Le Chasseur des toits

Elora BILLOTET, en 2nde au lycée Louis Davier, Joigny (89) académie de Dijon, classée 3ème de l’interacadémie 1

Le Chasseur des toits

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
La silhouette longiligne ne répondit pas, mais regarda Victor avec intensité. Celui-ci se sentit gêné par cette réaction déconcertante. Il jeta donc aussi un regard sur l’être qu’il trouvait bien étrange. D’habitude, c’était lui, Victor, qui se risquait sur les toits parfois glissants de la ville. Mais très vite, il oublia de penser, de réfléchir, de se poser des questions sur sa rencontre et, il contempla le visage féminin qui était tout proche de lui. Il se perdit dans son regard sibyllin. Reprenant ses esprits, il détourna vivement la tête. Ce n’était qu’une fille après tout, il ne savait pas comment ni pourquoi elle avait atterrit là, mais ce n’était qu’une fille.
« Alors, comment tu t’appelles ? »
Aucune réponse. Victor reprit, calmement :
« Bon, qui es-tu ? Pourquoi es-tu là ? Je ne dirais rien à personne, je t’assure. »
La jeune fille sourit et daigna enfin répondre :
« Je suis ici parce que je suis venue à cet endroit. »
« Hum, et tu n’as pas répondu à la première question, qui es-tu ? »
« Je suis un rêve. »

