La traversée

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave, le cœur tambourinant. La boue semblait retenir ses jambes. Elle combla l’espace qui la séparait de la forme avant de s’accroupir près d’elle. Le gros tas de varechs en était un en partie mais recouvrait autre chose. Sans avoir eu le temps de donner un coup de pied dedans, le tas de varechs se mit à se soulever frénétiquement. Ses pieds enfoncés dans la gadoue l’empêchait de courir.

La forme pâle se redressa pour découvrir un museau ensanglanté. Debout sur ses pattes arrière, le corps couvert de fourrure avait une allure particulièrement humaine. Derrière lui on pouvait distinguer trois queues flottantes. Lise était éblouie par cette créature qui, progressivement prennait de l’ampleur. Il tenait quelque chose dans ses grandes mains.
La fourrure semblait tendrement constituer un cocon autour de son protégé. Lise fixa les yeux pâles de cette créature qui lui semblait de plus en plus familière. Un nom lui vint à l’esprit : Inari. Le dieu Renard et messager de la mythologie japonaise. Un mythe… ancien mais un mythe.
Inari lui tendit ce qu’ il tenait si fort contre lui. Il fit un pas en avant, un pas chancelant, qui suffit à Lise pour le comprendre blessé. Elle prit ce qui était enroulé dans un drapé auquel quelques poils restaient accrochés. Sans pouvoir faire rien d’autre que ce que voulait l’Inari, Lise ne songea pas à s’enfuir. A l’ instant où il lui remettait ce à quoi il semblait tant tenir, il lui glissa à l’oreille. “La mauvaise augure. C’est la mauvaise augure.” Avant de s’écrouler au sol.

Aussitôt la terre se mit à trembler. Ce qu’il appelait “la mauvaise augure” semblait arriver. Les pointes et roches qui semblaient être des silex ou haches ressemblait à des os qui tendaient de plus en plus vers le ciel. Les vents contraires devenaient violents, la terre se soulèvait, la mer s’écrasait contre des murs invisibles avant de retomber en pluie sur les débris du sol.
L’Inari avait disparu. Des formes fantomatiques venaient du large, leur voix lointaines se perdaient parmi les bourrasques de vent.
Lise encore sous le choc réussit à lever un pied, il s’enfonca aussitôt encore plus profond dans le sol. Elle courut du mieux qu’ elle put en prenant garde de ne pas être, elle aussi, happée par la terre. Démons et esprits en colère se déchiraient. La nature elle-même se trouvait écrasée par l’emprise des voix. Les sifflements affluaient.
Lise atteignit sa voiture et, sans prendre le temps de jeter un œil sur ce que lui avait remis l’Inari, elle appuya sur l’accélérateur. Impossible d’avoir quelconque pensée logique. Elle roula vers le village le plus proche. S’éloignant le plus possible de la mer. Les sifflements, le vent, les voix, les grondements ne s’effaçaient pas de sa mémoire, elle n’entendait même plus son cœur battre. Elle arrêta la voiture dans une rue goudronnée.
Lise baissa la tête vers le drapé enroulé qu’elle avait toujours sur ses genoux. Délicatement elle le déroula pour y découvrir une tête figée accompagnée de son corps froid. Elle sursauta et posa le cadavre sur le siège à côté d’elle.
“Reprends-toi, reprends-toi” “ça va aller” “tout va bien”...“non tout va pas bien ! ”
“il y a un bébé mort à l’arrière de ta voiture” “un renard géant te l’a confié" “ Un Inari, un être sorti des livres mythologiques japonais”.

Lise se cogna la tête contre son volant. Le dégoût qui l’animait ne pouvait s’empêcher de se mélanger avec cette curiosité piquante propre à son caractère. Elle déballa un peu plus le corps. Ses yeux étaient mi-clos, figés dans l’état où ils étaient partis. Lise regarda l’enfant attentivement. C’était une petite fille.

Pourquoi lui avoir confié un cadavre ? fallait-il l’enterrer ? Était-ce un esprit qui n’ était pas passé dans le monde des morts ? et l’Inari avait traversé la mer ? et aurait emmené la “mauvaise augure” avec lui ? Encore une fois cela ne tenait pas debout, il lui aurait confié au hasard ? C’était probable.
Dans les mythes japonais, les tempêtes étaient déchaînées par des démons, qui eux-mêmes étaient attirés par des malédictions ou par des fautes qu’aurait commis un humain. En soit, la mauvaise augure n’était pas une personne ou une action, il s’agit d’ un présage. L’Inari l’avait prononcé de manière, que l’on aurait cru qu’il s’agissait d’ une personne. Ou peut-être d’ un événement ? Toute cette tempête qui l’accompagnait ne le poursuivait-il pas ? Est- ce ce bébé ? Cela devait être lié.

