Le Serpendentif

Nouvelle de Avril PROST, incipit 1, en 5ème au collège Le Beaufortain, Beaufort-sur-Doron (73)
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« Que veux-tu en échange ? » demanda-t-elle dans sa langue rude.

La lanière du collier venait du ventre d’une biche et, le serpent, le désert le lui avait fourni.
« Qu’as-tu ? Le désert est cher jusque dans les produits de ses fils. »
Elle partit dans un grand éclat de rire. La poussière volait autour d’elle et ses cheveux de jais, libérés de leur chèche pourpre, tressautaient.

Soudain calmée, elle me fixa dans les yeux.
« Mais que sais-tu donc de ce collier ? Je t’en offre une peau de louveteau, et estime-t’en content. »
Elle me jeta une petite peau sèche et odorante. Alors que je l’examinais, elle s’empara de mon trésor et s’éloigna, me mettant au défi de la contredire. Mon père s’approcha.
« Tu feras un bon marchand. Ta peau vaut une fortune. »
Je la regardais. La fourrure était d’un roux chatoyant, le cuir présentait et la souplesse et la robustesse des selles princières. L’idéal… Je relevais la tête pour voir l’Amazone remettant soigneusement son turban carmin, et j’eus l’impression que mon pendentif me narguait, autour de son cou. J’eus un petit pincement au cœur, elle était vraiment belle, ainsi.

Les heures s’écoulaient lentement. Le soleil dardait ses rayons, le sable ondulait de chaleur, je sentais mon esprit s’évaporer et mon corps s’alourdir comme une pierre. Dans cet état, je vendis malgré tout mon maigre étalage assez avantageusement. Mais aucun de mes échanges ne fut aussi rentable que le premier qui me fit gagner cette petite peau rousse.
Je ne quittais pas des yeux mon Amazone (ainsi que je me plaisais à l’appeler). « Elle s’appelle Antiope » me glissa une femme. Elle aussi avait tout échangé, et s’était confortablement installée dans l’ombre fraîche du grand arbre.
Soudain elle accrocha mon regard et me fit signe de venir la rejoindre. Je prétextai une promenade et m’exécutai promptement. Le tronc gigantesque, couvert d’un panache de verdure, servait de phare pour se repérer dans ces vastes étendues désertiques.

« Dis-moi… minauda-t-elle (j’étais subjugué par ses yeux de braise). Dis-moi, ce collier, d’où vient-il exactement ? »
Je commençai à lui servir tout le blabla sur les cadeaux des dieux, que nous ne pouvions pas comprendre ni en percer le mystère, bref ce qui faisait frissonner les ignorants.
« Tu sais, il est mal d’essayer d’offenser les dieux en essayant de chercher une origine rationnelle à leurs signes, et… »
Elle me coupa d’un geste.
« Pas de mensonge avec moi, dit-elle. J’exige la vérité ! »
Devant une simple femme, même une Amazone, j’aurais esquivé, mais devant Elle, impossible.

Je lui racontai alors la puissance de la tempête et les sables cinglants, notre misérable condition d’humains, les tentes de peaux en lambeaux, la marche forcée pour trouver un abri, la fatigue, la poussière granuleuse qui rentrait dans les yeux, dans la bouche, dans le nez, les oreilles, qui se logeait partout, dans tous les creux, puis l’évanouissement et, en me réveillant, comment j’avais trouvé l’amulette au creux de ma main.
« C’est donc vraiment un cadeau du désert ! »
Pensive, elle se pencha pour observer ses compagnes. Celles-ci lui firent signe de les rejoindre, et à leur excitation, leur nervosité, je compris que ça allait être le moment des divertissements.

Les fêtes déroulent leur magnificence à chaque fin de foire. Les marchands tirent au sort entre eux (les Amazones et les nomades), et les vainqueurs proposent un spectacle démontrant leur agilité ou leur force, puis c’est au tour des vaincus. Cette fois, la fève est brune, et donc nous commençons avec notre lancer de couteaux.
Etant le plus jeune, je me place au centre et prends toutes les dagues apportées pour l’occasion. Je commence la danse en jetant les poignards en l’air.

« Les marchands du désert sont vifs et habiles » disait mon grand-père, et je mesurai là combien il avait raison. La démonstration se termina par une fleur de couteaux suspendue le temps d’une respiration au-dessus des bustes tendus. En retombant, les dagues réintégrèrent les fourreaux de leur propriétaire.

Les Amazones se mirent en position. Je repris mon poste d’observation dans l’arbre, et cherchai des yeux Antiope parmi tous ces foulards rouges levés.
La danse commença au son des calebasses couvertes de peaux de chameaux. Normalement, j’étais hypnotisé par tous ces corps qui se mouvaient avec grâce, qui tournaient, sautaient, de plus en plus vite... Mais là, je ne trouvais pas mon Amazone.
Un éclat de lumière m’éblouit. C’était le serpendentif. De ma position, il donnait l’impression de se tordre, comme mû par la vie.

