Le XXIe siècle naît sous nos yeux #1

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Une vision de Lagos en 2081, par le duo de graphistes d'origine nigériane à Saint Malo : Olekan Jeyifous et Wale Oyejide / Affiche édition 2013

« Le XXIe  siècle naît sous nos yeux », écrivions-nous, en ouverture du dernier festival, tandis qu’un printemps arabe bouleversait des pays que l’on croyait pour longtemps figés. Nous en annoncions l’inéluctable surgissement, dès notre création, en 1990 : il est là, désormais, qui déferle de toutes parts et c’est la mise en relation de toutes ses effervescences qui nous paraissait désormais nécessaire. Plus de thème unique donc au festival, mais les images multiples du monde qui vient…

Afrique, au retour de Brazzaville, avec une insistance particulière sur l’Afrique du Sud et sur ce « miracle nigérian » produisant des écrivains à grande cadence, inventant Nollywood, son usine à rêves – et mise en regard, cette année-là, de l’Amérique et de ses légendes. Avec pour point commun entre ces deux continents, non seulement l’histoire tragique de l’esclavage, mais la capacité à produire des fictions, des mythes, des légendes ciment d’un « être ensemble ».

L’Amérique ? Une légende

Mort, le rêve américain ? À chaque occasion, pressés de nous en débarrasser, nous le décrétons fini. Erreur totale : le rêve américain s’est toujours nourri de sa remise en question. Les « roaring twenties » ? Ce fut l’âge d’or du jazz, de Harlem Renaissance, l’essor d’Hollywood, la grande rébellion de la jeunesse. La crise de 1929 ? La naissance du film et du roman noir. Après 1945 contre l’American Way of Life ? L’explosion du rock, la dissidence de la Beat Generation. Pendant la guerre au Vietnam ? Le déferlement de la contre-culture. Toutes dites aujourd’hui les figures mêmes du « rêve américain ». À quoi tient cette force ? D’où vient cette capacité fascinante de fictionner le monde, de renouveler sans cesse ses mythologies ?

Ainsi, on dit le western usé jusqu’à la corde : il ne cesse de renaître. Parce qu’il met en scène la naissance d’une société, dans sa confrontation avec l’autre, ou avec la nature sauvage, dans cette zone mouvante de la frontière, quand s’instaure la loi. Forte restera la loi, sans doute, mais qui a donné à la loi sa force ? Tant que cette question restera posée, le western vivra. Comme en témoignèrent Percival Everett, Patrick de Witt. Comme le démontrait « Go West ! », la belle exposition des meilleures planches des maîtres actuels du western de BD : Blanchin, Boucq, Sokal, Blain, Salomone, et Giraud. Comme en sut parler si bien Bertrand Tavernier.

Et gageons que David Simon, « l’homme le plus en colère d’Amérique » d’après Atlantic Monthly, le créateur de The Wire et de Treme, le contestataire radical qui nous a fait en 2013 l’immense plaisir de venir présenter son livre Baltimore, en soulevant d’enthousiasme le public, entrera bientôt, est déjà entré, dans les figures nouvelles de ce « rêve américain » en perpétuel renouvellement…


Dans les mers du Sud

L’Afrique, l’Amérique – l’Océanie, aussi. Si lointaine, mal connue, dans un océan Pacifique où se joue pourtant une partie capitale. Un continent largement imaginaire, en France et en Europe, dont la réalité s’efface derrière les mythes forgés à l’époque des grands découvreurs, James Cook, La Pérouse, mais aussi d’écrivains et d’artistes comme Melville, Stevenson, Jack London, Gauguin, Segalen, dont les vies furent changées par la découverte des mers du Sud. Sans les négliger, notre souci premier avait été de mettre en valeur la variété et la force des auteurs du Sud-Pacifique. Héritiers d’une histoire coloniale douloureuse, voisins d’une Asie en pleine expansion, les écrivains venus d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de Polynésie française ou de Nouvelle-Calédonie, Alan Duff, Patricia Grace, Chantal Spitz, Moetai Brotherson, Fiona Kidman, Chris Womersley, Nicolas Kurtovitch, Déwé Gorodey, nous dirent le monde en train de s’inventer de l’autre côté de la Terre.


Le rire des Belges

Et, puis plus près de nous, l’Europe – trente et un écrivains venus de toute l’Europe pour des débats nécessaires : multiples sont les formes de la détestation de soi, mais s’ouvrir au dialogue avec les cultures du monde implique-t-il d’ignorer la sienne propre ? L’Europe se réduit-elle vraiment à l’aventure coloniale et à l’expérience totalitaire – ou bien porte-t-elle aussi un grand rêve, des valeurs, à travers ses penseurs, ses artistes ?

