La fille à l’écharpe rouge

Écrit par KLEIN Chloé (4ème, Collège Saut du Lièvre de Bischwiller), sujet 2. Publié en l’état.

-Je ne sais pas, je sais seulement qu’ils fuient, comme nous.
C’étaient les mots que j’adressai à ma petite sœur.
-Hayia, je ne sais pas quel est le lieu exact de notre destination, mais papa et maman nous ont demandé de fuir, de gagner la frontière, il faut leur obéir.
-Oui, Etane, répondit-elle, pleine de confiance.
Il faisait nuit. Je tenais fermement Hayia, ma sœur, par la main. Tout le monde fuyait en espérant arriver dans un lieu plus calme. Autour de nous tout était détruit et en feu et les gens criaient. J’avançais machinalement en fixant l’écharpe rouge d’une fille qui se tenait quelques mètres devant moi. J’essayais de plonger mentalement dedans, de me perdre dans ce bout de tissu rouge, d’y rester bien au chaud, serrant ma sœur contre moi, à l’abri du malheur de ce monde hostile. J’essayais d’oublier le froid, les pleurs, les cris. J’essayais de me sentir en sécurité, de disparaître pour toujours.

Bien vite, je revins à la réalité, dans ce monde plein d’angoisse, d’inquiétude, de tristesse. Ce monde que je croyais tellement beau mais que les gens fuyaient en courant. Ce monde que l’humanité avait rendu douloureux et où l’on ne pensait plus qu’à soi, oubliant les autres, oubliant qu’avant ce n’était pas comme cela. D’ailleurs avant, c’était comment ? Je ne savais plus, cela faisait tellement longtemps que je vivais dans la misère et le chagrin.

J’essayais d’imaginer un monde où chacun penserait à l’autre avant de penser à soi, où il n’y aurait plus de peur, plus de tristesse, où l’on ne critiquerait pas derrière le dos des gens, où on n’aurait ni froid ni faim. Un monde où il n’y aurait plus de différences, où il n’y aurait qu’amour, joie, paix, patience, gentillesse, oui, tout le monde s’aiderait mutuellement et ce serait merveilleux ! J’avais la certitude qu’un jour c’était comme cela. Un homme avait dû avoir une idée, il avait voulu être admiré. Un autre aurait donc été jaloux. Les critiques, l’égoïsme, les rivalités, les querelles, les divisions avaient commencé de part et d’autre et les guerres s’étaient déclenchées. Le monde s’était alors rempli de malheur, de sang, de souffrance, de détresse… Pourquoi ? Parce que les gens n’avaient pensé qu’à eux, oubliant les autres et leurs douleurs.

Je regardais en direction d’Hayia. Elle continuait de marcher les yeux fermés, ses mains étaient glacées, je sentais près de moi son souffle froid. Je voyais ses habits déchirés, ses lèvres gercées, ses petits yeux qui n’arrivaient plus à s’ouvrir, ses pieds qui buttaient contre le moindre caillou et j’eus peur. J’eus peur de la mort qui s’approchait peu à peu de ma sœur. Je la pris dans mes bras, l’enveloppai de ma veste et je sentais son petit cœur qui battait doucement. Elle était à l’abri, près de moi, et personne ne pouvait me l’enlever.

Nous marchions depuis deux jours sans rien manger. Les jours se faisaient de plus en plus longs et douloureux. Les pieds de ma sœur ne pouvaient plus supporter son corps et je devais la porter sur mon dos, qui lui non plus ne supportait plus son corps, trop lourd pour moi. Malgré cela je continuais mes efforts, j’avançais, il me fallait la garder près de moi. J’observais à longueur de journée son petit corps tout maigre et j’essayais par tous les moyens de trouver quelque chose d’autre à manger que des feuilles. Un jour, je me décidai enfin à faire une pause. Je m’arrêtai devant une maison où je vis des poules. J’enviais ces poules qui n’avaient sûrement pas froid dans la paille, qui devaient sûrement avoir de quoi manger et qui n’avaient pas besoin de marcher. J’entendis une porte s’ouvrir et je vis une vieille dame qui donnait du pain à ses poules. Quand elle referma la porte j’escaladai le grillage, je pris le pain que les poules n’avaient pas encore mangé et une poignée de paille. Quand je revins auprès d’ Hayia, elle était réveillée et fit un grand sourire en voyant le pain. Je rembourrai sa veste de paille pour qu’elle ait moins froid. Je repris la route, ma sœur sur le dos, les poches remplies de pain.

