus haute forme de concurrence déloyale envers la production locale. Un bien pour un mal. Pourquoi le riz en priorité ? Personne ne semble avoir une réponse à cette question. Et certains organismes responsables de la distribution visitent toujours les mêmes lieux pour des raisons différentes : facilité logistique, obsession sécuritaire... ce qui fait qu’il est des gens qui reçoivent beaucoup et d’autres pas assez, voire pas du tout.

On parle aussi de la visite du président Sarkozy, un événement majeur. C’est la première fois qu’un président français s’apprête à venir à Haïti. On aurait préféré (lui aussi sans doute) que ce soit dans des conditions plus "normales". Les uns voient dans cette visite une marque de respect, d’amitié même, aucun président français ne l’ayant fait avant lui ; d’autres disent que c’est là une occasion de rappeler des faits historiques qui ne sont pas sans lien avec l’évolution d’Haïti, et que la France et les Français ont peut-être oubliée.

Du temps et de la réflexion

Les maires montent au créneau. On accuse quelques-uns d’agir de façon arbitraire. Ce n’est pas clair, le plan mis en ouvre pour distribuer l’aide qui transite par leurs services. Le maire de Port-au-Prince parle de la nécessité de penser la reconstruction. Il ne s’agit pas de gérer l’urgence sans que cette gestion soit en relation avec ce que l’on veut faire demain. Cela paraît sensé. Il faut éviter tout "complot contre Port-au-Prince", dit-il. C’est non seulement la capitale d’Haïti, mais un énorme patrimoine à conserver et à développer. La semaine dernière, l’Institut de sauvegarde du patrimoine national dénonçait la démolition hâtive des ruines d’une église vieille d’un siècle. Port-au-Prince est un immense problème qu’on ne peut aborder sans réfléchir. Il faut des moyens, mais aussi de la réflexion et du temps. Il n’a sans doute pas tort.

Un ennemi cependant annonce sa venue prochaine : la saison des pluies. À la différence du séisme, les grosses pluies se font annoncer par des averses et les couleurs changeantes du ciel. Pendant que les crédules, emportés par la pensée magique, voient des mains tenir le Soleil, d’autres citoyens, plus pragmatiques, voient venir les averses et espèrent des abris. Parlant d’abri : 60 millions de dollars pour deux cent mille tentes. Abris provisoires s’il en est. Nombreux sont ceux qui se demandent : ne peut-on pour une telle somme penser de préférence à des abris permanents, vers une politique de logement. On attend la réponse des spécialistes, mais, cette semaine, dans les médias, on aura plus entendu prières et diatribes, miracles et maléfices, que les propos des spécialistes.


LUNDI 8 FEVRIER : Reprise de la Chronique de l’après à Haïti

Je reprends la chronique de l’après. L’après s’est vraiment installé. On vit moins dans l’attente craintive d’une nouvelle réplique que dans celle de signes positifs d’une amélioration dans l’immédiat et dans le court terme des conditions de vie de la majorité de ceux que le séisme a laissés sans abris, sans ressources. Ces signes, ils ne viennent pas. On perçoit même le retour de certains réflexes qui avaient fait de la société haïtienne ce qu’elle était avant le séisme, une société de quasi-ségrégation. Deux soeurs appellent le responsable d’un club de riches transformé en camp de réfugiés pour lui dire que les membres ont aussi des droits et qu’elles aimeraient bien pouvoir se reposer au bord de la piscine. Elles ne sont pas majoritaires, et tous les riches ne sont pas odieux. Mais...

Le semblant de reprise et la reprise effective de certaines activités économiques (grands commerces, banques, petites et moyennes entreprises en état de fonctionner...) sont interprétés de deux façons. La reprise de l’ancien, par ceux qui peuvent, comme si de rien n’était, ce qui fait dire que l’individualisme et le sauve-qui-peut dominent comme avant, que rien n’a changé. D’autres voient dans cette reprise une volonté de ne pas céder à l’abattement, une preuve de vitalité de la société, à condition qu’elle soit pensée en fonction des besoins collectifs. La distribution de l’aide se fait toujours sans que tous ceux qui en ont vraiment besoin puissent en bénéficier. Pourtant, ce ne sont pas les choses à donner qui manquent. Les médias reprennent vie et on entend de tout : de vrais débats sur des urgences et des problèmes d’organisation sociale, et des bavardages de charlatans qui ont plus de mots que d’idées. C’est Haïti. Le meilleur et le pire se côtoient ici, à chacun de choisir...

Les critiques contre le gouvernement ne cessent pas. On a même vu quelques manifestations, dont l’une à l’occasion du passage de Bill Clinton. Pas beaucoup de monde, mais cela témoigne de quelque chose. Les maires de plusieurs villes (Abricot, Les Cayes...) non affectées par le séisme appellent à l’aide . Les gens leur tombent dessus. Vingt mille, quatre-vingt mille. Où les loger ? Comment les nourrir ? Les premières pluies, pas très fortes sur Port-au-Prince, rappellent la menace prochaine de la saison pluvieuse. Les gens regardent le ciel. Tombera, tombera pas ? Dieu est bon, non, il est méchant. De toute façon, ses desseins sont impénétrables. Et s’il n’existait pas ? Blasphèmes ou louanges, Dieu, les dieux n’ont jamais été aussi présents dans les discours.

