La vie d’Adèle

Écrit par Camille Garot, incipit 2, en 2nde au Lycée Chanzy de Charleville-Mézières (08). Publié en l’état.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre. La ville, déjà embrasée, continuait à être bombardée. Les obus tombaient comme une pluie de météorites déchirant le ciel en un vacarme assourdissant. Des centaines d’yeux regardaient ce spectacle ainsi que ceux de la jeune femme inquiète et de sa fille tourmentée par la perte de sa poupée. – On ne peut pas rester ici, Pauline, on va mourir. Ta poupée, nous irons la chercher plus tard quand les bombardements s’arrêteront, dit la mère calmement, je te le promets ma chérie. La fillette en pleurs, rétorqua avec agitation : - Maman, ma poupée, s’il te plait ! Malgré les contestations de Pauline, sa mère arriva à l’emmener à l’extérieur de la ville. La petite fille épuisée, continuait tout de même à pleurer. Sa poupée était tout pour elle, elle ne l’a jamais quittée et la considérait comme une petite sœur imaginaire. Seules, elles se rendirent dans un village voisin, chez Gilberte, la grand-mère paternelle de Pauline. Cette dernière, pas surprise de leur arrivée, remarqua qu’il manquait la fameuse poupée. Ses yeux se remplirent de larmes qui coulèrent sur sa peau marquée par l’âge. Elle serra fort sa petite fille contre sa poitrine. La mère, qui se nommait Adèle, les observait et ne laissait rien paraitre. Mais au fond d’elle-même, son cœur se comprimait et toujours la même douleur arrivait dans son corps. –Mon enfant, va te coucher. Tu es épuisée, chuchota la grand-mère à Pauline. Cette dernière obéit sans contester. Les deux femmes attendirent son sommeil et parlèrent de la poupée. La grand-mère s’énerva et hurla contre sa belle-fille. Cette guerre, et surtout la mort de son fils au front, l’a rendu aigrie. Elle ne pouvait plus supporter Adèle qui l’avait tant éloigné de son fils. Cette poupée était le premier et le dernier cadeau de son fils à Pauline c’est pourquoi sa perte l’a mise dans tous ses états. Trois semaines plus tard, l’ambiance dans cette maisonnette était toujours aussi tendue. Pauline et sa grand-mère ne parlaient plus à Adèle qui, excédée, prit une décision. Les deux femmes et la petite fille se réunirent dans le salon. Elles avaient toutes les trois le visage pâle et fatigué. Dans leurs yeux, on ne pouvait lire aucune émotion. – Pauline je te l’avais promis, je vais rechercher ta poupée. Demain dès l’aube, je partirai, affirma Adèle. Elle le faisait pour revoir le sourire de sa fille mais aussi pour sa belle-mère qui avait toujours vu en elle une menace.
La petite fille était aux anges à l’idée de revoir bientôt sa poupée qu’elle avait nommée Adeline, mélange de Pauline et Adèle. Cette poupée avait de longs cheveux blonds et bouclés, un visage rond avec des lignes bien dessinées et de grands yeux bleus. Elle était trop jeune pour comprendre tous les risques que prenait sa mère pour une simple poupée. La grand-mère ne cacha pas sa joie de voir partir Adèle et se réjouit d’avance d’avoir pour elle seule sa petite fille qu’elle avait vue si peu. A aucun moment, elle ne ressenti de l’inquiétude pour sa belle-fille. C’était pourtant très courageux de partir à la recherche de cette poupée si importante aux yeux de sa fille.
Le lendemain, comme prévu, Adèle quitta le village pour Verdun, ou du moins ce qui en restait. De loin, elle entendait des éclats d’obus, des coups de fusils et des cris de soldats blessés. Verdun n’était plus qu’un vaste champ de bataille. Elle ne se posait aucune question, elle continuait son chemin. Elle devait sauter au-dessus des corps éparpillés au sol. Des corps d’hommes, morts pour la France. On ne pouvait plus donner leur identité, certains n’étaient plus que poussière. Elle était déterminée et pour rien au Monde, elle ne changerait d’avis. Pour récupérer Adeline, elle savait qu’elle devait entrer au cœur de la guerre, devenir elle aussi un soldat. Elle enleva l’uniforme d’un mort, l’enfila, cacha ses cheveux dorés dans le casque et se barbouilla le visage de boue. L’aventure commença.
