Le gilet du sage

Nouvelle de Julia BOURGET, incipit 2, en 3ème au collège du Bois de la Barthe, Pibrac (31)

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.
Voilà, se dit-il, c’est maintenant...

Lou-Ho court d’un pas alerte, les muscles tendus, le souffle court. Le temps joue contre lui. Deux heures. Il a deux heures pour quitter la ville. S’il réussit, il sera libre de courir, de voler pour apporter son message. La brume recouvre le paysage de son manteau mais Lou-Ho pourrait trouver son chemin les yeux fermés dans ce dédale de sentiers et d’escaliers dérobés. Il vit ici depuis son plus jeune âge, depuis que son maître l’a recueilli et élevé comme son propre fils. Un lien puissant les unit, un lien indéfectible. Parfois, ce lien est lourd à porter pour Lou-Ho : son maître a toujours refusé de faire de lui son disciple. Le jeune homme doit donc se contenter de vivre dans ces maisons creusées à même la montagne, à l’écart de la ville, en partageant les idéaux de toutes les personnes qui croient en son maître ; mais sans jamais pouvoir se mêler aux cérémonies, sans jamais pouvoir lire les écrits. Il se charge d’effectuer des missions pour son maître, portant au gré des jours les lettres de celui-ci. Mais, quelques temps auparavant, son maître lui a confié la plus importante mais aussi la dernière des courses : il doit apporter une lettre à un vieil ami, qui habite dans la célèbre ville de Beijing. Il lui a aussi expliqué qu’on allait venir le chercher, que l’on ne lui permettrait peut-être pas de rester en vie. Comme il dit souvent, ceux qui prêchent la vérité ne peuvent vivre bien longtemps. Les hommes préfèrent croire un mensonge agréable qu’une vérité cruelle. Lou-Ho ne peut décevoir son maître. Il ne le décevra pas. Il a toujours eu une très grande admiration pour cet homme, cet homme fort en toutes circonstances. Aujourd’hui, Lou-Ho espère qu’il y aura un lendemain pour son maître et que la vie pourra reprendre un jour son cours. Il voudrait pouvoir redevenir le petit garçon qui aimait enfiler les grandes tuniques de soie de son maître et courir le long des étroits sentiers de la montagne. Mais pour cela, il doit mener à bien sa quête.
Lou-Ho atteint les portes de la ville presque deux heures plus tard. Il a traversé toutes les rues, les places, au pas de course et est encore essoufflé de sa course effrénée, mais il a réussi ! Il se présente immédiatement aux gardes et demande à franchir les portes. Les hommes reconnaissent Lou-Ho mais hésitent à le laisser s’aventurer seul dans le brouillard. Lou-Ho n’a pas dépassé le couvre-feu, il n’a pas dépassé les deux heures qui lui restaient. Les gardes sont forcés de reconnaître ce fait et doivent donc laisser passer le jeune homme, après lui avoir bien recommandé de s’arrêter dans un quelconque refuge de voyageurs dès qu’il le pourrait. Lou-Ho hoche la tête avec conviction mais se garde bien d’écouter leurs conseils. Il contemple l’étendue désertique qui s’étend devant lui et frissonne. Un véritable défi l’attend. A travers la brume, il aperçoit le ruban scintillant du Fleuve Jaune. Il devra remonter son cours pour arriver dans la fameuse ville de Beijing, but de son voyage. Alors, dans la poussière des chemins, Lou-Ho s’est mis en route.

Il arrive aux abords du fleuve alors que la nuit est déjà bien avancée. Il se retourne et aperçoit dans le lointain, noyée dans le brouillard, sa montagne où il essaie de distinguer son foyer. Lou-Ho sent son cœur se serrer tandis qu’il pense à son maître, enfermé dans quelque sombre cachot. Il aimerait savoir ce qui lui vaut un tel sort et est un instant tenté d’ouvrir la lettre scellée. Mais elle ne lui est pas destinée et il ne veut pas trahir son maître si près de la fin. Il retire sa cape, l’étend sur le sol sablonneux et s’allonge dessus. Lou-Ho se roule en boule pour se protéger du froid. Après quelques heures de sommeil, le soleil pointe timidement entre les nuages, et le jeune homme se remet en route. Il remonte le long des berges du Fleuve Jaune. Après avoir marché pendant quelques temps, il aperçoit une yourte de peau dressée non loin de l’eau. Lou-Ho sait qu’une tribu mongole voyage près de son plateau, mais il n’en a jamais vu le moindre représentant. Curieux, il s’avance. Ce sont des éleveurs de chèvres et de vaches. Un enclos de fortune a été dressé pour contenir le bétail. Devant la yourte sont attachés quelques chevaux aux robes sombres. Lou-Ho aperçoit une petite fille vêtue d’une tunique de peau maintenue par une ceinture de cuir. Elle est chaussée de bottes. Lou-Ho frissonne tout à coup dans l’air frais du matin, enveloppé de sa tunique et de sa cape fine. La fillette regarde les animaux d’un air rêveur. En entendant des pas, elle se retourne et voie Lou-Ho. Celui-ci contemple son visage jeune mais déjà buriné par le cruel soleil du désert. Elle prend un air espiègle et, visiblement pas timide, s’avance, saisit sa main et l’entraîne vers l’entrée de la yourte. A l’intérieur, un homme, une femme tenant un nourrisson et un couple âgé boivent du thé en parlant. Tous ont le teint sombre caractéristique de ce peuple. L’homme porte un turban, signe que la famille vient de traverser le désert de Gobi, voisinant le plateau de Lou-Ho. La famille se serre autour du poêle. Le père au turban s’adresse à Lou-Ho :