Et puis, pour la première fois depuis 1986, on a oublié le 7 février. Le 7 février 1986, Jean-Claude Duvalier, un dictateur de 29 ans, laissait le pays avec sa femme et ses enfants. Dans les rues, un peuple en liesse, avec des chants de joie, des branches, des feuilles. Un air de fête dans le pays. Depuis, bon an mal an, le 7 février est jour d’événement politique marquant ou de prise de parole : arrivée au pouvoir en 1990 d’un Jean-Bertrand Aristide extrêmement populaire à l’époque, évaluation des conquêtes et dérives de l’après-février 1986... L’instance politique dominant les autres instances, le dernier repère dans la périodisation collective de notre vie de peuple était l’après-7 février. Le 7 février 1986 était une victoire collective, et se posait la question de savoir comment inscrire le fruit de cette victoire dans une nouvelle permanence, plus belle, plus juste. Notre dernière grande date était une belle promesse, trahie souvent, mais à laquelle on s’accrochait toujours. Le tremblement de terre, cette chose sans nom (on l’appelle "la chose", "glouglouglou", "bagay la") a donné naissance à un nouvel après. Nous vivons le temps des lendemains de catastrophes.


MERCREDI 27 JANVIER : Petite histoire des réactions à l’horreur du séisme

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Quatorze jours après le séisme, on a sorti un survivant des décombres du collège Canapé-Vert, où ont péri quelque deux cents personnes, formateurs et apprenants. On crie au miracle. Miracle, peut-être. Mais un jour il faudra aussi parler de quelques choix qui font honte aux humains. Par exemple "la sécurisation" du périmètre d’un supermarché effondré sur des dizaines de clients, dans les heures qui suivirent le tremblement de terre. Pour protéger le coffre ou le dépôt de marchandises. Difficile de chercher les vivants. Deux dames âgées qui ont pu récupérer le cadavre de leur fille et nièce veulent sortir leur voiture et emporter leur morte. Interdiction. L’une des dames se révolte et dit à l’agent : je vous passe la voiture sur le corps . Dans ce cas précis, on aura joué la marchandise contre les humains. On pourrait aussi parler de quelques médecins en bonne santé qui n’ont pas offert leur aide pour soigner les blessés. Il y en a même quelques-uns, possesseurs de visas ou de cartes de résident qui ont préféré partir. Fuir. L’attitude de solidarité qui caractérise le gros de la population haïtienne n’empêche pas de dénoncer les quelques bassesses et lâchetés. Au contraire. La petite histoire des réactions à l’horreur du tremblement de terre contient aussi sa part d’horreur.

Les journalistes, comme les autres humains, se suivent et ne se ressemblent pas. Il y en a un qui veut me faire dire que l’émission de télévision à laquelle participeront à Paris une quinzaine d’écrivains tient de la démagogie. Irez-vous ? Sauf si on m’assure un retour dans les deux jours qui suivent l’émission. Cela ne veut pas dire que c’est de la démagogie. C’est une bonne chose qu’elle ait lieu. Contre les clichés et les caricatures. L’attitude des journalistes est un élément majeur de l’actualité. Il y a ceux qui cherchent le sensationnalisme, le mauvais côté des grandes et des petites choses. Et ceux qui suivent les faits et leur donnent leur place dans le vaste ensemble. Le travail des médecins, toutes nationalités confondues. Les difficultés, les réussites.

"On ne peut pas remplacer le silence par la légèreté"

Retour au pays du Premier ministre. Il était au Canada. L’accueil de la communauté haïtienne n’était pas chaleureux, selon certains témoignages. Ses priorités : l’aide immédiate aux sinistrés et la reconstruction de l’administration publique. En attendant, devant la résidence (détruite) de l’ambassadeur de France (il n’existe pas de représentation diplomatique du Sénégal en Haïti) des citoyens veulent des renseignements sur la vie au Sénégal et les conditions de l’éventuel voyage. Le président du Sénégal (précipitation, mauvaise blague ou "solidarité raciale") a promis des terres aux Haïtiens qui voudraient habiter l’Alma Mater. Le voilà pris au mot...

Le ministre de l’Éducation nationale parle de mars pour la réouverture des classes. On comprend mal l’intérêt de sa déclaration. D’autant qu’il ne dit ni comment ni pourquoi. On s’attendait à ce qu’il y ait un appel aux responsables des institutions scolaires, à une évaluation des pertes humaines, très lourdes, dans le corps enseignant, des pertes matérielles, immenses. Quand un ministre avance des dates sans état des lieux ni concertation ni projet élaboré après une telle catastrophe, cela a de quoi inquiéter. On ne peut pas remplacer le silence par la légèreté.

