Le Jugement premier n’est pas le jugement dernier

Le froid me piquait la peau, c’était peut-être lui qui me mettait les larmes aux yeux, ou alors c’était le grand soleil, quelque chose de vif et d’éblouissant en tout cas, qui venait chercher quelques larmes au fond de moi, je jure pourtant que j’étais pas triste, vraiment, ce serait trop simple de dire que les larmes ne concernent que les gens tristes, mais le geste que j’ai fait pour essuyer les larmes du revers de ma main glacée, (parce que je ne mets jamais de gants, je crois que j’aime voir mes doigts rougis par le froid, ça fait des mains plus fragiles, plus vivantes), ce geste-là, donc, je m’en souviens, m’a fait du bien, c’était un geste qui avait en lui de la force, un geste qui me donnait à la fois de la rage et du courage, alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement. Dans ma poitrine, je pouvais ressentir les battements de mon cœur, c’était la première fois que je l’entendais résonner aussi fort, presque en rythme avec le BIP sonore du téléphone, mais disons, en trois fois plus vite. Cela rendait une jolie petite mélodie avec du BIP, BOUM, BOUM, BOUM, BIP, que tout mon corps s’amusait à diffuser dans mes veines, de mes orteils jusqu’à mes oreilles, pour arriver à cet effroyable bourdonnement qui s’arrêta, aussi vite que comme il avait commencé. Ce brutal arrêt me plongea dans un silence presque éternel qui me glaça le sang. « Bonjour, vous êtes sur le répondeur du … » ! Je ne savais pas qu’en une phrase, dite par un stupide objet électronique qui en plus de ça, était préenregistrée et d’une banalité horripilante pouvait gâcher ma vie. Oui, en effet, j’ai bien dit ma vie, ma vie toute entière, ou si vous préférez mon existence, enfin les deux se résument à moi, enfin à ce qu’il en reste. C’est à vous de voir ce que vous préférez, par contre ce que vous avez à comprendre c’est que pour moi tout s’arrête là ! Alors passez votre chemin et bonne continuation à vous ! Moi, je baisse les bras, je jette l’éponge et elle ne suffira pas à éponger mes larmes, à absorber ma douleur car je ne bougerai plus, je ne reculerai pas certes mais je n’avancerai pas non plus car ma vie s’est arrêtée là, à ce moment précis. Vous ne comprenez sûrement pas tout mais ne vous inquiétez pas car cela est tout à fait normal, enfin si on ne cherche pas trop à comprendre qu’est ce que la normalité (cela me rappelle mes cours de philo, de l’année dernière, j’aimais énormément écouter ce professeur, il m’a en quelque sorte aidé à ouvrir les yeux sur le monde). Même si à ce moment précis, j’ai l’impression de ne plus pouvoir les ouvrir, enfin ne plus pouvoir est un très grand mot, je dirais plus l’envie, oui, je n’ai plus envie de les ouvrir ! Si ce n’est pour voir ce monde, ce n’est plus la peine ! Ça ne sert plus à rien de regarder cette pluie qui tombe comme cet autre liquide sur mes joues mais qui lui est salé et amer, amer comme la mer, comme celle qui noie mes yeux. Ça ne sert aussi plus à rien d’écouter ce son si clair et net de clarinette qui sort de la fenêtre d’en face car ces notes s’envolent dans l’air en emportant avec elles mes espoirs. Ce n’est aussi plus la peine de toucher cette chaise sur laquelle je suis assise car de toute manière, elle sera bientôt rangée dans un placard comme mon bonheur mais lui ne sera pas ressorti pour le service du soir. Je n’ai plus rien à perdre car j’ai déjà tout perdu, alors autant prendre un peu de temps, car maintenant il ne vaut plus grand chose, alors autant tout vous expliquer, enfin vous expliquez comment j’en suis arrivée là.

Tout commence, il y a un peu plus d’un an, je venais de déménager avec ma mère dans un petit appartement, celui de la rue de la Goutte d’Argent (c’est un très joli nom pour ce qui s’avère être une rue sombre, étroite, biscornue, médiocre, pitoyable, dégoûtante et surtout, remplie de détritus et de rêves inachevés) bref, on peut pas dire que c’était le paradis mais ça nous suffisait amplement avec ma mère. On commençait donc à défaire les cartons, je pris avec ma mère celui des livres, celui-là était lourd, on a dû si prendre à plusieurs reprises, ensuite il y avait celui des vêtements, déjà plus simple à porter ainsi qu’une succession d’autres boîtes en carton qui contenaient toutes plus ou moins une partie de ma vie. Sauf une, je ne l’avais encore jamais vu mais je me sentais intriguée, comme si elle m’attirait vers elle, mon regard ne pouvait s’en détourner alors je la saisis et l’amenai dans ce qui allait être ma future chambre (si on peut dire qu’une pièce de 7m2 peut avoir le nom de chambre, enfin si, je sais pourquoi, c’est sûrement parce qu’on a réussi à y caler mon fichu lit).

