Le sang versé ne coule jamais

Écrit par Léna Billerey, incipit 1, en 2nde au Lycée Les Augustins à Pontarlier (25). Publié en l’état.

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa main il tient un revolver. Il respire profondément et sort doucement l’arme de sa veste. La voiture se rapproche lentement du petit pont sur lequel Gavrilo, entouré d’une foule compacte, est posté. Une boule d’impatience et d’angoisse se forme dans son ventre et sa tête se met à tourner un peu. Il sert plus fort encore son poing autour de l’engin de mort. Soudain le jeune serbe entend une détonation et le corps de François Ferdinand s’affale mollement pendant qu’une forte odeur de poudre se répand dans l’air. Autour de lui des cris s’élèvent de toute part. Les spectateurs se ruent pour se mettre à l’abri en piétinant femmes et enfants.
Sortant de sa stupeur Gavrilo baisse lentement son regard sur son revolver et découvre qu’il est toujours chargé. Il n’a pas tiré et pourtant l’archevêque est mort. Revenant peu à peu à la réalité le jeune homme abandonne ses armes dans le premier buisson se trouvant sur son chemin. Puis il se met à courir de toutes ses forces sachant très bien que sa vie en dépend. Il n’a qu’une seule idée en tête, quitter le petit pont avant que la milice n’arrive et ne l’arrête. Il est sûr d’une chose, s’il est arrêté il sera le coupable idéal.
Haletant il est presque sortit de la ville lorsqu’il sent un poids sur son dos. Il s’effondre à terre surpris par le choc. Il n’a pas le temps de riposter, il se retrouve le nez contre le sol, les bras dans le dos. Le sang bat encore ses tempes sous l’effet de sa course. Les seuls mots qu’il parvient à entendre ne le rassurent pas :
« Va chercher quelqu’un au lieu de me regarder comme ça ! »
Gavrilo voudrait protester mais il reçoit un coup sur la nuque qui l’en empêche. Lorsque la milice apparaît la pression sur son dos se relâche un court moment pour être remplacée par la morsure de l’acier sur ses poignets.
Il s’évanouit et se réveille dans une cellule froide et humide. Il ne distingue rien autour de lui mais il entend distinctement le bruit de gouttes d’eau tombant sur le sol. Il doit être là depuis un plusieurs heures parce qu’il est affamé et il se sent extrêmement faible. Il sent quelque chose d’humide sur sa joue et l’essuie avec le creux de sa main. Il y recueille une larme qui à le goût amer de l’injustice. Révolté il se promet de ne plus pleurer. Soudain il entend le bruit des bottes d’un soldat claquer sur le sol en béton. Instinctivement il se replie sur lui même et ferme solidement les yeux en espérant se réveiller ailleurs que dans cette geôle sordide et austère. La porte s’ouvre pourtant en grinçant sur ses gonds. Dans le noir il réussit à distinguer un homme d’une carrure imposante qui lui fait signe de s’avancer vers lui. Gavrilo rampe jusqu’aux pieds du colosse en gémissant piteusement. Le coup de pied qu’il reçoit dans le bassin lui arrache un cri qu’il étouffe dans un sanglot vite ravalé. Ramassant ce qu’il lui reste de fierté il se relève avec peine et s’accroche comme il le peut aux murs.
Le garde lui fait un second signe pour lui intimer l’ordre d’avancer le long d’un couloir sans fin qui sent l’odeur âcre du sang et de la sueur. Le jeune serbe sent la pression désagréable d’une arme dans son dos. Il avance péniblement en trébuchant à chaque pas. Enfin ils arrivent dans une petite pièce aux murs nus. Seul un siège trône au milieu de la salle. Le garde pousse Gavrilo dessus puis s’efface en fermant la porte derrière lui. Un autre homme sort alors de l’ombre avec un rictus mauvais. Il se place devant l’unique petite lucarne qui éclaire la pièce ce qui lui donne un air encore plus malsain. Sans rien laisser présager il donne un énorme coup sur la tête de Princip et il lui crie dans les oreilles :
« Espèce de petit morveux tu pensais vraiment t’en sortir sans mal ? »
Tétanisé le jeune serbe se tait.