« —Bienvenue chez nous. Que viens-tu faire dans ce désert, étranger ? Tu n’es pas un nomade, je le vois.
—Je m’appelle Lou-Ho et j’habite sur les hauteurs du plateau de Lœss, non loin d’ici. J’ai la mission d’apporter un message de la part de mon maître à l’un de ses amis résidant dans la noble ville de Beijing.
—As-tu emporté des provisions pour ton long périple ? »

Lou-Ho réfléchit. Il a vraiment été stupide ! Il ne pourra jamais atteindre Beijing en une journée. Et il n’a même pas de provisions ! Pressé de quitter sa ville, il n’a pas vraiment réfléchi à ce qu’il ferait après. Le chef de famille reprend :

« —Nous avons pour coutume d’aider les voyageurs que nous rencontrons, nous te donnerons une partie de nos provisions. Mais viens t’asseoir auprès de nous. »

Lou-Ho s’étonne de la réelle bonté de ce peuple. Il s’assoit près du père et la grand-mère lui donne une tasse de thé. Il goûte le breuvage, confiant. Il manque recracher le liquide ! Pour lui qui est habitué au thé chinois doux et sucré, cette boisson semble âcre et salée. Comme toute la famille l’observe, il avale avec difficulté et montre une mine réjouie à la grand-mère. Celle-ci lui renvoie un sourire édenté. Il passe de joyeux moments en compagnie de cette famille nomade, au chaud dans la yourte. Au moment de repartir, la mère prépare un baluchon de nourriture pour Lou-Ho et le grand-père lui offre un gilet de cachemire fabriqué à partir du poil de leurs chèvres. La petite fille chante pour protéger le jeune garçon. Elle explique que sa grand-mère lui a appris mais qu’elle a perdu sa voix avec le temps ; alors sa petite fille doit chanter à sa place. Sa voix claire aux accents chantants s’élève dans la tente, tourbillonne et s’échappe comme la fumée du poêle. Lou-Ho repart. La générosité de cette famille le touche. Grâce à elle, il va pouvoir continuer son voyage et mener à bien sa mission.
Une semaine passe. Lou-Ho, épuisé, se présente enfin aux portes de la ville. Il a fini depuis bien longtemps les provisions offertes par la famille mongole. Il n’a conservé que le doux gilet de cachemire. Ici aussi, des gardes surveillent les entrées et sorties. Lou-Ho se place discrètement derrière la caravane d’un riziculteur, dans l’espoir de passer inaperçu et de rentrer sans difficultés dans la ville de Beijing. Au moment où la caravane passe, une voix retentit :

« —Hé, toi ! »

C’est l’un des gardes. Il demande au paysan :

« —C’est votre fils ? »

Celui-ci secoue la tête, apeuré. Lou-Ho sans trop savoir pourquoi, lui jette un regard noir. Le garde laisse partir le paysan. Il toise Lou-Ho avec mépris :

« —Qu’est-ce que tu fais là, gamin ? »

Son maître lui a bien recommandé de ne parler à personne de sa mission, tant qu’il ne serait pas chez son ami. Aussi, Lou-Ho répond :

« —Je suis… le messager du tailleur, je dois apporter un message à l’une de nos clientes.
—Je vais t’accompagner. »

Lou-Ho sent l’angoisse lui nouer le ventre. Il n’a pas prévu que le garde décide de l’accompagner. Il tâche de paraître sûr de lui et franchit d’un pas conquérant les portes de Beijing. Il se dirige totalement au hasard dans le labyrinthe des ruelles. Plus ils marchent et plus le garde sourit d’un air malveillant, comprenant le mensonge de Lou-Ho. Mais l’homme ne dit rien, attendant que le soi-disant messager du tailleur admette son échec. Soudain, Lou-Ho, n’y tenant plus, se dirige vers une maison. Il voit des vêtements féminins suspendus au fil à linge et en conclut la présence d’une femme dans le logis. Il frappe à la porte de bois. Une femme vêtue d’une tunique de soie et coiffée d’un peigne ouvre. Lou-Ho se présente toujours comme le messager du tailleur. La femme croise son regard désespéré et comprend sa situation. Au lieu d’affirmer qu’elle n’attend aucun message du tailleur, elle rentre dans le jeu et invite Lou-Ho à entrer. Le garde, surpris, est obligé de partir. La femme fait asseoir le gamin sale et épuisé dans le salon. Sentant qu’il peut lui faire confiance, Lou-Ho lui raconte son histoire. La femme lui propose l’hospitalité pour la nuit. Son frère doit rentrer bientôt et pourrait le conduire chez son ami Tao-Fang le lendemain. Lou-Ho approche du but de son voyage.