Quand on eut fini cette tâche, plutôt déplaisante car mine de rien une vie ça pèse lourd ! Je m’empressai de retourner dans ma chambre et d’ouvrir la mystérieuse boîte. Il y avait des papiers, des tonnes et des tonnes de papiers, ou plutôt des lettres, certaines étaient cachetées, d’autres non. Je pris la première qui me tomba sous la main, il y avait écrit dessus, « Pour ma fille ». Dans ma tête, une foule de questions se bousculèrent, des points d’interrogations déambulèrent dans tout mon être et pour les faire taire, pour que ces questions aient des réponses, il n’existe qu’un seul moyen ! Je pris alors cette lettre, je l’ouvris et j’y lis ceci :

Ma chère fille,

Cela fait un long moment que je suis parti,
Mais le chemin du paradis n’est pas acquis,
Te dire que tout va bien serait un mensonge,
Car jusqu’au plus profond de moi la vie me ronge,

J’implore ce Dieu qui doit me rendre heureux,
Mais tout ce qu’il a fait c’est me rendre plus vieux,
En me prenant mon temps il a volé le tien,
J’ai été naïf de penser que c’était bien,

La radicalisation m’a expatrié,
Et m’a plongé dans la haine pour m’y noyer,
Quand je pensais réparer mes ailes abîmées,
En plus de dix milles morceaux, elles se sont brisées,

Tu es le seul ange à pouvoir les réparer,
À pouvoir recoller une vie éparpillée,
Ma vie à venir reste et demeure incertaine,
Mais je résiste car tu es mon oxygène,

Si je reviens que veux-tu que je te ramène ?
Ton père.

Un sentiment étrange parcourut mon corps, un sentiment qui monta doucement sur ma peau redressant tous mes poils, tel un tsunami balayant tout sur son passage, n’épargnant rien, y compris les maisons aux solides fondations qui, pourtant sont projetées, fracassées ou plutôt noyées dans cette vague déferlante pour ne laisser qu’un mal-être, oppressant. Je ne saurais comment décrire plus précisément ce sentiment, ou plutôt cette tempête de sentiments ? Ah, peut-être que si, je sais, imaginez, vous devez suivre une recette de cuisine pour obtenir ce gâteau de sentiments, il vous suffit simplement de suivre les instructions suivantes. Tout d’abord, versez un bon paquet de haine puis ajoutez la même quantité de bonheur, mélangez le tout pour éviter les grumeaux de joie. Vous devez obtenir une pâte homogène pour contenir toute la colère, ensuite, vous pourrez ajoutez quelques gouttes d’essence de peur. Mettez le tout 5 minutes dans ma tête et saupoudrez ce mélange de curiosité, vous pourrez même finaliser cette recette avec des décorations alimentaires en forme de point d’interrogation. Voilà, votre gâteau est prêt, il ne vous reste plus qu’à le déguster ! Et ça, pour le déguster, j’ai l’impression de passer tout mon temps à le faire, j’en ai marre de déguster la vie car je ne fait que saliver, j’aimerais la cracher une bonne fois pour toute quitte à me faire vomir. En vérité, au fond de moi, si je me sentais aussi mal, c’est parce que je ne savais pas quoi dire. Avais-je de toute façon quelque chose à dire et à qui ? À ma mère, pour lui demander pourquoi, pourquoi m’avoir caché ces lettres, ou encore mieux, pourquoi m’avoir menti à propos de mon père ? Ou sinon, je pouvais demander à mon père, mais où était-il, que faisait-il, pourquoi n’était-il pas là, à côté de moi ? La question la plus importante, je crois bien , c’est celle que je devais me poser à moi-même. Que vais-je faire maintenant ?

Il m’a fallu une semaine pour y réfléchir, soit 7 jours ou bien 168 heures dont 180 minutes pour seulement lire toutes les autres lettres, bref, il m’a fallu suffisamment de temps pour m’assurer que c’était le bon choix. Pour me dire que finalement je n’avais peut être pas à choisir mais simplement à faire un mélange de toutes les issues possibles à ce problème. On aurait dit mon professeur de maths qui parlait, avec toutes ces histoires de probabilités et statistiques, je n’y ai jamais compris grand-chose ou si, une chose, c’est que si je joue au loto, mes chances de gagner sont quasiment nulles (ou pour les plus matheux d’entre nous, la probabilité est de 1/20000000, si ça les intéresse, bien entendu) ! Au moins, je sais que si je veux devenir millionnaire il faut que je trouve un autre moyen. C’est donc pour cela que je vais à l’école et pour l’instant, elle occupe une bonne partie de ma vie (après tout je n’ai que 16 ans) mais c’est peut-être là dedans que j’en tire cette force de continuer, accompagnée de cette petite voix qui me dit d’aller dans la voie qui m’intéresse. En tout cas, pour cette voie, je ne sais pas dans quelle direction aller ni où la trouver, si seulement une simple carte pouvait m’indiquer la voie à prendre mais ça n’existe pas encore donc ce que je peux vous dire pour l’instant, c’est que la petite voix qui sort de ma tête, me dit de lui écrire, pour qu’il revienne (après tout, il est déjà revenu des morts) !

