La neige

Georges invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

Un vent glacial entre dans la pièce en même temps que le vieillard.

  • Je vous en prie.
  • Je te remercie.
  • Installez-vous près de la cheminée, je pense qu’il fait très froid ce soir.
  • Tu as raison, l’extérieur est mordant mais le froid ne me fait pas peur.
    Le vieil homme se dirige alors vers une chaise près de la fenêtre. Il s’immobilise et regarde un long moment le spectacle de la neige qui tombe. Son regard revient vers l’intérieur et en fait le tour. Il observe une pièce simple et en désordre. Dans un coin, une kitchenette où la vaisselle de plusieurs jours traîne dans l’évier. Une casserole à moitié brûlée attend sur la plaque de cuisson. A côté, une armoire pour les vêtements posés en boule sur les étagères. A gauche, près de la fenêtre, un vieux lit défait avec des couvertures pêle-mêle. Au bout du lit, trois chaises autour d’une grande table jonchée de feuilles qui la recouvrent dans un désordre incroyable. Une lampe jaunâtre au plafond jette la lumière en douche sur la table. Le reste de la pièce est plongé dans la pénombre à l’exception d’un poêle à bois où flambe une énorme bûche au centre de la chambre.
    Le vieillard pose son sac de voyage, son bonnet près de la table et son manteau noir sur le dos de la chaise où il s’assoit. Il continue d’observer le spectacle qui se déroule dehors. Georges, la tête remplie de questions, ferme la porte et rejoint le vieillard.
  • Alors, vous avez dit que vous me connaissiez Monsieur ? Voulez-vous quelque chose de chaud à boire ? Quelque chose à manger ?
    Le vieillard reste silencieux et continue de fixer la nuit, le regard profond et pensif. Maintenant, Georges le détaille de plus près à la lumière de la lampe. Une longue chevelure blanche entoure un visage creusé par des rides profondes. Une bouche aux lèvres bien ourlées s’ouvre sur une expression difficile à analyser ; entre douleur et résignation. Un nez fin et droit coupe son visage en deux. Son faciès éclairé par deux yeux bleus acier est glacé comme le reflet de cette nuit d’hiver. La peau de son visage et de ses mains est glabre et cependant, parcourue de sillons creusés par le temps. Sa tête repose dans le creux de sa main droite, le coude sur la table. Il se tient droit, de toute la longueur de son dos.
    Il remarque que chacun de ses gestes semble suspendu dans l’espace ; il semble comme posé sur la chaise sans vraiment la toucher, tout comme aucun bruit de pas n’avait accompagné son déplacement du seuil de la porte à la table.
    Soudain, Georges est traversé par l’impression de l’avoir déjà vu. Où ? Quand ?
    Une longue minute silencieuse s’écoule. Puis d’une voix grave et énigmatique, le vieillard demande :
  • Sais-tu comment se déroule la vie sur terre d’un flocon de neige ?
  • Je pense oui, d’abord, le froid de l’hiver transforme l’eau du ciel en neige, elle finit par se répandre dans l’atmosphère et faire un manteau blanc à la surface de la terre, au grand bonheur des hommes, et en particulier des petits. La neige n’est rien d’autre qu’un évènement atmosphérique.
  • Mais sais-tu que chaque flocon a une structure unique, comme un enfant arrivant à la vie, pur et innocent, il traverse le temps de sa chute dans la légèreté et l’insouciance. Il est porté par le souffle du vent. Le vent l’emmènera au milieu d’une route, écrasé sous les roues d’un bus ou d’une voiture. Le flocon peut être posé sur le toit d’une maison, y passer sa vie de flocon ordinaire jusqu’au retour du printemps. Il peut blanchir un jardin public et amuser les enfants dans une grande bataille de boules de neige pleine de joies et de fous-rire. Il peut tomber sur le sommet d’une haute montagne, s’y installer en neige éternelle, et dominer le monde qu’il contemple et qui le contemple en retour. Chaque flocon est unique mais n’existe vraiment qu’au contact des autres flocons. Sa vie est éphémère, sa chance d’exister un peu plus longtemps ne se réalisera que s’il rejoint d’autres de ses semblables
  • L’individu est un peu comme un flocon de neige, avec sa structure propre et un ADN unique, multiplié à l’infini du monde.
  • Et toi Georges, quel flocon de neige es-tu ?
  • Pour l’instant, je suis bloqué sur ces pages blanches comme dans une tempête. La tempête est sous mon crâne. Le vent souffle avec une telle force que je ne sais pas où aller, où m’arrêter, où tomber.
  • Peut-être es-tu prisonnier de cette tempête ?
  • Je suis perdu
  • l’es-tu vraiment ?
  • Comment trouver mon chemin dans la tempête de mes idées confuses ? Et qui êtes-vous exactement ?
  • Je suis…
  • Oui, qui êtes-vous ?
  • Tu me connais mieux que moi-même. Mais d’abord, regarde autour de toi : tout est sens dessus -dessous ; ta cuisine ressemble aux cuisines de l’enfer, une vache ne trouverait pas son veau dans ce tas de vêtements sales ; retrouver le fil d’un récit dans cet amas de feuilles revient à trouver une aiguille dans une meule de foin. J’ai l’impression que la même confusion règne dans ton esprit. Si tu parviens à te débarrasser de ce désordre dans ta tête, alors tu comprendras qui je suis.
  • Il te faut peut-être sortir et te frotter au contact de tes semblables. La, tu trouveras sans doute la matière pour tes personnages. Ici, tout seul, tu es comme un flocon qui ne touche jamais le sol. Prends ce manteau, prends ce bonnet et va vers tes semblables. Là, il se fait tard. Va chercher une bûche pour ce poêle qui s’éteint.
    A ces mots, Georges sort dans la remise. Quand il revient, il ne reste aucune trace du vieil homme.
    Seul son bonnet, son sac vide et son manteau sont là, posés au même endroit.