Port-au-Prince semble une ville vivante. Des habitants sur les ruines, dans les rues, occupant les places et tous les espaces non couverts. Les gens commencent à se retrouver. Des amis. Des collègues de travail. On apprend qu’un tel a perdu un parent, un enfant. Mon ami Marc-Endy. Membre de l’Atelier jeudi Soir. Quand la maison s’est écroulée, il s’est rendu compte que l’enfant était mort, il fallait sauver sa compagne. Il a laissé l’enfant sous les décombres pour porter sa femme et lui chercher des soins. Il a passé la nuit auprès d’elle. Le lendemain, il est retourné à la maison détruite. Il a pris le corps de son enfant et il l’a brûlé. Puis il a ramassé les os et il les a mis dans une boîte, en attendant qu’un jour (qui peut savoir quand ?) il puisse les enterrer comme on a l’habitude ici d’enterrer les humains. Depuis la catastrophe, je n’ai encore revu qu’un petit nombre de mes amis. Moi qui ai fait métier de conter des histoires, j’ai très peur de celles qui m’attendent


MARDI 26 JANVIER : À Haïti, l’activité principale consistera longtemps à compter les morts


8 h 30, lundi. Je rentre chez moi. La journée fut longue. Le matin, la surprise de l’embouteillage. Comme au bon vieux temps des emmerdes d’une société pauvre dont quelques membres vivent à la manière des riches. Mais l’embouteillage n’est pas dû à la frénésie des acheteurs à la saison des fêtes. Des câbles sont tombés. Il y a dans les rues beaucoup de câbles, quelques pylônes. À Delmas, ils coupent la rue. Un camion de je ne peux voir quelle institution s’est pris les roues dans ces étranges tentacules. Ça bloque. Le détour provoque l’embouteillage. Je me dis qu’il faudra beaucoup de temps pour ramasser tous les câbles tombés, ériger de nouveaux pylônes. "Le courant de ville", comme on dit ici, ce n’est pas pour demain.

L’embouteillage du soir est moins important que celui du matin. C’est juste une station d’essence. Étonnés de la voir ouverte et fonctionnelle, les conducteurs s’arrêtent brusquement et s’engouffrent dedans. Petit désordre. Durant la journée, des rencontres avec des amis, des journalistes, des volontaires. Les critiques et les interrogations pleuvent quant au manque de coordination. On épingle le gouvernement haïtien. On n’a pas tort de le faire. Il est temps que l’exécutif parle d’une voix et fasse montre de vision, d’autorité, de détermination. On lui reconnaît des circonstances atténuantes, mais...

Dans les rues, devant des maisons propres, pas plus cassées que d’autres, en bon anglais, en bon français "We need food, We need help, Nous avons besoin d’aide". Sur du tissu, avec des lettres bien dessinées. Un travail de graphiste, dans certains cas. Je ne suis pas allé voir à l’intérieur, mais je me doute que si les auteurs de ces appels ont sans doute de réels problèmes, les catégories les plus touchées n’ont même pas cette science des langues étrangères et doivent être en train d’apprendre à prononcer le mot "water". Le tremblement de terre n’a pas fait dans les nuances et choisi de cibles sociales, mais tous n’avaient pas les mêmes ressources. L’aide et la reconstruction, faudra les penser aussi en fonction de cela. À moins de faire comme ce chauffeur qui a dit à mes amis journalistes qu’il faut calculer un montant global, le diviser en parts égales en fonction du nombre de citoyens, et une enveloppe pleine de cash à chacun... Mes amis journalistes lui disent que cela ne se passera probablement pas ainsi. Il en est déçu. Mais la plupart des Haïtiens que j’ai rencontrés ne sont pas aussi crédules. L’aide promise pour la reconstruction, on verra... mais pensons-la déjà, cette reconstruction.

J’aime l’idée de quelque chose de pensé par des instances haïtiennes et par des représentants légitimes des communautés touchées. Problème majeur : identifier les interlocuteurs et partenaires légitimes. Certains veulent tout canaliser vers une grosse machine locale du secteur culturel. Mauvaise idée, disent d’autres, renforcer un monopole. Aller de préférence vers du local, du régional, des instances plus petites et des activités précises. Moins qu’une journée informative, aujourd’hui mon périple dans Port-au- Prince embouteillé m’a fait participer à une journée débat. C’est bien aussi. Au quotidien Le Matin , j’ai quand même vu mes amis journalistes et collecté quelques informations. Je retiens surtout combien de mes amis et collaborateurs sont passés près de la mort, combien ont perdu des proches. Haïti, même quand viendra la reconstruction annoncée, restera longtemps un pays où l’une des activités principales des vivants consistera à compter leurs morts.


LUNDI 25 JANVIER : Quel chat a pris la langue de l’excécutif ?

Dimanche. On dirait que le pasteur crie moins fort qu’à l’ordinaire. Faut dire qu’à la dernière réplique il a plongé hors du bâtiment avec la force d’un mécréant. Les problèmes du quartier restent les mêmes : l’eau surtout, et le fait que toutes les initiatives viennent de la société civile. Aucune présence de l’État. Les écrivains, les intellectuels ont beau dire que la direction politique et la coordination de l’aide doivent rester ou aller aux représentants politiques haïtiens, lesdits représentants inspirent quand même des critiques, même si ,vu l’ampleur du drame, personne ne veut les accabler.

