Le premier Homme

Écrit par BIDOIS Jade (1 ère, Lycée Emile Littré d’Avranches)

Le premier Homme.

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.

Après tout, et c’est bien connu, dans cette immense jungle qu’est le monde c’est  :

  • "Tuer ou être tué.", murmura-t-elle pour elle-même.

Il était donc vital qu’elle n’éveille pas les soupçons ou plutôt qu’elle ne confirme pas ce que ce mastodonte avait sans doute déjà découvert.
L’adolescente fit mine de se diriger vers les toilettes du petit bistro de fortune et, lorsqu’elle fut hors de son champ de vision, elle courut discrètement jusqu’à la porte de l’arrière-boutique.
La pluie avait redoublé d’intensité, c’était désormais un déluge qui s’abattait sur la petite ville française et le lac derrière le petit café menaçait de déborder.

  • "Lola Rocagelo."

La jeune fille fit volte-face, tremblante de la tête au pied. Devant elle, se tenait un officier, fort comme un lion et au regard flamboyant de cruauté, autour de lui ses sbires ainsi qu’un petit secrétaire trapu dont les petites lunettes posées au bout de son nez accentuaient ses airs de fouine.
Déboussolée, la jeune fille remarqua à peine l’ogre qui l’avait dénoncée, arriver aussi vite que son gabarit le lui permettait. L’homme s’étala dans la boue, aux pieds de l’officier qui le fixait d’un air condescendant, avant de lui adresser un magnifique sourire et de s’asseoir sur le dos de son informateur.

  • "Tu as bien travaillé.", félicita-t-il,"Vous en serez récompensés, toi et ta famille."

Il sortit délicatement une petite dague au pommeau incrusté de diamant et fit jouer de sa lame sur les joues du pauvre homme paralysé mais dont les yeux ne cessaient de suivre le scintillement des petites pierres précieuses. Soudainement, l’ogre s’étouffa, cracha et commença à convulser avant de s’évanouir, le tout dans son propre sang.
À cet instant, Lola aurait tellement voulu s’envoler, mais elle n’avait pas d’ailes. Elle aurait voulu se jeter dans le lac et s’enfuir sur l’autre rive, mais Lola ne savait pas nager, ni respirer sous l’eau.
Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était courir mais même ça, elle n’en était pas capable. La peur, son ombre, le monde, ancraient ses pieds au sol et faisaient d’elle une spectatrice prisonnière d’un événement qui allait causer sa perte.
L’officier s’approcha brusquement d’elle et arracha son déguisement qui désormais lui paraissait ridicule et inutile.
Il assomma Lola et l’a lança sans ménagement dans un camion où des personnes étaient entravées par des chaînes et qui, comme elle, étaient destinées à être emmenées dans le pire endroit qui soit. C’était le début d’une longue descente aux enfers.

*

Dans le pire endroit qui puisse exister, un jeune soldat fut brutalement extirpé de ses rêves par plusieurs de ses camarades de chambrée.

  • "Lève-toi cloporte  !"

Le jeune homme tomba de sa couchette située en hauteur avant d’atterrir lourdement sur le plancher miteux de la pièce toute aussi insalubre. Les autres soldats se ruèrent sur lui afin de le maintenir au sol, celui qui lui avait réservé ce doux réveil apparu alors, un horrible sourire narquois plaqué sur le visage ainsi qu’une bouteille d’eau et un vieux chiffon crasseux en main. Le malheureux collé au sol savait ce qui l’attendait et tenta de se dégager tant bien que mal sans succès. Son bourreau plaça l’immondice qui servait de chiffon sur la tête de sa victime puis commença à verser de l’eau sur le vieux bout de tissu, le tout accompagné des rires de hyènes de ses acolytes.
Le cloporte se débattait mais ne faisait que s’épuiser et avaler de l’eau croupie sans pouvoir respirer. Un cri lointain, celui d’un gradé, mis fin à la séance de torture quotidienne que le jeune soldat subissait.

  • "T’as de la chance aujourd’hui Reinhart  !", murmura son tortionnaire.

Il fut relâché et on le laissa à moitié conscient, trempé et épuisé sur le sol froid de sa chambre encore plongée dans le noir. Cette vie était devenue son quotidien depuis le début de cette guerre lancée par les dirigeants du haut conseil sylvestre mais si cela ne tenait qu’à lui il se serait enfui depuis longtemps de cette société dans laquelle il n’avait pas sa place.
Dehors les bruits et les rumeurs couraient dans tous les sens, un nouveau convoi de bétail arrivait pour ravitailler les militaires et ce convoi, Adam Reinhart le redoutait plus que d’habitude.

