La pêche à la grenouille

Ce fut au moment où la coque basculait que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour-là, pas plus que les jours suivants.

Quarante ans plus tôt. Simon avait alors huit ans.

C’était un après-midi d’automne, fin octobre. Le moment de l’année où les rayons du soleil sont plus bas, et font scintiller les feuilles parées d’orange, de jaune et même de rouge. La saison la plus colorée de l’année.

Mais ce jour-là, le soleil n’était pas là ; et c’est comme si toutes les couleurs du monde avaient disparues. A la place, un ciel gris souris et une légère brume. Le petit Simon regardait au dehors, l’air pensif, par la fenêtre de la cuisine. Il devait réviser sa leçon, sa maman le lui avait demandé, mais lui ne voulait pas. Il pensait, à la place, à son père, parti depuis près d’un mois à la guerre. Sa maman avait reçu une lettre, il y avait deux jours maintenant, dans laquelle son père disait que tout allait bien, les soldats n’avaient pas encore fait un seul combat et la plupart des hommes commençaient à s’ennuyer. Simon trouvait ça drôle comme guerre, et s’imaginait son père dans cette brume humide à attendre, fusil à la main, que quelque chose bouge.

Seize heure venait de sonner à la pendule du salon, quand André déboula dans la cuisine. André entrait toujours chez Simon sans toquer, et il filait à travers la maison pour tirer son copain de la couvée de sa mère. Ensemble, ils avaient fait les quatre-cents coups, dans le village et la campagne environnante. Ce jour-là, André était tout énervé. Vêtu encore d’un short, malgré le temps qui commençait à refroidir, et d’une simple chemisette sous sa veste en toile trop grande, le petit bonhomme tenait dans sa main une bobine de fil. « Aller viens, je sais ce qu’on va faire cet après-midi ! », s’exclama André, sans même un bonjour. « Maintenant ? répondit Simon. Mais tu as vu le temps qu’il fait ?

– Rooh... Mais, dis, tu as peur que tes cheveux bouclent ou quoi ? Aller dépêche-toi, c’est le temps parfait ! »

Simon regarda encore dehors, l’air dubitatif. Qu’est-ce que son copain avait encore derrière la tête ? Comme en réponse à son interrogation, le petit André répliqua : « Viens, je te dis, ça va être amusant ! Je t’explique tout en chemin. » Alors, Simon descendit de sa chaise et alla nouer les lacets de ses bottines. C’est ainsi que les deux camarades quittèrent la maison pour le reste de la journée.

André guida son ami jusqu’au centre du village, ils passèrent devant l’Église puis tournèrent dans une petite rue juste avant l’épicerie de Mme Huguette, là où ils allaient chercher des sucreries, parfois, à la sortie de l’école. Au bout de cette rue, une forêt commençait peu après le panneau qui annonçait la fin du village. A moins de cent mètres du village, André tourna promptement sur la gauche. Au début, Simon fut surpris, il n’avait pas vu ce petit sentier de terre, caché presque entièrement par les feuillages. Ils n’avaient encore jamais pris, tous les deux, ce chemin, qui les fit descendre doucement à travers les conifères. Et plus ils descendaient, plus l’air se faisait humide et le jour sombre. Les deux garçons étaient assaillis des odeurs d’humus, de pins qui ont chauffé tout l’été et de roche mouillée. C’était excitant, ils se seraient vraiment crus dans une histoire d’aventuriers !

Simon restait silencieux, il savait qu’il ne tirerait pas un mot de la bouche de son ami. Alors, il le suivait sur ce long chemin mystérieux, les bottines déjà pleines de terre. En bas de la pente, le petit sentier débouchait sur un chemin, plus large et pavé, qui serpentait le long d’une rivière. Cette rivière, les enfants la connaissaient bien ; c’était leur point de rafraîchissement lors des chaudes journées de juillet. Ce même cours d’eau permettait de faire fonctionner le moulin du village d’à côté, et servait d’abreuvoir aux bêtes du terroir. C’est seulement une fois arrivé sur les pavés du chemin principal qu’André se retourna vers Simon et lui dit d’un ton plein d’entrain : « Il faut encore marcher un peu, j’ai repéré un spot rempli de grenouilles l’autre jour ! Et c’est le temps parfait pour la chasse à la reinette, aujourd’hui. » Avec cet enthousiasme qui berce l’enfance, les jeunes garçons continuèrent leur route en remontant le long de la rivière.

Là, dans les bois, un silence majestueux régnait, seulement troublé par le clapotis de l’eau et l’infime bruissement du vent dans les feuilles. C’était comme s’il n’y avait pas âme qui vive.