Un responsable d’un club fréquenté par la bourgeoisie et les étrangers (le Pétion Ville club), où s’est installé de façon spontanée le plus grand camp de réfugiés, me dit que jusqu’à ce jour le camp n’a pas reçu la visite d’un officiel haïtien. Pourtant ce camp abrite plus de dix mille réfugiés. Une vie sale s’y organise (adieu le terrain de golf et autres "facilities" hier réservées aux riches). Il y a des coins coiffeur, des drogues douces, un pasteur avec des haut-parleurs, un coin marché légumes, vente de charbon. Le provisoire semble lentement s’installer dans la permanence. Se développent petit à petit des hiérarchies clandestines, des petits trafics. Un camp de cette taille ne peut pas s’autoréguler. L’intervention et la coordination par des officiels est indispensable. Ce n’est pas de la responsabilité des Américains qui distribuent l’aide. Ils distribuent, c’est tout. Combien de temps encore sans la visite d’un officiel, sans une consigne de la part des officiels. Quelque chose ne va pas, de ce côté-là. Cela ne veut pas dire que les institutions étatiques et gouvernementales ne font rien. Le CNE a fait et continue de fournir un travail énorme : ramasser les morts, participer au déblayage... Des services de santé publique font aussi de grands et de petits miracles. Mais on ne sait quel chat a pris la langue de l’exécutif.

Corriger des vices structurels

Et parlant de chats et d’autres grandes figures du bestiaire de la corruption, l’on s’inquiète des vautours qui commencent à rôder autour de la présidence. L’aide pour la reconstruction attire avant même d’arriver, et nombre d’affairistes tentent déjà de se positionner, d’entrer dans les bonnes grâces des décideurs qui ont tant de mal à décider. Question sans doute de leur donner un petit coup de pouce pour orienter les décisions à venir dans le sens de leurs intérêts. Voilà une chose sur laquelle les Haïtiens devront veiller, quand il s’agira de reconstruire. Pas de tricheries ni de favoritisme. Une chose sur laquelle les institutions internationales aussi devront veiller. Ni gaspillages, ni profits indécents.

Les banques sont ouvertes. Mais il y a un plafond. On ne peut retirer plus de 2.500 dollars. Quand on y pense, ils ne doivent pas être bien nombreux, sur l’ensemble des citoyens adultes, à posséder une telle somme. Dans une banque ou ailleurs. La catastrophe économique a frappé tous les secteurs. Mais ceux qui souffrent et vont souffrir au quotidien sont ceux qui vivaient déjà au jour le jour, mal, se levaient le matin et sortaient dans les rues sans destination précise mais avec un but précis, trouver quelque part, n’importe où, de quoi assurer un repas. Ceux-là, si la reconstruction n’est pas pensée en relation avec une politique de l’emploi, ils vont souffrir longtemps, devenir des professionnels de l’assistanat. On espère qu’un plan est en préparation pour la reconstruction et la relance économique.

Dans l’une de ses rares interventions destinées à un public haïtien, le président a dit que les écoles devraient recommencer à fonctionner. Comment ? Quelles écoles ? Voilà un domaine, l’éducation et le système scolaire, qui servira d’exemple de l’orientation qu’on voudra donner à la reconstruction. Réinventera-t-on ce système de quasi-ségrégation (les plus riches vers les écoles étrangères, lycée français, école américaine / la moyenne bourgeoisie et la petite bourgeoisie aisée vers les écoles congréganistes et les "bonnes" écoles privées / les pauvres vers les écoles privées moins bien cotées et les lycées publics / les très pauvres sans le droit à l’instruction scolaire) ou pensera-ton enfin une véritable école républicaine qui contribuera à plus d’égalité et à renforcer la conscience citoyenne ? Voilà l’un des grands tests qui attend Haïti. Ce grand malheur peut être l’occasion de corriger des vices structurels. Ce qu’on fera dans le domaine de l’éducation permettra de savoir si cet élan de solidarité est dû seulement à la décence que fait naître le malheur ou constitue un élément fort qui aidera à créer une société plus juste. Humanisme de courte durée ou possible nouveau départ ? C’est le thème de la conversation avec de vieux amis, en regardant tomber le soir.



DIMANCHE 24 JANVIER : Faits divers de nos mauvais jours

Les boursiers haïtiens, médecins et étudiants finissants revenus de Cuba pour apporter leur assistance se plaignent de ne pas avoir été accueillis dans les services où ils se sont présentés. Encore un problème de coordination. On espère qu’il ne s’agit pas là d’un problème politique. Pas moins étonnant : une structure hospitalière qui dispose d’une trentaine de médecins annonce qu’elle n’a pas reçu de malades. Les informations circulent dans un grand désordre ou ne circulent pas.

Il y a des choses qu’on devrait savoir et qu’on ignore. Le président de la Chambre de commerce dénonce la tentation au marché noir. C’est vrai que petits et grands commerçants (pas tous) essayent d’augmenter les prix. La cupidité aussi est dans la rue. Dans mon quartier, une femme qui possède un petit commerce a bénéficié comme les autres résidents du pain distribué gratuitement par le boulanger. Son idée était de les revendre. Le boulanger les lui a repris et les a donnés à quelqu’un d’autre. La pression sur la gourde [monnaie de Haïti, NDLR] a diminué. Avant le 12 janvier, il fallait quarante gourdes et quelques centimes pour un dollar. Aujourd’hui, il en faut trente-cinq. Dans certains secteurs de Port-au-Prince, pas nombreux il est vrai, l’électricité serait revenue. Le travail d’évaluation des dégâts du système de distribution de l’énergie électrique serait achevé, annonce une compagnie dominicaine.