Sur le chemin, je revis la fille à l’écharpe rouge. Elle était grande, elle avait de longs cheveux bruns clairs, de beaux yeux bruns, d’un brun tellement profond, qu’on pouvait se perdre dedans.

Ses lèvres, ainsi que son visage avaient perdu toutes leurs couleurs. Une chose me perturba chez elle. Bien que son visage soit d’une pâleur incroyable, elle avait une sorte de lueur qui brillait en elle et qui réchauffait le cœur de chacun, elle souriait à tout le monde. Pourtant, il n’y avait pas de quoi être heureuse. Elle était dans la même misère que nous, mais ses lèvres pâles souriaient et ses deux yeux bruns s’agitaient gaiement. Quelques-uns l’observaient, attendant avec hâte de recevoir un sourire qui pourrait peut-être égayer leur journée. D’autres la regardaient de haut en chuchotant tout bas qu’elle ne prenait rien au sérieux et que ce n’était pas le moment de sourire. Elle marchait lentement, très lentement, puis sans prévenir, elle tomba à terre. Personne ne fit plus attention à elle, sauf ma sœur.
- Etane, il faut l’aider !
- Comment veux-tu l’aider ? Nous n’arrivons même pas à survivre nous-mêmes ! Nous sommes à bout de forces.
- Mais nous pouvons lui donner notre pain !
- Non ! Je suis sûre qu’elle le fait exprès pour qu’on l’aide, on a tous faim et froid ici ! On ne la connaît même pas ! Crois-tu qu’elle nous donnerait son pain si tu étais par terre ? Non ! Et puis quelqu’un l’aidera sûrement à notre place.
Après tout, c’était vrai, elle ne devait pas avoir tellement besoin d’aide, sinon elle ne sourirait pas. Et puis, je ne la connaissais même pas. Pourquoi devrais-je l’aider ? Elle n’était pas comme moi, elle s’amusait à sourire dans les moments les plus difficiles. Elle voulait essayer de nous donner de faux espoirs. Elle n’avait pas besoin d’aide. Si j’étais à sa place, on ne m’aiderait sûrement pas. On a tous besoin d’aide ici, mais on ne se laisse pas tomber par terre, nous. J’avais besoin de ce pain pour Hayia.

Ma sœur boudait depuis que j’avais refusé d’aider la jeune fille. J’essayais par tous les moyens de la faire sourire mais dans ces conditions c’était impossible. Je sais qu’elle aurait voulu aider cette fille, et même si au fond de moi je me disais qu’elle avait tort et qu’elle était trop naïve, je savais qu’elle avait raison. Tous les malheurs de la vie, toutes les méchancetés, les préjugés et l’égoïsme des hommes ne l’atteignaient pas encore, ma petite sœur… Elle était encore si jeune, le cœur rempli de bonheur, de joie et de gentillesse, regardant le monde de façon idyllique, avec des yeux d’enfant si pure. Je la pris dans mes bras, espérant que jamais la misère et le chagrin ne remplaceraient l’amour, la paix et le partage. Je la tenais près de moi. J’entendais les battements de son cœur, comme si c’étaient les miens. J’essayais de ne faire plus qu’un avec elle, pour la garder à jamais près de moi, en sécurité. Je voulais, moi aussi, voir le monde heureux, voir le monde comme je le rêvais, comme j’aimerais qu’il soit en réalité. Et là, comme si j’avais pris conscience de l’importance des choses, pris conscience des autres avant moi, je regrettai de ne pas avoir aidé cette fille.

Je n’avais pensé qu’à moi, par pur égoïsme. N’était-ce pas ce que je reprochais au monde d’aujourd’hui ? J’avais jugé cette fille non pas sur ce qu’elle était mais sur ce que je voyais et ce que je voulais voir. Nous vivons tous dans ce même monde de chaos, nous avons tous les mêmes difficultés de survie, pourtant personne ne s’entraide, et moi le premier.