Et dans cette Europe, la Belgique, si proche que nous avons tendance à croire français les artistes belges qui imposent leur singularité, et si lointaine, pour peu que nous y regardions de plus près, au carrefour des imaginaires du nord de l’Europe, hantée par le fantastique, le surréalisme. Le déferlement d’une quarantaine d’écrivains et d’artistes belges en 2012 restera dans les mémoires, comme La Nuit de la Belgique sauvage imaginée par Jean-Pierre Verhaegen et ses amis déjantés, Soyez belges envers les animaux, autre spectacle disons inattendu, ou encore L’Europe aux petits oignons, spectacle gourmand conçu à partir de textes de chansons sur l’art de la table par Jean-Luc Debattice – sans parler d’une superbe exposition Franquin…


Brésil, Chine, dans le cratère furieux des villes prodigieuses

Mais aussi, deux pays émergents, où s’annonce le monde de demain : le Brésil, année de la Coupe du monde oblige, et la Chine.

Un Brésil d’aujourd’hui, dont témoigne une nouvelle génération d’écrivains et d’artistes, Patricia Melo, Luiz Ruffato, Edyr Augusto, Marcellino Freire, Raimundo Carreiro, Bernardo Carvalho, Ana Paula Maia : sombre, violent, ravagé par la corruption et la misère, que l’on dirait morcelé, au bord de l’explosion et pourtant unique, dans le tohu-bohu de ses contradictions, cruel et généreux, et par-dessus tout prodigieusement vivant, inventif, se recréant sans cesse – le monde même à l’instant de sa naissance, dans le cratère bouillonnant de ses puissances mythologiques, primitif et futuriste à la fois – le monde tel qu’il s’annonce.

Une Chine surprenante – qui inquiète et fascine, où se joue, dirait-on, le monstrueux enfantement d’une société, où le totalitarisme communiste et celui d’un marché sans contrepoids trouvent à se confondre dans une figure nouvelle. Mais elle fascine pareillement par la formidable effervescence de ses artistes, malgré une censure omniprésente – insolents, rebelles, virtuoses du Web et de l’art du contournement, cinéastes comme Jia Zhang-ke (A touch of sin), Cai Shang-jun (People moutain, people sea) ou Xu Xin (Ma révolution culturelle), ou romanciers comme Murong Xuecun, Chan Koon-chung, Qiu Xiao-long, Li Er, Shu Cai, ou Chen Zhi-heng, tous d’une vigueur critique qui aura stupéfié le public.


Urgence d’un décentrement du regard : la Terre devient ronde !

Trois années d’un vaste tour du monde, qui soulignait chaque année plus fortement la nécessité, en toute chose, d’un décentrement du regard : de ce point de vue, la venue de Sanjay Subrahmanyam, historien indien tamoul parlant douze langues, professeur à l’UCLA (Californie), auteur d’une biographie de Vasco de Gama qui pour la première fois croisait les archives occidentales et indiennes, aura marqué les esprits – premier signe d’un ébranlement plus général, exploré pendant ces trois années, affectant l’ensemble des sciences humaines, mises en crise les unes après les autres, se reposant les unes après les autres la question des puissances de la fiction, elles qui étaient nées de l’expulsion de la littérature hors de ce qu’elles avaient décrété être le champ de leurs compétences.


Demain la guerre ?

Trois années donc d’un vaste tour du monde, avec une inquiétude croissante, objet de longs débats en 2014 : « Demain la guerre ? » On la pensait d’ordinaire depuis les sommets, calcul des puissants de ce monde pour des objectifs déclarés ou cachés, on la découvre se diffusant tel un cancer à la surface du globe, prenant possession des esprits, fous de Dieu, terroristes divers, purificateurs ethniques, comme pris tous dans un vertige illimité de destruction, où le civil devient la cible, la proie, l’otage de forcenés. Guerre civile ? Plus juste serait de dire « guerre déclarée désormais aux civils » – retour à l’état de guerre comme état premier du monde et vérité de l’être humain. La Grande Guerre fut la première mondialisation. Nous vivons un nouveau basculement de monde. Qui sera subi s’il n’est pas pensé et dit. Comment penser ce basculement ? Comment dire la guerre quand elle vous renvoie à ce puits sans fond ? Autant de questions, agitées par les plus grands écrivains depuis toujours, redevenues terriblement actuelles.


Pour une France plurielle

Avec, pour se quitter sur une note plus joyeuse, avant d’autres aventures, espérons-le, le souvenir de deux moments émerveillés : un samedi matin, devant un auditorium de 1 000 p
laces plein à craquer la rencontre Bretagne, pour une identité de grand large avec des interventions lumineuses de J.-M. G. Le Clézio, de Mona Ozouf et de Jean-Michel Le Boulanger ; et puis, dans le même auditorium débordant de toutes parts, une autre rencontre nécessaire : Oser penser une France multiculturelle avec un Le Clézio de nouveau rayonnant, Pascal Blanchard brillant et passionné comme à son habitude – première amorce d’un débat aux multiples connexions qu’évidemment nous poursuivront dans les années qui viennent.