Le dernier pétale

Nouvelle écrite par Charlotte Anselmo, en 4ème au collège Jean de La Fontaine, Charleville-Mézières (80)

Le dernier pétale

Elle avait une robe de soie écarlate avec des grelots d’argent aux manches. Un voile orangé, tombé de ses cheveux, couvrait ses jambes et ses chevilles nues. Elle était couchée par terre, recroquevillée. Les gens avaient accouru de partout, chargés de sacs, pour la regarder. Et moi, là-haut, au parapet de la seconde galerie, je me penchais comme tous les autres vers ce corps inanimé. J’étais sûrement le seul à reconnaître les vêtements de fête de la cour de Pandajar, ce royaume disparu dont il ne restait rien d’autre que les miniatures peintes sur lesquelles j’avais travaillé une année entière au lycée, dans l’atelier du soir de Monsieur Bazire. J’ai dévalé le grand escalator qui traversait la verrière du centre commercial des Trois Platanes, dans le clignotement des sapins de Noël. Écartant la foule, je me suis précipité vers l’indienne. Plus près, sa peau cuivrée et son visage aux traits fins et harmonieux me paraissaient plus beaux encore. Je m’agenouillai au milieu de la foule et posa ma main sur le bras halé. C’est ainsi que mon histoire commença.

Lorsque j’ouvris les yeux, la verrière, les enseignes clignotantes et les guirlandes lumineuses avaient disparu. Affolé, je regardais autour de moi les maisons de terre, la rue étroite et encombrée. Mais où étais-je ? Une chaleur moite et étouffante avait remplacé la neige. Je respirais l’odeur des épices, observais la foule pressée, toute habillée de rouge, les visages tannés par le soleil et leurs yeux qui me dévisageaient. Aucun doute, j’étais à Pandajar, la seule question : comment avais-je pu arriver ici ?
Dans toutes les miniatures peintes que j’ai étudié, les habitants de Pandajar s’habillaient de voiles colorés, de matières fluides et légères. Ici, chaque passant portait une rose, une toute petite fleur presque fanée, souvent recouverte de poussière. Autour de moi, les gens se pressaient, tous dans la même direction.
⁃ Où allez vous ?
⁃ Au Palais pour la prière, me répondit un jeune homme.
Et en un éclair, il disparut dans la foule. Je ne pouvais que suivre le mouvement, happé par le monde. Il faisait si chaud ici...
Le Palais était une tour de verre immense où le soleil se mirait. Un mouvement parcourut la foule, elle s’inclina devant le beffroi de verre. De cette étendue humaine, une voix s’éleva :
⁃ Amis, passants, prions aujourd’hui, pour sauver la princesse Leika qui se meurt un peu plus chaque jour ! Prions pour elle, pour que la Rose reste en vie !
Alors chacun brandit sa rose. Interloqué, je regardais les milliers de fleurs s’élever vers le ciel bleu. Une main sur mon épaule me fit frissonner, je me retournai. Devant moi, un petit homme trapu, la figure rubiconde, coiffé d’un turban orangé, m’observait de ses yeux perçants.
⁃ Voyageur de l’« Autre monde », le Gardien-de-la-fleur-sacrée t’attend au Palais.
Et sans autre explication, il s’empara de mon bras et m’emmena dans la tour de verre...