Nous avions réussi à nous intégrer dans un groupe d’une vingtaine de personnes qui comme nous espéraient rejoindre la frontière. Nous marchions toute la journée et toute la nuit, dormions quelques heures et mangions quelques feuilles avant de repartir. Je gardais presque tout le temps Hayia dans mes bras, de peur de la perdre. Pour la distraire, je lui racontais des histoires en donnant des formes aux arbres et aux nuages. Nous traversions des paysages magnifiques et je les admirais pendant des heures. Nous nous rapprochions de plus en plus de la frontière mais ma sœur devenait de plus en plus malade. Je me réjouissais de pouvoir enfin rejoindre un lieu calme, en sécurité, où nous pourrions avoir une nouvelle vie, mais j’avais peur qu’Hayia ne me quitte avant qu’on n’arrive à la frontière.

Une nuit, alors que je n’arrivais pas à dormir, je repensai à mes parents. Où pouvaient-ils bien être ? Peut-être étaient-ils morts ? J’avais tellement besoin de leur parler, de leur dire que le monde n’était pas du tout comme je le pensais mais que je protégeais Hayia aussi bien que je pouvais. Alors je m’agenouillai et je dis à voix basse : « Papa, maman, ne vous inquiétez pas, je m’occupe bien d’Hayia. Bientôt, nous serons à la frontière et on s’occupera de nous. On nous donnera à manger et nous pourrons commencer une nouvelle vie. J’ai tellement hâte de voir autre chose que des cris et des pleurs. Je ne pensais pas que la peur, la tristesse et la mort étaient si près de nous. Le monde est difficile à comprendre ! Vous me manquez et j’ai très peur. »

Le lendemain matin je n’arrivais plus à réveiller ma sœur, j’avais très peur, mais son cœur battait encore, ce qui me donnait du courage. Elle passa la moitié de la journée sur mon dos, quand enfin elle se réveilla. Elle était brûlante de fièvre, ses lèvres et ses mains tremblaient. Elle n’arrivait pas à tenir debout et à formuler correctement une phrase. Elle était sûrement déshydratée et je devais trouver de l’eau. Je continuais de marcher sans m’arrêter. Je ne dormais plus, espérant arriver à la frontière le plus vite possible. Je la sentais, la mort qui s’approchait pas à pas, elle me narguait et chaque jour faisait battre moins vite et moins fort le cœur de ma sœur. La mort essaya par tous les moyens de l’arracher de mes bras mais je gardais Hayia près de mon cœur, en sécurité.

Un matin, des hurlements se firent entendre de toutes parts et tout le monde criait : « La frontière, la frontière !!! » Je courus de toutes mes forces, ma sœur dans les bras, et là je vis ses yeux qui commencèrent à se fermer. Je me mis à crier « Non ! Reste avec moi ! »

Hayia rouvrit les yeux me fit un léger sourire comme pour me dire : « Ne t’inquiète pas. » Une fois la frontière passée, je courus en direction de la première personne que je vis. J’étais sauvé et ma sœur aussi.
-J’ai besoin d’eau pour ma sœur elle est déshydratée ! hurlai-je.
J’avais peur pour ma sœur mais je sentais au fond de moi du soulagement en voyant cette dame qui allait m’aider et me donner de l’eau, beaucoup d’eau. Mais la dame ne me donna rien et elle cria :
-Tout le monde doit attendre ! Mettez-vous derrière les barrières !
Une femme cria : « On a soif ! » On nous indiqua une table où on servait de l’eau. La file était immense. Je sentais que ma sœur ne pouvait plus tenir.
-Ma sœur va mourir !
-Nous allons nous occuper d’elle. Rejoignez ce groupe ! dit la dame en me désignant une dizaine d’hommes qui s’occupaient déjà de beaucoup de personnes.
J’étais trop petit et je n’arrivais pas à me frayer un chemin jusqu’au groupe d’hommes. Il y avait des gens partout et je perdais espoir.

C’était fini, la mort allait gagner, elle allait prendre ma sœur, me la voler et je ne pouvais rien faire. Je devais rester impuissant devant cet horrible spectacle. Mes larmes se mirent à ruisseler sur mes joues. Le vent soufflait dans mon dos. Je caressais la joue de ma sœur, profitant de ces derniers instants où elle était encore avec moi. Elle était si belle.
-Ne t’inquiète pas. Tu sais, je vais bien, Etane, murmura-t-elle.
Non, elle n’allait pas bien, il lui fallait de l’eau et des soins médicaux tout de suite, mais c’était impossible. Je la pris dans mes bras, j’écoutais son cœur, admirais ses cheveux, son visage et ses yeux encore vivants. Je la berçais tranquillement, en lui rappelant que papa, maman et moi l’aimions et l’aimerions toujours. Je lui décrivais des paysages magnifiques et un monde heureux.
-Tu sais, me dit-elle. Le monde est beau il suffit de le regarder avec de beaux yeux plutôt qu’avec des yeux remplis de larmes.
Alors je séchai mes larmes et je lui répondis :
-Oui, le monde est beau.
Elle me fit un sourire et posa sa tête par terre.

