Le rescapé de la Sibérie

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire “Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir !”
Les cavaliers, impassibles, le regardaient toujours avec un regard aussi froid que la Sibérie en hiver.
"Ça ne s’arrange pas.” pensa Grigori.
Entre-temps, ses compagnons pompiers parachutistes l’avaient rejoint. Leur joie était palpable et déjà un sourire éclairait leur visage. Seul leur chef de section restait distant, lui aussi avait senti le danger. Après avoir intimé l’ordre de se taire à ses hommes , il alla au devant de leurs hostiles sauveurs.
“Reculez tous ! ordonna leur chef, et pas de mouvement brusque !”
Grigori s’écarta et alla rejoindre ses compagnons restés en retrait.
A peine le chef eut entamé la parlementation qu’une partie des Iakoutes dégainèrent leur sabre tandis que les autres encochèrent leur flèche. Tout aussi rapide que les hostiles, le chef des pompiers sortit son Makarov et tira.

“Courez !” cria Grigory à ses compagnons.
Il prit ses jambes à son cou en direction de la forêt. La dernière chose qu’il vit fut une flèche fichée dans le cou de son supérieur couleur pourpre.
Grigory était le plus rapide de sa section ; sans se retourner, sachant le danger proche, il continuait à courir. Autour de lui, il entendait le sifflement des traits que tiraient les cavaliers et, de temps à autre, un cri déchirant lui vrillait les tympans suivi d’un bruit sourd amorti par l’herbe.
Grigori atteint enfin son campement établi à la lisière d’une forêt alors épargné par l’incendie et sans s’arrêter de courir, il ramassa une pelle-bêche qui leur avait permis de creuser les coupe-feu. Deux de ses compagnons l’imitèrent et alors qu’il s’enfonçait dans la forêt, les Iakoutes mirent pied à terre. Un des cavaliers donna des ordres brefs dans une langue inconnue et les cavaliers se dispersèrent.

Tout était devenu calme, on n’entendait plus que le bruit des oiseaux. Pourtant Grigori savait que les assassins étaient encore là. Pendant son service militaire, il avait appris à se déplacer en forêt et à réagir en fonction de la situation et du milieu. Il devait rester immobile sans parler. Il voyait encore les flèches transperçant ses compagnons, faisant jaïr un flot rouge de leur corps. Maintenant, il n’avait plus qu’à espérer qu’il n’y passe pas à son tour. Il ferma les yeux tout en essayant de calmer sa respiration.
Un bruit mat le fit sursauter. Une tige vibrait à quelques millimètres de son front. Alors qu’il tournait la tête pour savoir d’où provenait le tir, deux traits surgirent des buissons et allèrent s’enfoncer, l’un dans le front, l’autre dans la poitrine de ses compagnons.
Grigori se remit à courir sans jeter un regard en arrière.
“Comment nous ont-ils repérés ?” songea-t-il.
Il baissa les yeux et comprit. Sa combinaison rouge ! Comment avait-il pu l’oublier ! Il se débarrassa de son habit et, sentant une idée germer, il la cacha grossièrement dans les fourrés, puis grimpa dans un arbre qui les surplombait.
L’ennemi ne tarda pas. Alors qu’un Iakoute transperçait la combinaison de son sabre, Grigori lui sauta dessus et lui assena un coup de pelle sur son crâne, le tuant net.
“1/0 pour Michel Strogoff" pense Grigori se remémorant son roman préféré de Jules Verne.

Grigori remonta dans son arbre afin de renouveler l’opération.
Personne ne vint, la forêt était redevenue calme. Mais, au bout de quelques minutes, Grigori perçut un bruit de craquement qui se rapprochait, puis il sentit une odeur âcre. Le pompier se redressa et aperçut des couleurs jaune-orangées au loin.
“Bozhe moy…”, murmura Grigori
Le feu !
Les Iakoutes allaient l’immoler comme un vulgaire animal.
“Celui qui a vécu par les armes périra par les armes.”, ces paroles de la bible lui revinrent en mémoire.
Non. Il ne finira pas ainsi.
“Une idée, une idée !” pensait Grigori
Qu’avait -l donc appris pendant ses cours théoriques d’apprenti pompier. C’est alors qu’un éclair lui traversa l’esprit. Il courut alors à l’opposé de l’incendie, il courut tant qu’il pu. Arrivé à une clairière, il s’arrêta et commença à creuser un trou aussi grand que lui.
"Ça marchera, se dit-il, ça doit marcher !”
Lorsque son trou fut assez large, Grigori s’y glissa. Déjà les flammes léchaient l’herbe de la clairière. La chaleur de l’air brûlait les poumons de Grigori, le faisant tousser
Le pompier parachutiste rassembla ses dernières forces pour se recouvrir de terre, et plaça sa pelle au-dessus de sa tête, lui laissant une petite voie d’air.
Il faisait chaud, il suffoquait et bientôt il ferma les yeux.

Lorsqu’il les rouvrit, la sensation de chaleur avait disparu. Mais tous ses membres le faisaient souffrir. Au prix d’un effort qui lui semblait surhumain, le rescapé s’extirpa de son abri et revint dans le monde des vivants.
Tout était noir, brulé, carbonisé ; mais il était vivant et il vivrait, longtemps.

Voilà un mois, que Grigori s’était remis à manger du lapin aux racines de pissenlit. Il dormait à la belle étoile se remémorant ce jour où il avait frôlé la mort, et se demandant s’il avait vraiment été le plus chanceux de tous ses compagnons.

Enfin par un beau jour venteux, un bruit de moteur venant de l’Est se fit entendre. Grigori laissant ses idées noires, courut au bord du plateau rocheux sur lequel il s’était installé. Pas de doute, c’était l’hélicoptère de l’ Avialesookhrana.
“Ohé ! Les gars ! Ohé !” s’égosillait Grigori en agitant les bras
L’hélicoptère se dirigea vers le naufragé.
Grigori pleurait de joie.
“Enfin, enfin !” pensa-t-il.
Il allait enfin avoir de nouveaux vêtements, il allait pouvoir se laver, dormir dans un lit. Et par-dessus tout, il allait revoir Maria, Maria, voilà près de cinquante jours qu’il ne l’avait pas vue. Quelle aurait été sa vie sans elle, sans ses paroles, sans son amour.
L’hélicoptère peinait à atterrir à cause du vent. Grigori, au mépris des risques, se dirigea vers l’appareil afin de monter à l’intérieur.
C’est alors qu’une rafale, plus forte que les autres, vint déséquilibrer l’appareil. Sous l’impact du patin et poussé par la rafale, Grigori fut repoussé vers le bord du plateau, et alors qu’il cherchait à se rétablir, il perdit l’équilibre et bascula dans le vide.
La chute dura longtemps.
“Dommage…” pensa Grigori avant de percuter le fond du ravin.
Puis plus rien.
Le voile noir.