La pièce embaumait un parfum d’encens. Au centre, se dressait un lit imposant et là... au milieu des draps blancs, il y avait la jeune fille du centre commercial, le visage reposé, de longs cheveux bruns étalés sur un oreiller. Elle était endormie. Je gagnai le lit en quelques pas. Lorsque je voulu toucher cette peau, dont la douceur incroyable me poursuivait, l’homme au turban s’interposa, plus écarlate que jamais.
⁃ Non ! Surtout pas ! Il est interdit de toucher la princesse, ceux qui désobéissent disparaissent à jamais !
Surpris, je regardais tour à tour la belle endormie et la figure rubiconde du petit homme.
⁃ Mais comment comptez-vous la guérir si vous ne la touchez pas ?
⁃ Par les prières, répondit une voix rocailleuse derrière moi.
Je me retournai, celui qui avait parlé était un vieillard au dos vouté. Tout habillé de noir et la peau ravagée par le temps, il me toisait en silence de ses petits yeux perçants. Derrière moi, j’entendis un bruit de tissu froissé : l’homme au Turban se plongeait dans une profonde révérence.
⁃ Gardien-de-la-fleur-sacrée...
⁃ Comment t’appelles-tu ? Demanda le vieillard.
⁃ Thomas.
⁃ Ce n’est pas un nom très courant, s’étonna-t-il, alors Thomas, écoutes et regardes. Tu vois cette rose ?
Il désigna une fleur, presque fanée, enfermée sous une cloche en verre. Elle avait du être belle cette fleur, avec sa couleur sanguine mais elle n’était plus que quatre pétales fragiles, menaçants de tomber à chaque instant. D’un rapide coup d’œil, je ne donnai pas plus de quelques jours à cette rose.
⁃ Ce n’est pas une fleur ordinaire, m’informa le Gardien-de-la-fleur, c’est une sorte de sablier. Elle mesure le temps, la vie de la princesse. Depuis quatre cent ans, cette fleur n’avait jamais subie les dommages du temps, pas de commentaires, ajoute-t-il en me voyant ouvrir la bouche, mais voilà plusieurs jours que, sans que l’on puisse l’arrêter, elle se fane. Depuis la chute du premier pétale, la princesse demeure ainsi endormie. Chaque jour, un pétale tombe et chaque jour l’état de Leika empire...

Je regardai la princesse endormie. Leika... Qu’il était beau ce nom ! Si doux à mes oreilles ! Il me semblait impossible qu’elle puisse avoir quatre cent ans. Elle avait l’apparence d’une adolescente... Elle pourrait être dans ma classe. Et quatre cent ans... C’était impossible d’être si vieux. Mais plus j’y réfléchissais, plus je pensais que tout ça ne devrait pas exister. Le royaume de Pandajar avait disparu, et un corps humain ne pouvait pas se déplacer si vite sur une si longue distance. J’étais déboussolé, et parfois, l’impression d’être dans un rêve me paraissait plus rationnelle. Mais j’avais tant envi que ça ne soit pas le cas !
Je regardai la Rose dont les quatre pétales étaient sur le point de tomber à chaque instant. Quatre pétales, quatre jours...
⁃ Elle va mourir.
Ce n’était pas une question, j’aimais le rationnel, je ne nourrissais jamais de rêves illusoires. Et pourtant, le simple fait de le prononcer à haute voix me fit souffrir. C’était idiot, je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais vue avant ce jour. Il y avait quelque chose, peut être dans sa beauté, ou dans son calme presque surnaturel, qui me bouleversait. Elle semblait si jeune, à l’aube de la vie.
⁃ Puis-je rester à ses côtés ?
Hochement de tête du vieillard.
Je ne savais pas pourquoi j’avais demandé ça, mais j’avais besoin d’être près d’elle. Quatre jours... Ce n’était pas si long... Peut-être, étais-je dans un rêve.
⁃ Je dois te prévenir... Si tu restes, tu te perdras, il y a des voyages qu’il est plus sage d’éviter, des tentations auxquelles il faut résister.
Et sur ces étranges paroles, il s’en alla.

Premier jour :
Je suis resté près d’elle, le regard parcourant inlassablement son visage, sa peau dorée. J’observais seul, en silence, le rythme de sa respiration régulière. Ce jour là, je n’ai pas dormi, j’avais trop peur de fermer les yeux, qu’elle ne disparaisse pendant mon sommeil. Lorsque le pétale tomba, j’eus l’impression qu’une part de moi se brisait.

