La vengeance de Sir Percy

écrit par François Hublet, élève de 5ème au collège A. de Saint-Exupéry à Belleville-sur-Vie (académie de Nantes)

Corentin s’étonne de n’être pas plus impressionné. Remarquez, il ne s’est jamais évanoui de sa vie. Mais il n’a jamais rencontré de cadavre non plus. Monsieur Mouron est étendu dans toute sa rondeur. Il porte son costume trois pièces et son éternel nœud papillon. Ce gros dandy cachait ses bourrelets sous des vêtements impeccables. Par terre, tas flasque comme une flaque de boue, il a l’air paisible. Son rictus s’est transformé en sourire d’ange grassouillet. Chacune de ses cuisses est un tronc d’arbre. Cette masse est couverte d’un sang qui coule encore. Une aiguille de métronome en plein cœur, quelle fin horrible pour un prof de solfège. Corentin n’est pas attendri par cet ancien ennemi qui ne respire plus, mais s’il l’a maintes fois maudit, il n’a jamais souhaité sa mort.
M. Mouron abusait de son pouvoir et se servait du solfège comme d’un instrument de torture. Mais qui en voulait à ce point au prof sadique ? Combien de fois a-t-il poussé Célia la violoncelliste aux larmes ? Et la petite Natacha, n’a-t-elle pas juré que si elle le rencontrait une nuit de pleine lune, elle lui enfoncerait sa flûte dans la gorge ? Et Guillaume, si sublime au piano, garçon massif et fort qui s’est écroulé après avoir raté l’examen de fin d’année en hurlant : « Qu’il crève ! ». Mouron était aussi détesté par ses collègues du conservatoire. Mais nul ne le haïssait autant que la belle directrice, Madame Van den Blois, qui n’attendait que la retraite de ce croque-notes. L’a-t-elle hâtée ? Et si oui pourquoi ? Personne ne connaît le moindre détail de sa vie, mais avec l’arrivée de la police, on ne va pas tarder à être servi.

C’est néanmoins ce que croyait le jeune Corentin Tinabulé quand, son cerveau lui sonnant encore les cloches, il s’empare du téléphone et compose le 17.
Les policiers arrivent au pas de charge, conscients du danger, et Corentin les mène directement dans la salle de solfège où se trouve le cadavre. Et là, une très désagréable surprise l’attend : à la place de ce qu’il espérait montrer aux forces de l’ordre (si on peut espérer montrer un cadavre !) il ne trouve dans la pièce qu’une insolente petite fleur rouge sur un tabouret, exhibant fièrement ses pétales au beau milieu d’une mare écarlate.
Rouge, d’ailleurs, c’est la couleur cramoisie que prennent les gardiens de la paix quand ils découvrent ce qui ne devient pour eux qu’une blague ridicule. « Sale petit garnement ! Tu te rends compte de la bêtise que tu viens de faire ? Que je ne t’y reprenne plus ! » puis avec un rire empreint de cynisme et en claquant la porte : « Comme si les fleurs des champs se mangeaient avec du ketchup ! ». Car c’est bien de ketchup qu’il s’agit.

Corentin sait qu’il n’a pas rêvé. Et c’est justement le problème. Il est le seul à avoir vu. Aussi s’empare-t-il de la fleur. Le lendemain, au collège, il se précipite à la rencontre de Mme Bott Annick, sa prof de SVT. Ce qu’il lui donne éveille la curiosité de son ami Boule Degraisse, aussi gavant que les hamburgers qu’il avale toute la journée :

« Pourquoi t’offres des fleurs à la prof de SVT, toi ? »

« Mais non, c’est pour a-na-lyse. »

« Anna-Lise ? La fille de cinquième F ? Mais pourquoi tu ne lui donnes pas directement ? »

« Laisse tomber. »

« Ah bah ça, c’est le bouquet. »

« Oui c’est ça. Couché, Boule. »

Dix-sept heures trente : Corentin se dirige en courant vers le Conservatoire pour sa leçon de piano.
Mais ce n’est pas la peine de se presser. En arrivant devant le grand bâtiment, il aperçoit avec effroi une colonne de pompiers qui sortent par la porte principale. Inquiet, il court rejoindre la directrice qui attend sur le trottoir.
Il trouve celle-ci en rage, rage que les circonstances justifient aisément. En effet, elle voulait aujourd’hui dévoiler le projet qui lui tient à cœur plus que tout autre : mettre la pratique instrumentale à la portée de tous, riches ou pauvres, trouver du plaisir dans la musique. Non pas que Mozart devienne premier au Hit Parade, mais que chacun puisse faire et écouter la musique qui lui plaît. Prêter, donner des instruments…
Que faire maintenant qu’ils ont tous flambé dans l’immense réserve ? Les pompiers ne sont pas là en exercice : ils viennent d’inonder tout le premier étage sous vingt centimètres d’eau. D’aucuns diront « Cool », mais le problème était là : tout coule.
Ses projets et surtout son poste de directrice. Comment expliquer également que M. Mouron ne soit toujours pas réapparu ? Ce jour devait être pour elle une réussite, il devient une catastrophe. Une catastrophe ? Eh non, deux !