Arrivés au « spot à grenouilles », André et Simon préparèrent le matériel. Ils prirent une vieille cordelette ramenée par André et y attachèrent une tasse en ferraille toute cabossée, et percée de plusieurs trous. Durant plus d’une heure, les deux garçons s’amusèrent à pêcher, faisant remonter à la surface de nombreuses grenouilles, et pas que- un petit poisson s’étant glissé dans leur tasse, ainsi qu’un tesson de verre. Bientôt, ils remballèrent et commencèrent à repartir, quand Simon sentit un souffle glacé dans son dos. Quand il questionna son ami, celui-ci dit qu’il n’avait rien perçu. Mais l’air se refroidissait, c’était indubitable, et de manière anormale. Ils restèrent planté là, un moment, à essayer de ressentir cette froideur qui remontait du sol. Puis ils discernèrent le bruit d’un souffle, ou plutôt un râle ; comme si quelqu’un expulsait subitement tout l’air stocké dans ses poumons. Un râle à vous glacer le sang et vous faire retourner les yeux. Alors, sans se retourner, sans même se concerter du regard, les deux enfants partirent aussi vite que leurs petites jambes le leur permettaient.

C’est seulement de retour sur la route goudronnée, que les deux garçons s’autorisèrent à ralentir. Juste avant le panneau de leur village, ils se mirent même à en rire. Mais, malgré tout, un malaise restait ancré en eux.
André, la boîte de grenouilles qu’ils avaient pêchées cet après-midi entre les mains, finit par rompre le silence : « Dis, on va montrer notre butin à père Henri ? Il sera content de nous voir, je pense bien. » Alors ils changèrent de cap, direction la maisonnette du vieil homme.
Père Henri était un vieillard, l’un des rares survivants de la guerre des tranchées dans le village. Il avait toujours vécu ici, et connaissait les campagnes comme sa poche, amoureux de la nature qu’il était et bon pêcheur. Il parlait à n’importe qui le voulant bien, et se plaisait à raconter toutes sortes d’histoires étonnantes, véridiques ou non.

◊◊◊

Simon était transi de peur. Il savait. Il savait ce que c’était, et quand il tourna les yeux dans la direction où son chien ne cessait d’aboyer ; et qu’il vit ce qui se dressait là, à quelques mètres de lui. Il se rappela le conte que lui avait raconté le père Henri, quarante ans plus tôt, à lui et à... Il s’en rappela d’un coup, du conte, et de tous les évènements qui avaient suivi celui-là, comme si c’eut été hier. Comment ça commençait déjà… ? Ah oui : c’était l’histoire d’une…

◊◊◊

« C’est l’histoire d’une fée, commença Henri de sa voix usée.

  • Une fée ? » S’étonna Simon. Et le vieillard lui lança un tendre regard, comme pour lui intimer gentiment l’ordre de se taire. Il n’aimait pas qu’on l’interrompe alors qu’il racontait ses fameuses légendes. Il reprit : « C’est l’histoire d’une fée, qui vivait à une époque lointaine de celle-ci, une époque que je ne connais même pas, et qui était, alors, peuplée de chevaliers en armure et de gentes dames à grandes robes. La fée habitait ce même village, à cette époque, et elle foulait- ou plutôt volait au dessus- des mêmes rues que vous, aujourd’hui. Cette fée, d’une grande beauté, était très appréciée de tout le village, et aimait rendre services à ses habitants grâce à ses pouvoirs magiques très puissants. Personne ne lui voulait de mal. Et pourtant, une nuit quelqu’un pénétra chez elle alors qu’elle dormait… et on la retrouva morte le matin, dans le lit de la rivière qui passe au bas du village. »

Le père Henri fit une pause dans sa narration, scrutant, de ses yeux bleus délavés, les deux jeunes gens qui l’écoutaient captivés.

« Tout le monde avait supposé que le criminel avait déplacé sa victime, dans le but de la faire disparaître. On n’en sait toujours rien, qui l’a tuée et comment. Il est dit qu’elle avait été retrouvée avec ses ailes en lambeaux, et du sang sur sa robe de nuit. Mais c’est la tête dans l’eau qu’elle est morte . Noyée dans cette rivière.

« On raconte que, depuis, elle hante les rives du cour d’eau où elle est morte, à la recherche de son assassin. Il n’est pas rare qu’on retrouve, de temps à autre, un homme noyé dans cette rivière, sans aucune raison apparente puisqu’il était seul. Ceux qui ne connaissent pas cette histoire parlent de courants forts ou de changement de pression... » Il haussa les épaules tout en détournant le regard. Il avait l’air, tout de suite, bien plus fatigué qu’il n’en avait eu l’air auparavant ; mais ça, André et Simon ne pouvaient pas le remarquer.