"Moi aussi, j’ai besoin de rire..."

Les nuits sont fraîches. Les jeunes montent la garde dans les quartiers. Ils se relayent, et même s’ils ne croient pas forcément en Dieu, ils invitent la population à chanter, une façon de rester éveillé. Les petits vols sont nombreux. Le travail de déblayage continue. Beaucoup de rues sont moins encombrées de béton et de pierres. La circulation à Port-au-Prince redevient intense. Changement cependant dans le parc automobile : en plus des voitures privées et du transport public, ambulances, tracteurs, véhicules militaires. Les gens retournent à leur maison pour voir ce qui peut être sauvé. Dans certains cas, ils sont chanceux, les voleurs n’ont pas emporté ce que le tremblement de terre n’avait pas détruit. La population joue son rôle dans le contrôle du respect des biens. Un médecin dont la clinique a été détruite est averti des tentatives de vol. La population surveille, et le médecin revient récupérer son matériel. Cela se passe comme ça dans beaucoup de quartiers.

Les gens retournent aussi sur leur lieu de travail. Certains ont repris le travail qui consiste surtout à évaluer les dégâts et décider des mesures d’urgence pour commencer à fonctionner vraiment. Des commerces sont ouverts. Pas longtemps. Grande affluence. Dans certains centres (ou camps), les gens se plaignent de ne pas recevoir d’aide. Le fait de parachuter ou de jeter d’un hélicoptère la nourriture et d’autres produits favorise les costauds. À Delmas [quartier du centre de Port-au-Prince, NDLR], j’ai vu un costaud porter deux sacs de riz, les chances sont grandes qu’il les revende. La nuit dernière, j’ai entendu les tambours d’une cérémonie vaudou. Je n’avais pas l’énergie de me rapprocher du temple pour savoir s’ils louaient les dieux ou leur adressaient des reproches. J’ai commencé à marcher vers leurs prières, mais je me suis arrêté pour assister à une partie de dominos au clair de lune et écouter les blagues des joueurs sur les vivants et les morts. Je ne sais pas comment ils parviennent à jouer dans le noir, mais je sais que comme eux, quand le jour s’en va, pour oublier et ne pas être en colère contre le lendemain, moi aussi, j’ai besoin de rire.



VENDREDI 22 JANVIER : Les Nouvelles du matin

Secousse la veille au soir. Ça, pas besoin de la radio pour le savoir. Les clameurs le disent. Il y en a qui parviennent quand même à dormir. C’est une stratégie comme une autre pour ne rien entendre, ne rien sentir. À moins que la terre qui tremble ne pénètre dans les rêves. Mais les "banques de borlette", les loteries privées n’ont pas recommencé à fonctionner. Et je ne sais pas si dans les "tchalas" (les livres qui établissent les correspondances entre les songes et les nombres) il y a une page tremblement de terre. La secousse de la veille, dans notre cour, ma fille ainée et moi sommes les seuls à l’avoir sentie. Ce fut rapide, presque doux. Nous n’avons pas jugé nécessaire de réveiller les autres.

Cela fait maintenant partie du quotidien : une évaluation spontanée, à la seconde presque, de la secousse. Faut-il courir, craindre pour sa vie, chercher à protéger ses proches, ou laisser passer sans bouger ? Depuis le 12 janvier, on se pose ces questions au moins deux fois par jour. Le ministre de la Jeunesse et des Sports et la ministre de la Culture et de la Communication ont parlé à la presse. Ils devraient le faire plus souvent. 385 centres (il n’aime pas le mot "camp") selon le ministre de la Jeunesse. Il parle sans doute des grandes surfaces. Il y en a bien plus si l’on compte les multiples terrains vagues sur lesquels des groupes de personnes se sont établis. La ministre de la Communication parle des actions qui sont en cours.

Ce qu’on demande à l’État - on n’a pas fini de le dire - c’est de renseigner et de coordonner. De bons pas dans la bonne direction. "L’Alternative", la formation politique réunissant les principaux partis de l’opposition (molle) a sorti un communiqué qui n’est pas nul. Des propos rassembleurs. Un appel à la solidarité. Dans le respect de la souveraineté. Il y a aussi un des chefs du vaudou qui a pris la parole. Ce qu’il dit n’est pas différent de ce que disent certains catholiques. Les fosses communes, les cadavres enterrés sans avoir été identifiés, cela ne correspond pas aux traditions. Il manque les rituels ordinaires. Mais ce n’est pas une mort ordinaire qui plane sur le pays, ce n’est pas une mort "naturelle", dit un passant. Plus tard, on pourra envisager des cérémonies oecuméniques (il serait temps que les religions fassent la paix). Pour l’instant, il faut dégager les rues, protéger les vivants de la chair qui pourrit sous les décombres.