Je me mis à courir dans tous les sens, demandant de l’aide à droite, à gauche. Mais on me considérait comme un fou ou on ne faisait pas attention à moi. Pourquoi me laissait-on ainsi ? J’avais besoin d’aide ! J’hurlais partout : « Aidez-moi ! Aidez-moi ! » Je me mis à pleurer mais personne ne vint vers moi. Tout le monde devait penser que je ne valais pas la peine d’être aidé, tout le monde devait se dire qu’ils avaient déjà assez de problèmes. Je voyais dans les regards de chacun des jugements et encore des jugements. Je me sentais envahi par le poids de tous ces regards. « Ils ne veulent pas m’aider parce qu’ils ne me connaissent pas, moi, je suis différent. » Je me mis à regarder chaque personne attentivement et je me rendis compte que nous étions tous différents et que nous ne devrions pas être impressionnés par ces différences. Je savais dès à présent que personne ne viendrait m’aider car le monde est comme ça, individualiste, même moi j’étais comme ça. Je ne devais pas me plaindre, j’avais fait exactement la même chose il y avait quelques jours. J’avais vu cette fille à l’écharpe rouge qui avait besoin d’aide, j’avais vu son sourire, son visage. Elle était différente, certes, elle était la fille qui souriait envers et contre tout, indécemment disaient-ils, ceux qui ne la comprenaient pas. Je ne l’avais pas aidée, je m’étais laissé impressionner par de faux jugements et par la différence. Je m’en voulais tellement maintenant, mais il était trop tard. Les rôles s’étaient inversés, c’est moi désormais qui étais dans le besoin et qui ne recevrait rien.

A ce moment-là, une jeune femme vint vers moi. Elle tendit une bouteille d’eau à ma sœur qui but à petites gorgées. Elle la prit de mes bras et se précipita vers les hommes qui s’occupaient des soins médicaux. Elle était grande, et se fraya un chemin rapidement. Hayia fut couchée sur un brancard, on la mit dans une camionnette, on lui donna encore quelques gorgées d’eau et un repas lui permettant de reprendre des forces. On la recouvrit d’une petite couverture et elle s’endormit. Cette jeune femme m’avait aidé et venait de sauver la vie de ma sœur.
Soudain je vis son visage. C’était la fille à l’écharpe rouge. Celle que j’avais abandonnée, celle que je n’avais pas aidée, celle que j’avais ignorée. Je n’avais rien fait pour elle mais elle, tout pour moi.
-Pourquoi m’as-tu aidé ? demandai-je, un peu honteux.
-Tu avais besoin d’aide ! s’exclama-t-elle.
-Mais je ne t’ai pas aidée moi, quand tu es tombée, répondis-je, les yeux baissés.
-Je sais, mais ça ne change rien. Tu n’es peut-être pas le plus parfait des hommes, tu m’as ignorée, mais tu es comme moi, un humain qui vit dans le même monde que moi. Tu sais je ne fais plus attention aux jugements. Je sais que tu m’as mal jugée, j’aurais pu moi aussi t’ignorer mais je ne veux plus me fier aux préjugés juste parce que qu’on est différents. Je ne veux plus avoir peur des critiques, je ne veux plus avoir peur de la différence. Je ne veux plus faire comme tout le monde. Je veux comprendre les autres et me mettre à leur place. Tout le monde est différent, unique et important. Tout le monde vaut la peine d’être aidé. Personne ne mérite d’être abandonné. Je comprends que tu n’as pas voulu m’aider car tu avais peur pour ta sœur, et tu étais à bout de forces. J’ai bien vu que tu serais prêt à te sacrifier pour Hayia. Je ne regrette pas de t’avoir aidé. Je te le répète, tout le monde vaut la peine d’exister et d’être aidé, tout le monde est important.

Sur ces derniers mots, elle sourit et partit, me laissant avec ma sœur vivante.
Elle avait raison. Chacun vaut la peine d’être aidé, chacun vaut la peine qu’on pense à l’Autre, qu’on lui porte de l’intérêt. Il ne faut pas se laisser impressionner par les préjugés et la peur de la différence.