Par un caprice de la danse, les femmes levèrent la tête au même moment. Le regard confiant et tentateur de mon amie capta le mien, faisant naître au creux de ma poitrine une sensation chaude, juste là où se trouve le cœur.

Après les réjouissances vint le temps du repas. Je glissai de mon perchoir, et, par hasard, je me retrouvai à côté d’Antiope. Nous discutâmes pendant tout le festin. Ses yeux de gazelle m’envoûtaient, et sa présence me rendait pleinement heureux, comme si des ailes m’étaient poussées. Je sentais mon avenir, jadis, torride et rugueux tel le sable se polir comme on lisse le marbre, et une sensation de sécurité m’envahit. Je baissai les paupières pour mieux m’imaginer mon futur. L’été prochain, je reviendrai, Antiope m’attendrait, elle danserait pour moi, et celui d’après pareillement, et après… après…
Je sombrai dans les doux bras de Morphée.

J’entendis la voix de mon père qui m’appelait. J’ouvris les yeux sur la nuit. Les derniers adieux étaient terminés depuis longtemps, et on me cherchait certainement.
Je pris le temps de m’étirer comme un chat et d’essuyer le sable et la poussière sur mon visage avant de reprendre une position assise sur le vieux tapis usé. Mon regard tomba sur un bout de peau griffonné à la va-vite.
« Je t’attends. » Un petit serpent était dessiné en guise de signature.
Tout ragaillardi, je me levai d’un coup et m’élançai avec souplesse devant mon père.

« Kosmas ! Où étais-tu ? À cause de toi il est trop tard pour repartir ! Nous allons devoir imiter les Amazones et dormir ici ! Depuis que je suis marchand jamais une telle humiliation n’avait accablé les nôtres devant un peuple de femmes, même guerrières, et voici que mon propre fils jette la honte sur la tribu ! Tu te rends compte, un peu, de la gravité de tes actes ? »

Je n’écoutais pas. Rien ne pouvait altérer mon bonheur. Elle, mon Antiope m’avait appelé !
Mon père cria encore longtemps. Quand le calme retomba enfin sur le camp, la lune avait déjà bien entamé sa course et mon projet (rejoindre ma belle) était déjà très retardé.

Quand mon père et mon oncle, dont je partageais la tente de peaux, se mirent à ronfler, je pris ma fourrure de louveteau et courus pieds nus dans le froid poignant des nuits du désert rejoindre l’arbre. Quel autre lieu de rendez-vous pouvais-je imaginer ?
Je me hissai vivement au cœur des branches. Aucun regard indiscret, aucun vent ne pouvait nous atteindre ici. C’était le meilleur endroit pour se rejoindre qui existait sur Terre.

Elle était là, draperies rouges parmi le bois sombre, allongée entre les rameaux, les yeux fermés, la main délicatement posée contre la gorge. Peut-être dormait-elle ? L’avais-je donc fait attendre ?
Je posais doucement ma main contre la sienne pour la tirer de son sommeil. Oh, qu’elle était belle ! …

J’étouffais un hurlement.
Sa main était glacée. En retirant vivement la mienne, je vis qu’elle tenait appuyé contre son cou le pendentif en or. Deux petites marques sur sa peau brune attirèrent aussi mon attention, là où devait passer sa veine jugulaire.
Deux traces attestant d’une morsure de serpent, entourée de quelques paillettes dorées.

La sueur ruisselait dans mes yeux, sur mon front et mes joues, malgré le froid. A moins que ce ne fussent des larmes... Je ne savais pas. Je comprenais juste qu’Elle était morte. Mon cœur battait la chamade et semblait vouloir s’échapper de ma poitrine. Une boule grossissait dans ma gorge, m’empêchant de respirer. D’étranges papillons noirs, qui prenaient dans l’obscurité une teinte funèbre, obscurcirent ma vue et je m’écroulai sans connaissance.

« Kosmas, réveille-toi ! Nous allons être en retard pour la première fois. »
En retard ? Ça ne m’importe plus. Ma chère Antiope n’est plus, par ma faute. C’est moi qui lui ai donné ce collier mortel, c’est moi qui l’ai tuée. Je ne mérite pas de vivre. Je ne mérite pas son estime. Je n’ai pas…
« Ah ah ah, petit malin ! Tu n’as donc pas envie de faire le trajet ? Ce n’est pas si loin pourtant, la place de la grande foire d’été, on aperçoit d’ici le feuillage du grand baobab… »

La foire d’été ? Mais, elle est déjà passée ! Serait-ce un rêve ? Mais alors…
Jaillissant de ma paillasse, j’attrapai ma besace au vol et allai prier Allah. Je voulais que ce ne fut qu’un songe, une illusion... Quand j’eus fini, je plongeai la main dans mon sac et en sortit le collier. C’était le même, sauf que… au toucher, on sentait comme des poils sur l’or, incrustés très profondément dans le métal…
Je courus vers mon père.

« Je ne sais pas comment ces poils sont arrivés là, mais je sais qu’ils appartiennent à un loup très jeune, un louveteau... Si tu arrives à retrouver la fourrure, sache qu’elle vaut une fortune. »