Second jour :
Les yeux me brûlaient. Ils devaient être rouges et légèrement gonflés, comme lorsque je révisais tard un contrôle. Il faisait toujours chaud, peut être même plus que la veille. Dehors, des pluies diluviennes s’abattaient contres les vitres de la tour de verre dans un bruit assourdissant. Mais Leika ne s’éveillait pas. C’était étrange, elle semblait juste endormie.
On m’apportait de la nourriture, des plats épicés et délicieux.
Parfois, je lui parlais. Évidemment, elle ne me répondait pas. J’avais toujours envi de toucher sa peau, de poser, juste une fois, un doigt sur sa jolie joue. Sentir de nouveau cette douceur incroyable. Mais la crainte des représailles et les paroles du Gardien-de-la-fleur-sacrée m’en empêchaient.
Le soleil se coucha, un pétale tomba. Sur ma joue, une larme traça son sillon.

Troisième jour :
Que j’aimerais arrêter le temps ! Stopper le soleil maintenant afin que plus jamais il ne se couche. J’aimerais aider Leika. Plus que deux jours. Je ne voulais pas qu’elle meurt, et contempler le masque froid de la mort sur son beau visage. Elle ne pouvait pas mourir. Ah ! Si le temps pouvait s’arrêter !
Tout à l’heure, l’homme au turban m’a dit que j’avais l’air fatigué. C’est vrai que je le suis, je n’ai dormi que quelques heures...
Le troisième pétale tomba...

Dernier jour :
Je me sentais étrange ce matin. Leika, toujours si belle, aussi immuable que la pierre. Mais sa respiration était si faible... C’est à peine si sa poitrine se soulevait. Que j’aimerais arrêter le temps et la prendre dans mes bras. Mais j’avais si peur ! Si peur de disparaître !
De quelle couleur étaient ses yeux ? Je voudrais tant le savoir. Bruns comme la terre ? Noirs de Jais ou Bleus-verts ? Tant de choses à savoir sur elle et si peu de temps. Ce soir, elle me quittera, m’abandonnera ! Je ne voulais pas !
Mon regard se posa sur mes mains. Que se passait-il ? Ma peau était plissée, parcourue de lignes comme... ravagée par le temps !
Je hurlai comme un damné :
⁃ Un miroir ! Qu’on m’apporte un miroir !
Et un miroir fut apporté.
Là, dans le reflet, un petit vieillard, le visage déformé par l’effroi me fixait. J’avais vieilli en quatre jours. Je m’étais perdu à rester près de Leika...
⁃ Je t’avais averti, murmure le Gardien-de-la-fleur-sacrée, tu aurais pu te sauver...
Il n’était pas vieux. Je pouvais parier qu’il avait mon âge. Il s’était perdu lui aussi ? Alors qu’il partait je n’osa pas lui demander...

Lorsque je vis le soleil se coucher, mon regard se porta sur la pétale unique de la Rose. Je la vis se détacher, lentement... L’émotion m’étreignit, si vive, si violente que j’en eu le souffle coupé. J’avais tout perdu, Leika, ma jeunesse. J’aurais voulu hurler mais aucun son ne franchit mes lèvres...
Sans réfléchir, je me jetai vers le lit ; derrière moi, quelqu’un cria.
Le pétale vacilla...
⁃ Non ! Leika ! Ne meurt pas !
Je la serrai dans mes bras. Sa peau avait l’odeur de l’encens. Le temps se décomposa, ses rouages s’immobilisèrent, comme pour contempler cet instant. Je serrai Leika dans mes bras, je sentais sa peau satinée contre la mienne. Le pétale se détacha, Leika ouvrit les yeux.
Ils étaient gris. Gris comme une pluie d’été. Gris comme l’orage, comme une tempête. Le plus beau gris du monde...

⁃ Hé ! Petit ! Réveilles-toi !
J’ouvris les yeux, centre commercial des Trois platanes. Autour de moi, les gens chargés de sacs me regardaient avec inquiétude. Plusieurs personnes dévalaient le grand escalator pour venir me voir, les sapins clignotaient, les guirlandes scintillaient...
Elle n’était plus là... Leika...
⁃ Où est la jeune fille ? L’indienne qui était avec moi ?
⁃ Une indienne ? Tu délires petit ! Il n’y a personne !