Victor se leva, avec délicatesse, sans mouvement brusque et tourna autour du prétendu rêve. On aurait pu croire que la pente du toit n’existait pas tellement il se déplaçait avec facilité. De toute sa vie de chasseur de rêves, il n’en avait jamais vu un comme celui-là. Il eut du mal à croire son interlocutrice mais il l’observa plus attentivement. Même avec l’obscurité de la nuit, grâce à la Lune et aux étoiles, il vit sans mal ses yeux flamboyants, d’un rouge réchauffant et parsemés de petites touches d’orange. Ses yeux, deux véritables brasiers. Il remarqua sa peau légèrement mate et ses cheveux noirs qui flottaient autour de son beau visage. Ils flottaient, dansaient, ondulaient, bougeaient dans tous les sens, pourtant, ce soir là, il n’y avait pas la moindre petite brise.
Victor douta. Il pourrait l’attraper ce rêve, pour le ramener à monsieur Paul.
Quelques mètres plus loin derrière le soi-disant rêve, Victor vit les songes qu’il avait l’habitude voir, il y en avait un beau bleu et un vert émeraude. Il fut bien tenté de bondir et d’aller attraper les rêves qui montaient déjà vers les étoiles, mais la tentation la plus forte, fut l’enveloppe humaine contenant peut-être un songe.
« Je connais les rêves, dit-il, jamais je n’en ai vu un comme toi. »
« C’est parce que je ne suis pas n’importe quel rêve. »
A ce moment, le songe se redressa, mais pas à l’aide de ses jambes, non, il flottait. Le magnifique être tourna les talons, puis s’arrêta et tourna son élégante tête.
« Au revoir Victor. »
« Comment connais-tu mon prénom ? »
« Tu as déjà rêvé de moi. »
Après ces derniers mots, le mystérieux rêve se dissipa.
Victor resta un moment pensif en regardant l’endroit où l’étrange personnage s’était tenu pour la dernière fois. Puis, il reprit son chemin de toit en toit. Mais il était tellement songeur à propos de la rencontre qu’il avait faite, qu’il n’attrapa rien d’autre que le petit rêve bleu. En voyant que l’aube commençait à percer, il retourna dans la masure de monsieur Paul, qui, ne serait certainement pas content. Victor lui amena l’unique rêve. Le vieil homme le paya, en le menaçant de faire mieux, sous peine d’être renvoyé. Mais le jeune homme était à bien autre chose.
Quelques nuits passèrent sans que Victor ait revu la jeune fille, ce qui lui permit de remonter dans l’estime de ce vieux monsieur Paul qui se voyait être en possession de plus de rêves.
Mais cette situation de dura pas.
Une nuit, assez claire et chaude en vue de l’été imminent, Victor bondissait comme un chat de toit en toit en cherchant toutes ces belles lueurs. Il arriva sur un toit aux tuiles grises pleines de mousse. Il s’arrêta net. A quelques mètres, une silhouette aux cheveux flottants était assise contre la cheminée de la maison. Victor la reconnut de suite. Il la regarda quelques secondes, quelques secondes où il se sentit bien, apaisé.
Il s’assit à côté du rêve aux yeux de feu.
« Bonsoir. »
Il laissa couler un délicieux moment à ses côtés en espérant une réponse, mais il ne fut pas étonné de ne rien entendre sortir de la bouche rose du songe.
« Qui rêve de toi en ce moment ? »
« Bien des personnes. »
« Pourquoi ne montes-tu pas aux étoiles comme les autres ? »
« Pour que mes rêveurs n’oublient pas le rêve que je suis. »
« Pourquoi tu ne ressembles pas aux autres rêves ? »
« Comme ça ? »
L’apparence humaine se matérialisa en un voile pourpre flottant dans l’atmosphère de la nuit. Victor vit alors ce qu’il avait l’habitude de voir : des volutes s’échapper entre les interstices des tuiles. Il vit beaucoup de pourpre cette nuit là. De longues vagues de cette couleur couvrit les quelques autres rêves qui voulaient rejoindre les étoiles, et tous les rayons vinrent se réunir en dansant autour de Victor.
Celui-ci se sentait bien.
« Oui, comme ça. »
La masse pourpre explosa pour laisser place à une jeune fille brune aux cheveux flottants.
Victor connaissait par cœur les règles pour chasser les rêves, mais il ne connaissait rien aux rêves en eux-mêmes.
« Pourquoi les rêves montent t’ils au ciel ? »
« Pour être libre Victor, pour aller danser dans l’espace infini, caresser les étoiles, et embrasser la Lune. »
« Et toi, ne veux-tu pas être libre ? »
« Je ne veux pas être le rêve d’une nuit et être oublié, je veux revenir dans les têtes. »
« Es-tu venue dans la mienne ? »
« Souvent. »
Le doux rêve flotta, regarda pensivement les étoiles et commença à disparaître avec l’arrivée du jour.
« Quel rêve es-tu ? »
« Chacun a sa façon de rêver de moi. »
« Quel rêve es-tu ? »
« Celui de la Liberté. »
Sur ces mots, le songe se dissipa totalement.
Victor se hâta pour revenir à la masure où il annoncerait à monsieur Paul qu’il n’avait rien attrapé.
Il allait être furieux.
Victor ne pouvait se permettre d’être renvoyé, sinon, sa vie s’écroulerait. Il devait rattraper les nuits perdues.
Il avait une idée.
Il avait pris une décision. Dure à prendre, partagé entre son cœur et sa fierté, il avait choisi.
La nuit, avec des lueurs de démence sur le visage, il se mit à traquer sa proie, comme un monstre traquerait sa victime.
Il la trouva.
Il vit le rêve tant désiré, il vit son rêve.
Ayant déjà gagné sa confiance, il n’eut aucun mal à s’approcher sans que la silhouette féminine prenne la fuite. Ce qui lui fut fatal.
Victor vit pour la dernière fois ses yeux de feu. Il sortit son filet.
Je suis un chasseur de rêves, je suis ton prédateur.
Le filet aspira le rêve. L’aube était loin de montrer ses premiers rayons, peu importe. Il ramena le merveilleux rêve à monsieur Paul, qui ne perdit pas de temps. Il alla s’enfermer dans la pièce où Victor n’était jamais entré.
Puis Victor se souvint de son cœur.
Mais, ce fut trop tard. Quand, rempli de regret, il ouvrit la porte en trombe, Monsieur Paul avait déjà détruit le rêve. Victor ne cria pas, ne pleura pas, même s’il ressentait une vive douleur.

« Pourquoi ? »
« Les rêves s’accrochent à nous et détruisent nos vies, ils nous empêchent de voir la réalité, mon garçon. »
« Mais sans rêves, la vie n’est que triste. »
« C’est la réalité. Maintenant que ton rêve le plus cher est parti, tu peux enfin sentir ce qu’est la véritable vie : sombre, triste. »

Victor démissionna de son travail, bouleversé. Personne ne le retrouva, ni même ne le chercha. Il n’irait pas à l’orphelinat. Il passait ses nuits à errer de toit en toit, regardant les belles volutes colorées monter vers les étoiles. Il avait détruit le rêve de la Liberté, il avait détruit son rêve.
Il était vidé, triste, sombre, il n’avait plus de rêve.
Un soir, il monta sur les hauts toits de la ville et regarda les rêves monter vers les étoiles, puis, il bascula.

Il était passé de la vie à la mort, pourtant, il n’y eut aucune différence.