Mon cher Père,

Un jour, j’ai trouvé tes lettres. Maman me les avait cachées et m’avait fait croire que tu étais au ciel.
N’écoutant que ce qu’elle disait, je l’ai cru, dur comme fer. Et nous voilà tous les deux, dans un bel
Embrigadement, après tout, tel père telle fille mais la seule différence, c’est que toi, tu m’as laissée.

Recruté pour le bien, tu pensais être. Radicalisé tu as été.
Où est-ce que tu voulais aller ? Sur un Eldorado, pour ne plus jamais te faire de tracas ?
Se sentir mieux, pour mieux vivre et plus survivre mais maintenant est-ce que c’est le cas ?
Et bien, je ne crois pas, alors reviens !
Ta fille, si tu t’en souviens.

Quand j’eus terminé d’écrire cette lettre, un sentiment de satisfaction et de fierté m’envahit mais il me restait encore une étape pour achever ma quête, c’était simple, il fallait juste que je l’envoie. Seul bémol, qui n’était pas l’adresse du destinataire, car ce dernier l’avait écrit dans une de ses lettres et elle me semblait plutôt récente donc non, ce n’était pas mon problème mais ce qui me tracassait le plus, se jouait plus sur les distances. En effet, le bureau de poste le plus près, oui j’ai bien dit le plus près, était à une bonne dizaine de kilomètre de la maison à vol d’oiseau. Alors, je pris la sage décision de demander à ma mère de m’y déposer. Sage décision, c’est ce que je pensais jusqu’à ce qu’elle me prenne la lettre des mains et s’exclame :
« On dirait que tu me caches quelque chose ? À qui veux-tu envoyer cette lettre ? Y a-t-il un joli jeune homme qui l’attendrait avec impatience au bout du monde ? Ou bien, serait-ce...

  • Non, lui répondis-je sèchement en lui coupant la parole, ce n’est rien de tout ça !
  • Alors c’est quoi ? dit-elle en regardant l’enveloppe. »
    Je n’eus pas le temps de lui reprendre l’enveloppe car de toute façon je venais de comprendre que c’était trop tard et qu’elle avait déjà lu l’adresse que d’ailleurs, elle sembla reconnaître. Comment ai-je fais pour comprendre aussi vite ? C’est très simple, car son visage se décomposa en quelques secondes devant moi. En commençant par sa bouche, qui était restée muette, puis sa lèvre inférieure qui semblait vouloir se faire la malle, heureusement que sa lèvre supérieure était là pour la retenir sinon, je me serais bien vu un instant plus tard en train de la ramasser à côté de ses chaussures. Ensuite, on pouvait voir aussi ses joues qui prirent une couleur rougeâtre qui montait, escaladait ce si joli visage jusqu’à son regard noir, d’une noirceur indescriptible. J’ai bien cru y voir les ténèbres enfin non, ce n’est pas possible, les ténèbres sont bien plus clairs que ça ! Sans parler de ses sourcils qui étaient aussi hauts sur ce front que l’on pouvait presque à peine discerner ces deux rangées de poils en forme d’accent circonflexe de sa frange. En tout cas, ce que l’on pouvait discerner, c’était sa surprise et sa colère qui semblaient vouloir s’extirper de son visage. Je décida alors de briser ce silence presque aussi lourd que le rocher de Sisyphe :
    « Maman ?!
  • Que qu’est-ce que cela, bégaya-t-elle.
  • Tu le sais très bien Maman, tout ce que je veux, c’est écrire à mon père.
  • Ha oui, tu veux lui écrire ? Et qu’est-ce que tu vas lui dire, tu ne sais rien de lui. Moi, je le connais, enfin je le connaissais car c’est un lâche, il est parti, il t’a abandonné alors que tu étais toujours dans ton berceau, moi je suis toujours restée, toujours fidèle à toi. Il t’a laissé pour défendre une cause qui lui semblait plus importante que toi, pour lui la religion était sa raison de vivre. Il prônait la violence et bannissait toute tendresse et tout cela pour rejoindre un Dieu. Un Dieu mortel, ma foi ! Quand il me parlait, il m’effrayait, me faisait peur, me disait que la mort était la seule solution et qu’il fallait pratiquer le djihad pour aller au paradis, quitte à emporter d’autres personnes avec lui qui pourtant n’avaient rien demandé, à part la vie. Il semblait tellement convaincu qu’il en a été aveuglé, il courait les yeux bandés après quelque chose qu’il avait déjà sous les yeux, nous ! J’ai essayé tant de fois de lui retirer son bandeau, je l’ai bousculé pour le retirer de sa folie mais rien à faire, il est parti. Ton père est un terroriste qui est sans doute déjà mort !
  • Je ne te permet pas, tu ne peux pas me dire comment il est aujourd’hui car il a changé mais ça tu n’en sais rien, j’ai retrouvé toutes ses lettres dans un vieux carton poussiéreux qui semblait être fermé depuis un bon moment et tu te permets de le juger, comme ça ? De me dire que c’est un monstre ignoble mais regarde toi un peu ?
  • Je te signale que ses lettres, je les ais toutes lues une à une. J’ai lu chaque phrase, chaque mot, chaque lettre de chacune de ses lettres. Tu ne sais même pas la douleur que je ressentais quand j’en recevais une, quand j’étais assise en train de les lire et que toi, bébé, tu me regardais en riant alors que chaque syllabe était comme un coup de poignard que l’on m’enfonçait dans la poitrine, je souffrais éperdument et souhaitais sauter dans le gouffre que mes larmes remplissaient. De plus, je le juge comme je l’ai connu, comme un sale traître et j’espère que le Dieu à qui il voue un tel culte le jugera comme tel !
  • Mais Maman, puisque je te dis qu’il a changé et que ce n’est plus le même, si tu ne veux pas le faire pour toi alors fais le pour moi. Tu me dois au moins ça car c’est mon père et ça tu ne peux rien y faire.
  • Oui. » Oui, mot composé de trois lettres, marque l’acquiescement, l’approbation d’une personne et surtout le désespoir de ma mère qui tout de même me donne la permission de renouer avec mon père.