Cinq minutes plus tard, arrive au pas de charge un homme élégant mais à la figure recouverte de moustaches, de barbe et de lunettes noires, probablement un croisement de Yéti et d’Homme de Cro-Magnon, qui déclare d’une voix quasi-inintelligible :

« Madame la directrice, suite aux événements récents, le ministère de la Culture vous déclare responsable du sinistre et incapable de gérer un Conservatoire. C’est pourquoi je suis mandaté par les autorités pour prendre en main l’établissement jusqu’à nouvel ordre. Cette décision s’applique immédiatement et sans recours possible. »

Sur ce, il retire de son veston, paré d’un écusson, une lettre officielle qui valide la décision prise. La directrice, désormais inconsolable, réunit toutes ses affaires et part sans demander son reste.

Trois jours plus tard, en revenant pour son cours de solfège, Corentin croise Harry Vederci, un ami anglo-italien, qui lui annonce :

« Li new directeur c’é pas oun amìco. Y va probably m’éjecter allegro accelerando e vivace si j’améliore pas mon frencesco ! J’ai pas faisu beaucoup d’erreurs, pourtant ! »

Ainsi donc le nouveau directeur n’a pas du Yéti que l’apparence ; il commence déjà à terroriser tout le monde. C’est l’abominable Snob des notes !
Les règles d’inscription sont désormais draconiennes, tout à fait à l’opposé de celles souhaitées par Mme Van den Blois : il faut quasiment montrer un arbre généalogique « particulier » (comprenant de nombreux « De ») pour être admis. Le Conservatoire allait devenir un COUAC (Conservatoire Onéreux à l’Usage des Aristocrates et des Couronnés). Mais alors un COUAC immense, gigantesque, incommensurable ; un COUAC qui porte bien son nom.

C’est pourquoi le jeune garçon, furieux, décide de tenter d’innocenter l’ancienne directrice en menant une enquête en profondeur. L’assassinat de M. Mouron n’est-il pas une trace apparente du danger qui guette les professeurs ?
Sitôt dit, sitôt fait. Corentin, tremblant comme de la jelly à l’idée de se faire attraper la main dans le sac, décide d’aller chercher dans les décombres roussis des instruments des indices qui lui permettront d’identifier le cerveau de l’affaire et de mettre la main sur une preuve qui autoriserait le retour de Mme Van den Blois.
En arrivant dans la pièce calcinée, Corentin n’aperçoit rien d’autre qu’un énorme tas de charbon, dans lequel il lui faut se résoudre à chercher. Alors, monologuant « Rester propre, surtout rester propre ! », il saute la tête la première dans le tas.
Il lui faut longtemps pour découvrir autre chose qu’un bout de charbon, un bout de charbon ou un bout de charbon. Il aperçoit enfin quelque chose qui n’est pas un bout de charbon. Car même si à première vue il s’agit d’un bout de charbon, il ressemble en tous points à un bout… de papier (et non pas à un bout de ch… oh ! pardon).
Seules sont encore lisibles cinq lettres qui forment le mot « Orczy ».
Ayant découvert le début d’une piste, le garçon s’éclipse discrètement. Sur le trottoir, il croise son copain Boule :

« Tu reviens du casting pour jouer un mineur dans Germinal ? T’as le profil-type du gars qui passe ses journées dans les mines et qu’en ressort miné ! »

« C’est ça, ressors Minet ! Manquerait plus que je fasse miaou ! »

Le lendemain, une fois au CDI (N.B. : bibliothèque du collège), Corentin lance immédiatement une recherche internet sur le mot « Orczy ».
Il espère intérieurement un résultat peu commun, qui lui indiquerait une piste sur laquelle se lancer. Car il en est désormais certain, l’incendie et le meurtre déguisé en farce n’ont qu’un seul et même coupable, visiblement de mèche avec le nouveau directeur.
C’est ce moment que choisit sa prof de SVT pour le rejoindre.

Corentin salue Mme Bott et se saisit de la feuille de résultat qu’elle lui tend, dévorant le papier des yeux. « Il s’agit d’une Alcemilla argensis, plus communément appelée… Mouron Rouge. » Corentin n’a jamais autant aimé la Botanique… ni la Bott Annick. « Merci, Madame »
Sacrée prof de SVT : elle ne se plante jamais ! En se retournant vers son écran, le web lui apprend que la baronne Orczy est un auteur anglais du début du XXe siècle, ayant écrit notamment une série de romans dont le héros est The Scarlet Pimpernel en français… Mouron Rouge ! « -NÜMr+ !!- » s’exclame-t-il en découvrant les autres informations concernant les aventures de ce personnage, des informations qui lui offrent sur un plateau la clef du problème. Encore faut-il trouver comment faire entrer la clef dans la serrure… et pour ça, Corentin a sa petite idée.