Il n’est pas facile de convaincre une foule de son erreur, surtout lorsqu’elle a faim

Ruée vers l’aéroport. Mais les Américains, contrairement aux rumeurs qui les voudraient plus généreux, ne laissent partir que les citoyens américains en direction des États-Unis. On découvre que des personnes qu’on croyait connaître avaient un passeport américain en réserve. Surprise parfois douloureuse. Il y a aussi le mouvement inverse. Des jeunes qui cherchent à entrer dans le pays, qui offrent leur aide. Leurs parents ont parfois tout fait pour qu’ils soient le moins haïtiens possible. Échec des stratégies d’éloignement. Ils veulent revenir, ne serait-ce que quelques jours, quelques semaines. Aider. Certains parviennent à rentrer. On ne leur demande pas trop comment. On est content de les voir. Ils s’activent. Ce mouvement vers le pays a quelque chose de réconfortant.

Brouhaha, confusion, coups de feu dans la zone de l’ambassade des États-Unis. La foule aurait cru que la nourriture qu’un camion devait livrer aux militaires qui encerclent l’ambassade lui était destinée. Il n’est pas facile de convaincre une foule de son erreur, surtout lorsqu’elle a faim. Dans l’après-midi, un direct sur CNN. Sur la route, je remarque les camions, les pelles mécaniques. Le travail de déblayage est en cours. Une rue est bloquée. Le taxi moto se faufile dans des chemins non asphaltés. Nous débouchons sur un marché : légumes, bananes. Les gens s’accrochent à la vie. La mauvaise part de la journée. À l’entrée de l’hôtel autrement fermé où est logée l’équipe de CNN, l’agent de sécurité refuse de me laisser passer. Il bloque tous les Haïtiens. Quelqu’un lui crie que c’est ça le mal du pays : le non-respect de ses semblables, et que les personnes qu’il bloque ne sont pas venues mendier. Le patron arrive et s’excuse.

Mais le mal est fait. Avant le tremblement de terre, l’un des malheurs de ce pays c’était le "deux poids, deux mesures" qui fixe des traitements différents selon des critères odieux. Après un tel malheur, de telles pratiques peuvent-elles se maintenir ? Je me promets de poser la question à l’agent de sécurité et au patron. Mais après l’entrevue, j’oublie. Je contemple le Champ de Mars, la place des Héros transformée en refuge. Il ne s’était pas trompé, celui qui disait : c’est le mauvais côté de l’histoire qui fait l’histoire.


JEUDI 21 JANVIER : À Port-au-Prince, les scènes et les odeurs contrastent

Tour de la ville ce matin, en taxi moto. Avec Jimmy qui fait office de chauffeur privé. On a trouvé de l’essence dans une station. Pas trop de bagarre. Je m’attendais à plus. Comme hier, quand avec le comité de crise établi par les jeunes du quartier on a distribué de l’eau potable (pas beaucoup, ce qu’on avait pu trouver) aux représentants des familles. Me serais-je laissé influencer par ceux qui parlent de pillage et de violence ? Quelques injures, quelques tentatives d’échapper à la queue. Pas plus. Certes, il y a des quartiers où les choses sont plus compliquées, mais les gens ne dévorent pas leur prochain pour emporter ce qu’ils peuvent.

Dans les quartiers du bas de la ville, les scènes et les odeurs contrastent. Des femmes qui arrosent leur devanture, balaient leurs coins de rue. Les dalles effondrées. Un voeu de propreté par-ci. Une odeur de mort par-là. Il y a des cadavres sous les gros immeubles qui se sont effondrés. Je croise des personnes que je connais qui ont perdu des proches. On ne parle pas des morts. Entrevue avec des journalistes français. Ils admettent qu’ils n’ont pas vu les scènes de violence qu’on leur prédisait. Il y a de l’ordre à mettre dans les discours. Il y a aussi une volonté de recommencer à vivre ou plutôt de recommencer des vies individuelles et de commencer une vie collective. Des gens parlent de bibliothérapie . D’autres de rencontrer les responsables scolaires. D’autres encore de créer des comités bénévoles de professionnels qualifiés, pour inspecter les immeubles, voir lesquels doivent être abattus, lesquels peuvent être utilisés. J’entends des gens qui parlent des produits agricoles dont il faut encourager et augmenter la production, nourrissants et faciles à produire.

Penser à tout en même temps

J’entends aussi à la radio de plus en plus de propos pertinents et cohérents. Quelques heures après le séisme du 12 janvier et dans les jours qui suivaient, on entendait le silence de l’État et parfois des délires inquiétants : abandonner la direction du pays à un comité scientifique constitué de grands mystiques (!), la mer qui allait recouvrir l’ensemble du pays... Ca commence à parler sérieusement. On n’oublie pas que 2010 est une année électorale, que les législatives devaient avoir lieu dans quelques semaines, la présidentielle dans quelques mois. Trouver des solutions rationnelles. L’un des enjeux majeurs est de ne pas laisser le tremblement de terre freiner le cours du processus démocratique. À la fin du mandat du président Préval, mettre en place un gouvernement provisoire si les élections ne peuvent avoir lieu tout de suite, c’est une proposition qui semble avoir des échos. Le problème, c’est qu’il faut penser à tout en même temps. On entend aussi les responsables de l’État haïtien et de l’État américain "préciser" qu’il ne s’agit pas d’une occupation. Cela veut dire qu’ils entendent le grondement et comprennent que les Haïtiens dans leur majorité ne souhaitent pas que l’aide vienne les priver de leurs droits politiques.