Suite à cette épisode, ma mère me laissa lui écrire et ce, tous les mois, pour arriver à aujourd’hui. Mon père avait encore changé, en mieux, il avait pris connaissance de ce qu’il avait fait et de ce qu’il devait faire. Il savait à présent qu’il devait aider les personnes comme lui, qui croyaient faire du bien pour pouvoir avoir leur carte d’accès à la porte du paradis. Il avait aussi compris une chose qui pour moi était la plus importante, il devait rentrer, aujourd’hui. Il m’avait fixé un rendez-vous et m’avait dit de l’attendre sur la terrasse d’un petit café à proximité de l’aéroport. Il était neuf heures du matin, son avion devait arriver à dix heures. J’attendais. Encore et encore, je pouvais compter les heures qui défilaient les unes après les autres grâce à mes doigts qui étaient devenus tellement rouges qu’ils commençaient à virer au bleu, je les voyais défiler sans pour autant voir la trace de mon paternel. Elles s’envolaient les unes après les autres tel un coup de vent, emportant à chaque rafale un peu plus de mes espoirs. Mais ce n’est pas pour autant que je me languissais sur ma chaise car cet espoir me faisait tout de même vivre. Il m’encouragea d’ailleurs à l’appeler, une nouvelle fois car la première fois, comme vous avez dû le comprendre, était un bel échec. Une nouvelle fois, il ne répondit pas mais c’est peut être parce qu’il avait une excuse. Son excuse était toute trouvée, c’est parce qu’il avançait dans ma direction. Mon géniteur était grand, mince, avait les cheveux bruns et bouclés (autant dire, mon portrait craché, sauf pour la barbe, ah ça non, je n’avais pas de barbe) ! Il avait entre ces mains, une rose, celle que je lui avais demandée. Il était à présent en face de moi, et scruta une photo qu’il avait dans sa main droite, puis il me dévisagea. Cela me déçut énormément, il était décidément incapable de reconnaître sa propre fille alors je lui dis :
« Papa ?!

  • Je ne suis pas ton père mais je le connaissais. C’était un homme bien. Il est monté au ciel en sauvant dix autres hommes, dont moi. Il nous a sauvé la vie deux fois, une fois en nous ouvrant les yeux sur notre religion et l’autre fois, hier, quand on s’est échappé du camp. On s’est fait attaquer par des rebelles mais pour nous tous, il a pris une balle dans la poitrine. J’ai essayé de le sauver mais c’était peine perdu alors il m’a demandé de vous donner cette rose. Je suis désolé. Ton père est mort en héros mais il reposera toujours au fond de notre cœur peu importe le jugement de son Dieu. »