Le soir, en sortant du collège, le garçon part à la poste pour envoyer une lettre bien particulière qu’il a écrite en étude. Il n’a pas besoin de grand-chose, seulement d’un petit timbre :

« Bonjour monsieur. Je voudrais juste un timbre standard, s’il vous plaît. Je suis pressé. »

« Pressé ? Un timbre standard ? Est-ce bien vous ? D’habitude vous avez toujours du temps à me faire perdre pour compléter votre collection ! Mais je ne suis pas dupe ! Vous prendrez bien un petit timbre série limitée que je vends tous les trente-six du mois et que je dois aller chercher dans la réserve… »

« Allez, monsieur Mandakash ! Je suis sérieux, là, c’est pas une blague ! »

« Très drôle, très drôle. Donc, je disais… »

« Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaargh ! »

Le cri qu’il pousse doit aisément dépasser les quatre-vingt-dix décibels et aurait réveillé un mort en moins de temps qu’il ne faut pour le dire… ou le crier.
C’est donc relativement rapidement que le postier comprend le message et sans plus insister lui remet la précieuse vignette. Corentin laisse trois sous au guichet et s’empresse de poster sa précieuse missive à destination de M. Blackeney.

« Cher Monsieur,

Je suis heureux d’avoir enfin identifié un Mouron des Temps Modernes. Je vous ai reconnu dans vos agissements comme le digne héritier de Sir Percy Blackeney, ce gentilhomme anglais qui, deux siècles avant vous, sauva de la guillotine un grand nombre d’aristocrates durant les événements de 1789. J’ai reconnu votre attachement à la supériorité et aux valeurs de la noblesse. Je vous soutiens et ceci d’autant plus que je suis moi-même descendant de Sir Andrew Ffoulkes, qui fut jadis un des plus proches amis de votre illustre prédécesseur. Comme lui, j’aimerais vous aider. Je vous donne donc rendez-vous ce jour à dix-sept heures dans le hall du conservatoire,

Sir Andrew Ffoulkes, 9e du nom »

Blackeney jubile. Enfin quelqu’un qui adopte sa juste cause et la défend. Un allié de plus. Plus que dix-sept membres à trouver pour reformer une société secrète à l’image de celle créée le 2 août 1792 par son modèle. Dix-sept… Dix-sept heures. Il lui faut y aller. Blackeney n’a plus une minute à perdre. Il s’engage dans l’escalier, la lettre à la main.
En arrivant dans le hall, en lieu et place de Sir Andrew, il trouve devant lui Corentin, Mme Van den Blois et une escouade de policiers. Il sait que ce ne sont pas des alliés. Le silence se fait. Corentin prend la parole :

« Bonjour monsieur Blackeney… ou plutôt devrais-je dire… monsieur Mouron ? »

« Comment… comment savez-vous ? »

« Voyez-vous, messieurs les policiers, cet homme se prend pour le Mouron Rouge, un personnage de la littérature anglaise des années 1900. Un défenseur acharné des nobles et de leurs intérêts. Son plan était le suivant : de professeur, il voulait prendre la place de la directrice et imposer ses réformes. Il s’est donc fait passer pour mort, se servant de moi comme témoin de ce meurtre bidon et signant d’une fleur de mouron son méfait. La nuit suivante, il a mis le feu à la réserve d’instruments, laissant tomber par mégarde un livre de la baronne Orczy dont j’ai retrouvé un fragment. Ainsi, il a pu, avec une fausse lettre officielle en main, faire de Mme Van den Blois la responsable, la renvoyant de son poste dans la foulée. Je vous dis qu’il se prend pour le Mouron, et puisque, contrairement à son prédécesseur, il n’a plus personne à sauver de l’échafaud, il cherche à réserver la musique aux seuls aristocrates. C’est tellement simple. Il est fou, tout simplement. »

« Vous ne pouvez rien prouver ! » maugréa l’intéressé.

« Oh que si ! Regardez l’écusson de son veston, dit Corentin aux policiers. C’est une fleur de mouron rouge, encore une fois. N’est-ce pas suffisant ? »

Les policiers acquiescent mais il n’ont pas le temps de faire un pas que déjà M. Mouron déclame comme un comédien le quatrain de Sir Percy :

« They seek him here, they seek him there,
Those Frenchies seek him everywhere.
Is he in Heaven, is he in Hell,
That damn’d, elusive Pimpernel ? »

Et dans un éclat de rire sardonique qui semble le vider de sa substance, il s’effondre et rend son dernier souffle.

Le lendemain, Corentin, devenu un héros au collège, retrouve ses amis Boule et Harry. Ce dernier lui demande :

« Alors, it’s right ? Lé Mourone il é… mouru ? »

« Eh oui, Harry, il est mouru allegro ! »

Et Boule de répondre :

« Qui est gros ??? »