Retour dans les rues. Le Champ de Mars, cela se vide et se remplit. Hier, des camions ont transporté des sinistrés vers l’ancien ranch de Jean-Claude Duvalier (oui, il possédait un ranch, à chacun son petit Texas). Leurs places ont été prises. Si de nombreuses rues semblent vides, les abris établis sur les terrains vagues, dans les clubs disposant de grands terrains et sur les terrains vagues, ne désemplissent pas. Cette ville était pleine comme un oeuf, et les gens ont beau s’en aller vers le sud ou le nord, il reste beaucoup de monde.

L’État, on y revient toujours

Midi. Nouvelle secousse. Le pot de fleurs à côté de l’ordinateur a bougé sans me demander la permission. Cela n’en finira donc jamais. Sur une station de radio, on interroge un psychologue sur cette sensation de déséquilibre constant, de vertige, que beaucoup de personnes disent éprouver. C’est psychologique, répond le psychologue. Merci de l’information, monsieur le spécialiste. Mais il faut un discours de la part de l’État et des techniciens qui informe et rassure tout en indiquant l’attitude que la population doit avoir en ce qui concerne ces répliques. Qu’il soit absent ou présent, L’État, on y revient toujours.

Aujourd’hui, nouvelle distribution d’eau dans le quartier. Cette fois, c’est le pasteur qui en a trouvé. Je ne supporte pas l’homme. Pas à cause de ses croyances. Mais à cause du bruit de ses prêches et de sa voix qui chante faux. Mais il a amené de l’eau. Et avec les membres du comité, on discute de l’avenir. Il faudra installer des choses qui n’existent pas. Entre autres une petite bibliothèque. Faudra inclure dans la charte du quartier une clause sur la limitation du volume des haut-parleurs. Mais on aura le temps de parler de cela.


MERCREDI 20 JANVIER : La colère au réveil

Contre la bêtise des hommes et celle des éléments. La terre a encore tremblé. Dans mon quartier, une maison déjà abîmée par le séisme du 12 janvier s’est effondrée. Quelle terrible sensation pour une population que de se sentir persécutée par un ennemi caché sous ses pieds, qu’elle ne peut ni vaincre, ni convaincre, ni juger. Voilà pour la bêtise des éléments. Celle des hommes, on peut la condamner. Une phrase fait le tour du monde : "La population fuit la violence et la misère et se réfugie dans les provinces." Elle vient d’un organe de presse français. Elle est reprise par une radio haïtienne. L’aliénation, ça existe même en temps de crise. Pour quelques petits bourgeois de Port-au-Prince, experts dans l’art du mimétisme et trop paresseux pour sillonner les rues, si les Français le disent, cela doit être vrai. Moi, j’ai marché dans les rues. La violence ? Soyons sérieux. Par rapport à ce qu’on a pu voir ailleurs. Mais je ne devrais pas écrire cela, peut-être qu’ailleurs aussi une certaine presse a exagéré.

Je suis content qu’Anderson Cooper ait lui-même reconnu que la presse exagère en donnant l’impression que Port-au-Prince est livrée aux pillards. C’est vrai qu’on pourrait parler un peu plus des formes de solidarité développées par la population. Du travail des sauveteurs et des médecins. Des besoins réels. Des comités de quartier qui se mettent en place. Aujourd’hui, je vais à la recherche de l’eau. Le quartier a besoin d’eau potable. Avant le séisme, on en achetait, chacun selon sa bourse. Mais la plupart des gens vivent au jour le jour, et depuis une semaine ils ne gagnent rien. Ils n’ont pas les gourdes qu’il faudrait pour un sachet, une bouteille ou un seau. Et même quand ils les auraient, l’eau est rare. Les camions ne passent plus. Un ami m’a promis de nous faire livrer un camion pour les besoins du quartier. Le comité constitué essentiellement de jeunes s’occupera de la distribution. Ils ont déjà creusé une fosse et s’assurent que les gens qui habitent les rues l’utilisent. J’aime ces jeunes. Ce pays ne leur a rien donné, mais ils ne veulent pas le perdre. Peut-être même souhaitent-ils le changer. Pour eux. Et pour les autres.

Les horreurs ponctuelles et les horreurs structurelles

Le comité s’occupe des problèmes immédiats, mais il pense aussi à l’avenir, quand viendra le temps de reconstruire. Je sors. On parle de l’immense travail accompli par les médecins haïtiens et étrangers. Certains ne dorment presque pas. On parle aussi du travail des sauveteurs. Certains, mais je ne peux pas confirmer, donnent une note excellente aux Israéliens et aux Français. La République dominicaine, notre vieille ennemie, aiderait aussi beaucoup. Sur l’aide, les avis sont partagés. Un grand merci, mais toujours la crainte qu’il se joue autre chose. Des voix, de plus en plus nombreuses, s’interrogent sur la nécessité de tant de soldats américains. Cette affaire d’un avion-hôpital qui n’a pu atterrir n’en finit pas d’inquiéter, d’écoeurer.