Personne ne se rendit compte de sa véritable identité. Elle combattait comme un homme et n’avait peur de rien. Elle en oubliait même parfois dans quel but elle était là. Elle avait fait beaucoup de connaissances dont une en particulier. Il s’agissait de Robert, un homme d’une trentaine d’années qui avait toujours gardé son corps musclé. Pendant leur pause, il se racontait leur vie passée. Adèle, qui avait pris l’identité de son défunt mari Pierre, livra la vie de ce dernier en l’idéalisant. Robert quant à lui était un ancien fermier, qui n’avait ni femme, ni enfant. Il était toujours resté avec sa mère à la ferme. C’était un homme doux, gentil et respectueux. Même s’il n’aimait pas la violence, il était fier de pouvoir aider sa patrie.
Un jour, un obus éclata brisant la jambe de Robert. Elle était en sang, déchiquetée, la chair était recouverte de boue où ressortait une partie de l’os. Adèle, bouleversée, ressentit pour la deuxième fois une déchirure, la première étant pour son mari. Robert fut soigné par les infirmières des camps qui avaient remplacé sa jambe par un vulgaire morceau de bois. Il ne pouvait pas être rapatrié. Cet accident fut sûrement le déclic.
Adèle lui révéla toute la vérité, son défunt mari dont elle avait pris l’identité, et la poupée qu’elle cherchait. Elle continua de parler, tête baissée, sans se rendre compte qu’elle pleurait. Elle releva la tête, croisa le regard de Robert qui l’avait écouté attentivement. Elle vit dans ses yeux des perles argentées remplies d’amour et de tristesse. Il s’approcha, l’a pris dans ses bras et restèrent ensemble silencieusement. Adèle se sentait en sécurité quand ses bras l’enlaçaient, quand ses yeux la fixaient et quand ses mains caressaient délicatement son visage trempé. Ils s’aimaient tellement. Ils s’imaginaient déjà après la guerre dans la ferme de Robert avec Pauline, ils se marieraient, auraient peut-être d’autres enfants…. Dans ces moments tendres, ils oublient que cette guerre était dévastatrice. Leur pause finit, ils allèrent au front avec un sourire tendu. Adèle vit la poupée en dehors des tranchées. Elle ne réfléchit pas, enlève son casque, son uniforme, lâche ses cheveux et part chercher la poupée. Elle la prit dans ses mains et la leva au ciel comme un cadeau de Dieu. Un fusil est braqué vers elle. Elle eut juste le temps de crier un dernier « Je t’aime ».
Plus tard, en 1960, dans un village d’Aix en Provence, vivaient paisiblement une petite famille. La mère était couturière et le père s’occupait de la ferme de leur voisin, Robert. Ce dernier étant très âgé, fragile et marqué par des blessures de guerre, sa voisine lui tenait compagnie toutes les fins d’après-midi. Elle adorait écouter ses histoires, elle le considérait comme son père qu’elle avait peu connu. Depuis une semaine, il lui parlait de sa vie pendant la guerre. Il évoquait les blessures, les armes, leurs conditions de vie, les morts... Mais pendant toutes ces horreurs, il avait rencontré une femme. La voisine se rendait tous les jours avec impatience chez le vieillard, elle voulait savoir la suite de cette histoire romantique et dramatique. Un jour il sortit d’une vieille malle, une poupée tachée de boue et de sang. « Cette poupée, bégaya-t-il, est la seule chose que j’ai pu récupérer d’elle. Je l’ai gardée précieusement, elle y tenait tellement. » La voisine fondit en larmes. Elle reconnut sa fameuse poupée, celle qui avait fait mourir sa mère. Elle se rendit donc compte que l’histoire de Robert, était aussi celle de sa mère. Grâce à lui, elle connaissait les aventures d’Adèle pour sauver sa simple poupée en chiffon. Robert savait maintenant qui était la propriétaire de la poupée et la fille de sa bien-aimée. Il lui remit Adeline avec délicatesse et lui chuchota à l’oreille : « Ta mère a tenu sa promesse » .