*

Lola s’était réveillée depuis un petit moment dans un wagon où elle était entassée avec beaucoup d’autres personnes, tous se regardaient dans le blanc des yeux avec un mélange de crainte, de surprise et de fascination. On se jaugeait, certains restaient à l’écart, d’autres avaient formé des petits groupes mais la tension dans l’air restait tout de même forte, si forte qu’on aurait pu la couper comme du beurre frais. À cette pensée, le ventre de la jeune fille se mit à s’exprimer faisait prendre conscience à Lola qu’elle était complètement épuisée, endolorie, et déshydratée.
Un vieil homme accompagné d’une petite fille lui tendit un morceau de pain rassis et de l’eau tiédie par la température ambiante du wagon, la jeune fille accepta sans broncher et remercia chaudement l’homme. Son repas terminé la jeune Rocagelo se rendit compte que le wagon ralentissait de plus en plus, avant de s’arrêter complètement. Elle entendait l’agitation extérieur et les gens crier, ils étaient certainement dans une gare bondée.
La porte coulissa dans un bruit effroyable et un officier apparut dans l’encadrement avant de leur aboyer des ordres et de les faire sortir violemment. Lola fut une des premières à sortir mais ce qu’elle vit dehors l’horrifia, des personnes comme elle, par centaines, étaient entassées en deux files distinctes et encadrées par des militaires tous forts comme des bœufs, au loin, de hautes cheminées crachaient une fumée noirâtre.
Pourtant, elle suivit docilement la foule, une bête à la fois curieuse et méfiante que l’on appâte avec de la nourriture et des caresses, et se retrouva face à ce qui semblait être un toubib à la chevelure de jais et au nez allongé qui la plaça dans une file composée essentiellement d’hommes. Les familles étaient déchirées et on emmena le groupe de Lola dans le centre où ils furent fouillés et reçurent des uniformes ainsi que des numéros mais ce ne fut que lorsqu’elle entra dans la "zone de travail", comme l’appelait les soldats, que la jeune Rocagelo sut ce qui l’attendait.

Des cadavres humains déambulaient dans toute la zone, surveillés par des chiens leur aboyant des ordres et tenu en joue par les vautours perchés sur des miradors. Un des corps se jeta aux pieds de la jeune fille en lui hurlant qu’il savait qu’elle avait de la nourriture, un officier lui tira dessus avant de sortir un petit bout de pain et de le jeter au milieu de la marée humaine qui en une fraction de seconde se rua dessus comme un seul homme, ou plutôt une seule bête. Le groupe de la jeune fille restait incrédule face au spectacle que leur offraient leurs semblables.

  • "Reinhart  ! Fouille celle-là  !", rugit un gradé en désignant Lola.

Le concerné s’exécuta et Lola commença à paniquer en se rendant compte qu’elle avait gardé un morceau de pain mais le soldat la fouilla sans plus attendre et résister c’était prouver sa culpabilité. Elle sentait les mains tremblantes et peu assurées du jeune homme et Lola se raidit quand il trouva le fameux morceau de pain.
Reinhart eu un temps d’arrêt avant de relever les yeux vers ceux de la jeune fille qui alors le dévisagea. Le choc fut immense quand elle se rendit compte que cet homme était comme elle et comme les prisonniers enfermés ici, alors pourquoi était-il avec leurs inquisiteurs  ?
Le soldat s’éloigna sans quitter le regard perplexe de Lola et adressa un signe à son supérieur avant de lui tourner le dos. La jeune fille continua de fixer son dos qui s’éloignait pensant certainement voir son sauveur pour la dernière fois mais ce dernier se retourna et, adressant le regard le plus douloureux au monde à la jeune fille, retira son couvre-chef, dévoilant deux grandes oreilles de renard ainsi qu’une queue touffue dépassant de sa ceinture.
La jeune fille n’en crut pas ses yeux, un hybride, mi-homme mi-animal, mais ces réflexions furent interrompus par un loup la jetant au sol et la rouant de coups afin d’en faire un exemple.

Les semaines filaient et chaque jour Lola faiblissait, elle maudissait cette guerre et se maudissait d’être née humaine, car oui, c’est bien pour cela qu’elle était ici, depuis que la nature avait châtié les hommes en faisant évoluer les autres espèces, une guerre sainte avait pris place sur Terre où les humains étaient traqués, persécutés car ils étaient devenus une minorité aux yeux du haut conseil sylvestre.
Nul ne sait exactement quand tout cela à commencer, en revanche on sait que l’homme en est responsable, cet être qui se disait au-dessus des animaux a finalement été dominé par ces derniers.
Cela Lola le savait bien et, en tant qu’humaine, la jeune fille perdait l’espoir qu’un jour elle puisse échapper aux serres du grand aigle, symbole du haut conseil sylvestre.
Pourtant, chaque semaine, Adam Reinhart la soutenait, ils étaient devenu amis sans se parler une seule fois, juste des regards. L’hybride était mal vu par tous, victimes comme bourreaux, seule Lola était persuadée qu’Adam représentait la solution aux maux de cette planète, la seule façon d’unir humains et anthropomorphes. Adam représentait le mélange, l’union, l’espoir pour l’adolescente. Cette espérance qui était restée piégée au fond de la boîte de Pandore lui donnait envie de se battre pour lui, pour que tout change. Adam n’y croyait pas et son regard le confirmait, pour lui qui a vécu parmi les bêtes, l’Homme était le moins humain des animaux, le dernier maillon de la chaîne qui les reliait tous. Pourtant, Adam était le premier Homme, mais les Hommes ne souhaitaient pas devenir des bêtes et les animaux ne voulaient pas devenir des humains. Ainsi le plus faible se retrouve enfermé dans un enclos avec sa sauvagerie, puis on l’engraisse avant de le rôtir dans la cheminée, comme Lola. C’est ainsi qu’est fait l’Homme. Nous sommes bêtes, nous sommes des bêtes et, bêtement, on ne veut pas l’admettre. Nous sommes humains et parfois pire que ça.