Suite à la secousse de ce matin, je reçois beaucoup d’appels de l’étranger. Les amis s’inquiètent. Veulent savoir ce qu’ils peuvent faire. Je ne sais pas quoi leur dire. Aujourd’hui, les problèmes les plus graves restent les abris et les soins médicaux, l’eau et la nourriture. À Port-au-Prince, nous sommes tous sinistrés, mais il y en a qui le sont plus que d’autres. Mon ami m’a appelé. Il devrait nous trouver de l’eau. Pour le quartier. J’ai vu l’eau de puits que la plupart des gens utilisent pour cuire leurs aliments. Il y a quelques années, nous avions demandé une analyse. Elle n’est pas potable. Je réalise qu’un grand nombre de familles l’utilisaient déjà avant le tremblement de terre. Il y a les horreurs ponctuelles et les horreurs structurelles. J’ai demandé aux jeunes du comité de faire campagne contre l’utilisation de cette eau. L’urgence est de leur trouver le mot. J’attends l’appel de mon ami. S’il n’appelle pas, j’irai voir. Il y a des jours et des situations où il serait bête de se répéter : il n’est que d’attendre.


MARDI 19 JANVIER : Vivre avec la mort
Port-au-Prince, mardi 19 janvier. 9 heures. Dans certains quartiers, la capitale a tout d’une ville déserte. Peu de voitures, de passants. Des ruines. Et quelques braves qui essayent de sortir des objets, des souvenirs, sous les décombres.
Ce n’est plus vraiment des vivants que l’on cherche. Sur les ruines de la maison de mon amie Georgia Nicolas, coordonnatrice de l’Atelier Jeudi Soir, nous constatons, avec un ingénieur et quelques ouvriers, l’ampleur du désastre. Qu’est-ce qu’un grand désastre sinon la somme de milliers de petits désastres ! Chaque petit désastre est en soi immense. Des vies, des carrières. Sept jours après la catastrophe, l’après commence.

Je demande à un ouvrier des nouvelles de Josué, l’homme à tout bien faire du quartier (gardien, coiffeur...). Il est mort, il est quelque part sous les ruines, quelques maisons plus loin. Un coup d’oeil vers les ruines de la maison indiquée. Exit Josué. Un jeune doberman nous a rejoints. Il semble nous avoir choisis comme parents adoptifs. La maison de ses maîtres a sans doute été détruite. La veille, sa famille a enterré notre amie Valérie, une ancienne membre de l’atelier qui dirigeait une école de théâtre. Cela s’est passé dans un autre quartier, au bas de la ville. Un immeuble a traversé la rue, comme un immense projectile, pour frapper de plein fouet une école, une église et une bibliothèque.

On ne peut pas pleurer tant de morts en même temps. Cela en devient presque ridicule. On ne peut pas choisir dans le tas. J’ai rencontré aussi mon ami Danice, le graphiste du journal Le Matin. Il a perdu sa femme et ses deux enfants. Le directeur du journal n’est pas en reste : sa femme et ses trois enfants, qui étaient venus des États-Unis pour passer les fêtes avec lui, font partie des victimes. Ce foutu tremblement de terre n’aura laissé personne sans son lot de morts.

Vigilance, mais aussi exactions

Personne sans son lot de morts, c’est l’une des vérités du début de l’après. Je descends vers radio Kiskeya qui a recommencé à fonctionner depuis la veille. Je vais aux nouvelles. La distribution de l’aide qui pose toujours problème par manque de coordination. Les dernières (?) tentatives et espérances des sauveteurs pour sortir les derniers (?) survivants des décombres. Les petits vols des voyous s’infiltrant la nuit sous les ruines pour piquer un ordinateur, un gadget ou du cash. Les réactions de la police qui agit dans certains quartiers, exerce des contrôles, souvent sans nuances. Vigilance, mais aussi exactions. Tu as trouvé ça où ? En attendant, on t’arrête, tu t’expliqueras plus tard.

Quelques viols. Des cas de pillage. Carrefour, Pétion-Ville, le boulevard Jean-Jacques Dessalines... Une chose semble certaine, ni la police ni la population n’épargneront les bandits. Dans de nombreux quartiers, les jeunes ont monté des comités. La sécurité de la zone fait partie des priorités. Pas malin, celui qui se fera prendre. Les gens ont besoin d’abris, d’eau potable, de nourriture. Ils n’auront ni le temps ni l’envie de jouer aux démocrates avec les voleurs, les violeurs et les assassins.

Beaucoup de questions. Les questions sur les intentions des uns et des autres donneurs d’aide. Sur celles des États-Unis en particulier qui contrôlent désormais l’aéroport et annoncent l’envoi de troupes, de nouvelles troupes. Le gouvernement sort lentement de son mutisme, mais ce n’est pas encore suffisant ni suffisamment clair pour rassurer vraiment. Je rentre. Port-au-Prince semble s’être vidé. Ce qu’il en reste dort dans les rues. Les uns, parce qu’ils n’ont plus de maisons. Les autres, parce qu’ils ne veulent pas encore rentrer chez eux. Je les comprends. J’ai développé une peur bleue des douches et des salles de bain.
Parmi les rumeurs, des riches (il en est même dans le malheur) auraient affrété des avions privés. Pour eux aussi se pose la question, sans doute différemment : comment vivre après la mort ?