Lise remarqua soudain que les rues étaient désertes. Pourtant ce village en bord de mer était normalement très fréquenté ces mois-ci. Elle descendit et avança de quelques pas dans la rue. Seul le vent pouvait répondre à son inquiétude. Son cœur maintenant bondissant ne lui laissait aucun répit. Sans se laisser le temps de réfléchir, elle rentra dans une maison voisine. La porte était ouverte, aucun signe vivant à l’intérieur. Elle dû ouvrir une vingtaine de portes avant de se rendre à l’évidence. Le village était désert. Il n’ y avait même plus d’oiseaux dans les arbres. Rien de vivant. Quelques poussières au sol, le ciel menaçant, le grondement de la mer tout près et de la houle qui l’ accompagnait. Prise de panique, Lise se hâta de reprendre le volant et retourna jusqu’à la côte où lui était apparu l’Inari. Elle prit l’enfant, et, le soulevant au-dessus d’elle, s’égosilla. “ reprenez la !” “Je n’en veux pas !” Ce n’est pas à moi de m’en occuper” “de l’accepter” "vous vous êtes trompé" "Pourquoi à moi ?” “Inari, revient la prendre !” “Je te la rend”.

Les bourrasques lui fouettaient le visage, la sifflait. Lise s’agenouilla face à la puissance de ces voix lointaines qui hurlaient avec le vent. Fallait-il l’enterrer ? Elle observa le visage rond du cadavre. Elle était trop paisible pour être enterrée, trop sage, ce ne pouvait pas être la cause de tout ce remue ménage. Peut-être fallait-il la garder ? Au chaud, la protéger, comme l’avait fait l’Inari.

Lise leva la tête brusquement. Le silence l’a surpris. Les voix ne chantaient plus, le vent ne soufflait plus, la mer était calme. Quelque chose arrivait au loin, comme marchant sur les flots. Quelque chose qui se rapprochait à une vitesse surprenante pour ses petits pas. Le visage de Lise était humide, rincée des larmes qu’ elle avait eues. Devant elle s’approchait consciencieusement un petit homme gris. Il semblait fait de pierre. Autour de sa taille était liée une serviette rouge. Il sourit à Lise.
“Vous venez reprendre l’enfant ?” Lise se tourna vers le cadavre. Elle était assise et jouait avec la boue. Un tressaillement lui parcourut l’échine. L’enfant leva les yeux et lui sourit. Elle avait le sourire tendre des innocents. Et de grands yeux verts qui lui rappelaient ceux de sa mère, ou les siens, ou ceux de sa famille depuis des générations. La petite se leva et courut vers le bonhomme de pierre. Lise répéta sa question. “Vous venez la prendre ?”
Il leva sa tête et articula un oui. Sa voix était chaude, tendre, rassurante. Le petit bonhomme, toujours souriant, gonfla, de plus en plus jusqu’à atteindre une taille démesurée. Sous le choc, Lise observa la scène avec fascination. La petite fille aux yeux d’émeraude se tenait la main tendue vers elle. Elle prit la petite main douce et à genou la suivit vers l’immense pierre humaine.

Le bonhomme ramassa d’un coup de poignet délicat les deux êtres qu’il mit dans son tablier rouge. Lise, repliée sur elle-même sentait la fatigue l’accabler. Elle finit par s’endormir.
Un bruit de raclement la réveilla. Elle sursauta en se souvenant qu’ elle se trouvait dans la poche d’un bonhomme en pierre et passa la tête par-dessus le tablier. Le bonhomme s’était arrêté.
Autour d’elle, des enfants de tous âges entassaient des pierres. Une après l’autre, ils traînaient les roches pour les monter les unes sur les autres. Un homme de pierre semblable à celui qui l’avait amené, s’approcha de l’un des enfants et le mis dans son tablier. Il s’avança vers la rivière qui se trouvait juste devant eux. Un longue rivière aux eaux turquoise et, d’un pas léger, la traversa. Un enfant voyant le manège se précipita dans l’ eau qui se ternit aussitôt à son contact, comme noirci et l’emmena dans ses profondeurs. Un autre bonhomme de pierre sortit le pauvre garçon trempé et le mis dans son tablier avant de l’aider à traverser.

"Qu’est ce que c’est que cet endroit ?”
C’est “Le passage”.
Le bonhomme venait de lui répondre.
"Pourquoi ?" “qui êtes vous” “Je ne veux pas traverser !” "J’ai une vie moi” !
Il gloussa. “Ils disent tout ça." “Je suis un Jizo”
Jizo ? le nom lui était familier. Des créatures aidant les enfants morts à traverser la rivière qui séparaient le monde des vivants et des morts…"
“attendez !” "Non !" “Il y a erreur !” “Je ne suis pas morte ! C’est elle, l’enfant qui est morte !”
Lise pointait du doigt l’intérieur du tablier maintenant vide.