Le lendemain, après de sincères remerciements à cette femme qui l’a hébergé alors qu’elle ne le connaît même pas, Lou-Ho et le frère se mettent en route pour le domaine de Tao-Fang. Ils marchent quelques minutes dans la ville et aperçoivent une magnifique demeure traditionnelle. Elle est faite de bois, avec un toit de tuiles noires dont les coins remontent en cornes. Magnifiquement ornementée, la double porte d’entrée se dresse au milieu du mur d’enceinte. Lou-Ho remercie une dernière fois son bienfaiteur et frappe à la porte. Un domestique ouvre la porte et le jeune homme, soulagé d’être enfin arrivé au terme de son long périple, se présente :

« —Je suis Lou-Ho, je viens apporter un message important à maître Tao-Fang. Je viens des montagnes du plateau de Lœss.
—Je vais prévenir le maître de votre visite »

Sous les manières polies du domestique, Lou-Ho comprend qu’il n’est pas assuré de rentrer dans la maison. Avoir fait tout ce voyage pour s’arrêter si près du but ! Il n’a pas sué sang et eau dans le désert pour se faire refouler par un vulgaire domestique ! Alors que Lou-Ho commence sérieusement à perdre patience et à mettre sur pied des plans plus ou moins raisonnables, le domestique revient et lui annonce qu’il peut entrer. Alors, sans se retourner, Lou-Ho pénètre enfin dans la belle demeure.
Lou-Ho regarde autour de lui. Il se trouve dans une cour encerclée de murs de pierre. Il suit le domestique à travers une porte plus discrète que la première. Il se retrouve dans un jardin magnifique arrosé par des fontaines, agrémenté d’un conifère, d’un jujubier. Les oiseaux pépient, les rayons du soleil caressent doucement la peau de Lou-Ho. Ce jardin est clos sur la gauche et la droite par des quartiers d’habitations, et en face du jeune voyageur se dresse le corps de bâtiment le plus imposant et le plus haut de tous. Justement, Lou-Ho y pénètre et se trouve en face du vénérable Tao-Fang, ami de longue date de son maître. Ce dernier est assis dans un fauteuil de bois sculpté d’un dragon, au fond d’un salon décoré avec goût. Toutes ces richesses donnent le tournis à Lou-Ho. Il n’est pas particulièrement pauvre mais n’a jamais eu le goût du luxe. Il ressent un mélange de fierté, de soulagement et d’apaisement d’être arrivé au terme de sa quête. Il s’incline devant le maître et lui tend la lettre, incapable de parler. Tao-Fang le remercie, déroule la lettre et la lit calmement. Il sait bien qu’elle ne peut annoncer une bonne nouvelle. Son ami ne lui aurait jamais envoyé un si jeune garçon d’aussi loin pour échanger des banalités. Il ne s’est pas trompé. Lorsqu’il a fini sa lecture, ses yeux brillent de larmes. Il s’exprime pourtant d’une voix claire :

« —Viens par ici, mon garçon. Tu es Lou-Ho, n’est-ce pas ? J’ai beaucoup entendu parler de toi. Tu vois, cette lettre est très importante et je te suis extrêmement reconnaissant d’être venu jusqu’ici pour me l’apporter. Mais, en vérité, elle te concerne plus que moi. Dans cette lettre, ton maître me dit qu’il a acquis la certitude, au fil des années, que tu serais un bon successeur. Il n’a jamais voulu te prendre pour disciple car il disait que cela ne suffirait pas pour un homme aussi talentueux que toi ! Il dit que tu as une destinée hors du commun. Il veut que tu reprennes le flambeau. »

A ce moment précis, le domestique fait irruption et s’exclame :

« —Maître, la nouvelle se répand de village en village : le sage des montagnes, votre ami, a clamé ses doctrines au mépris de l’empire. Il a été assassiné par les hommes de mains de l’empereur ! »

Lou-Ho voit un rictus de douleur traverser le visage du vénérable, puis il comprend. C’est de son maître qu’il s’agit. Son maître est mort. Il sent ses entrailles brûler, les larmes jaillissent de ses yeux. Il s’enfuit dans le jardin et s’écroule dans l’herbe. La douleur est insupportable, c’est comme si on lui arrachait un bout de lui-même. Entre ses lamentations, Lou-Ho comprend qu’il est le seul à pouvoir remplacer son maître, le seul qui connaisse aussi bien ces idéaux que le sage lui-même. Alors le jeune homme, au prix d’un effort surhumain, sèche ses larmes et revient dans le salon.

« —Je prendrai la suite de mon maître, pour qu’il ne soit pas mort pour rien et que ses idées persistent.
—Je n’en attendais pas moins de toi, mon garçon. »

Le vieux sage des montagnes ne s’est pas trompé, Lou-Ho aura un destin hors du commun. Il ne quittera jamais son gilet de cachemire offert par les Mongols rencontrés lors de son premier voyage. C’est pourquoi ses disciples lui donneront le surnom de Confucius, ce qui signifie cachemire dans le dialecte de leur région. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de lui ?