Plus tard, peut-être deux jours après, les deux garçons étaient retournés pêcher la grenouille. C’était un temps clair cette fois, et quelques oiseaux chantaient encore sous les bois. L’après-midi se passait comme à son habitude : pleine d’exploration et de jeux. Arrivés au pied de la butte, sur le sentier de hallage, ils traversèrent le bosquet de sapins, en direction de l’endroit qu’avait découvert André, quelques jours plus tôt. Dans les sous-bois, toutes sortes de champignons proliféraient, et on pouvait parfois sentir leurs odeurs de vieille cave.

Il pêchèrent un bonne partie de l’après-midi, mais il était à peine dix-sept heures quand le ciel s’assombrit soudainement ; des nuages vaporeux couvrirent le ciel, tels un immense voile gris. C’était une atmosphère étrange, comme si le temps ralentissait. Les deux garçons quittèrent leur personnage de Robinson des Bois et, une fois l’euphorie du jeu évaporée, ils se sentirent, d’un coup, extrêmement seuls et vulnérables. Lentement, Simon se mis debout ; et, toujours avec cette même lenteur- si ce n’est plus- il pivota de cent-quatre-vingt degrés. Il se figea net dans son mouvement, les muscles engourdis par l’adrénaline, les yeux ronds de stupeur.

◊◊◊

Elle était là, flottant à un demi mètre du sol, bleuâtre et fantomatique. Elle portait sa robe de nuit blanche, comme l’avait raconté le père Henri, tachée de sang pourpre et dégoulinante- un drap mal essoré, qu’on aurait trempé dans la vase. Elle avança, d’abord calmement, vers le chien et son maître et Simon put remarquer que ses ailes ne lui étaient plus d’aucune utilité : elles pendaient piteusement dans son dos, lacérées avec haine. Le pêcheur eut, un instant, pitié d’elle.

Mais elle se précipitait vers lui, maintenant, son visage décharné se rapprochant furieusement, et ses yeux incandescents. Elle n’était plus une gentille fée du Moyen-Age. Son chien, froussard, était allé se réfugier, comme il le pouvait, derrière un buisson de genévrier.

Alors que cet affreux épouvantail se rapprochait dangereusement de lui, une main squelettique tendue vers son visage, Simon- au lieu de voir sa vie défiler, comme dans la plupart des romans d’horreur- n’avait en tête que la scène de sa première rencontre avec le fantôme de la fée. Nul homme ne survit face à elle, avait dit gravement le vieux Henri, quarante ans auparavant. Mais lui, petit garçon de huit ans y avait échappé. Comment ?

Trou noir. La stupeur, la vision de cette chose, sa canne à pêche improvisée qui tombe au sol (pourquoi était-il seul dans la forêt à pêcher la grenouille ?). Puis trou noir. Il ne savait pas comment il avait réussi à lui échapper la première fois.

Et elle se rapprochait encore. Et, quand elle fut arrivée suffisamment proche, elle s’arrêta, tourna le poignet de sa main tendue, dévoilant un petit cœur battant. Derrière elle, flottant au dessus de l’eau, des silhouettes, par centaine, apparurent. Des hommes, à l’apparence floue et translucide, comme si on avait voulu les effacer. Des hommes de toutes les époques, de tous les âges. Et, devant tous les autres, élevé au dessus d’un tapis de trèfles, un petit garçon était là. A gauche de son thorax, un trou. Dans sa veste de toile et ses chaussures toutes crottées, il regardait le Simon de quarante-huit ans avec un regard vide.

De partout, le froid s’insinuait dans son corps, allant même jusqu’à glacer son cœur. Alors, il se rendit compte que la fée lui tenait le poignet, de son affreuse main sans vie. Elle l’attirait, le tirait surtout, avec une hargne terrible. Mais il s’en rendit compte bien trop tard, trop obnubilé par ce petit garçon. Simon n’eut ni la force, ni le temps de freiner l’élan du fantôme ; et il se rendit compte bien trop tard qu’il s’apprêtait à rejoindre tous ces hommes blafards, qui regardaient la scène sans aucune expression. Durant un temps qui lui parut infini, où tout allait au ralenti, il voyait l’eau sombre et brillante se rapprocher, funestement, de lui. Il vit aussi, dans les dernières secondes, un élément qu’il n’avait alors pas remarqué : une canne à pêche de bois et de ficelle que tenait le petit, avant de la laisser tomber. Alors, tout remonta à la surface de sa mémoire. Puis, il coula ; maintenu par la fée, il se laissa submerger, accepta d’être emporté.

Depuis, un chien erre seul dans les bois.