« Réponds ou je frappe encore ! »
Avalant sa salive le jeune serbe articule avec peine et d’une voix rauque :
« Je n’ai rien fais. Je suis innocent ! Je n’ai rien à faire ici. »
Son bourreau se met à rire avec une puissance telle qu’il ressemble à un fou échappé de l’asile. Il semble ne plus pouvoir s’arrêter. Entre deux hoquets il réussit à prononcer quelques mots qui horrifient sa victime :
« Si tu n’avoues pas je te fais sauter la tête et tu iras rejoindre l’archiduc ! »
Gavrilo n’a pas le temps de répliquer qu’une avalanche de coup s’abat sur lui. Il retient ses cris de peur d’alimenter un peu plus encore la rage de son agresseur. Il sent quelque chose de poisseux couler doucement sur son front puis dans ses yeux. Le liquide chaud lui colle les paupières et il perd connaissance en étouffant un dernier râle.
Gavrilo est réveillé par des caresses sur son front, les mains sont rugueuses mais la sensation n’en est pas pour autant désagréable. Il a dix ans et sa grand mère veille sur lui. Cela fait maintenant deux jours qu’il est fiévreux et qu’il ne mange plus tant sa gorge le brûle. Les voisins n’approchent plus la maison car il disent qu’une malédiction s’est abattue sur leur habitation. Et pour cause, deux mois plus tôt sa mère est morte en mettant au monde son neuvième enfant,mort né. Et puis il y a de cela une semaine, le 28 juin 1904, son petit frère de cinq ans a été écrasé par une voiture tirée par les chevaux de l’homme le plus puissant de la région. Elle ne s’est pas arrêtée laissant l’enfant blessé sur le bord de la route. L’état de Nemanja est préoccupant, la famille de paysans n’ayant pas les moyens de payer un médecin. Certes les remèdes de sa grand-mère ont l’air de lui faire recouvrer des couleurs mais il ne pourra sans doute plus jamais retrouver l’usage de ses jambes.
La colère avait fait tourné la tête de Gavrilo lorsqu’il avait appris le sort de son malheureux frère. Il en voulait à tous ces privilégiés qui les traitaient sa famille et lui comme des nuisibles seulement bons à travailler pour leur compte. Il avait tout juste dix ans mais en étant l’aîné de huit enfants il était déjà mature. Il n’était jamais allé à l’école mais il était d’une intelligence hors du commun pour un enfant de son âge.
Il y a deux jours il était allé retrouver un « grand » de seize ans qui lui avait parlé du mouvement révolutionnaire « jeunesse d’union des peuples ». Ce soir là il avait un peu peur. Après tout s’engager dans un mouvement comme celui là à son âge ce n’était pas rien. Lorsqu’il était rentré chez lui tous ses doutes s’étaient envolés, il était joyeux malgré la pluie froide qui dégoulinait dans ses cheveux un peu trop long. Il n’avait pas de veste et sur ses bras déjà très musclés par les travaux des champs la chaire de poules faisait son apparition.
Arrivé devant sa maison la porte s’ouvrit sur son père sans qu’il eut le temps d’esquiver un mouvement. Ce soir là le chef de famille lui passa le plus beau savon de toute sa vie oubliant la peur qu’il avait ressenti quelques instants plus tôt pour ne laisser transparaître que sa colère. Puis voyant que son fils tremblait comme une feuille il s’était calmé et la grand-mère avait pu dispenser ses soins.
Depuis il est malade. Son état est préoccupant mais il reste stable. Si les adultes semblent inquiets et craignent une pneumonie Gavrilo,lui, espère guérir au plus vite et ainsi pouvoir commencer ses actions au sein de son nouveau groupe d’amis. Sur ses pensées il ferme les yeux et s’endort paisiblement le sourire au lèvres. Il se jure que lorsqu’il sera un homme il vengera son frère...
Lorsqu’il rouvre les yeux Gavrilo est de nouveau dans sa petite cellule. Cependant le rêve qu’il vient de faire lui a rappelé les raisons de se présence ici. Aujourd’hui 28 juin 1914, dix ans se sont écoulés et il doit venger son frère. Quand la porte s’ouvre il est déjà debout avec dans le regard une lueur de détermination.
Le même bourreau l’attend dans la même salle de torture mais cette fois Princip ne cherche pas à éviter son regard. Au contraire il plante ses yeux dans ceux du colosse avec une expression de défiance sur le visage. Cette fois il encaissera les coups sans desserrer les dents. Il ne prononcera plus un mot. Il sait qu’il signe certainement son arrêt de mort mais c’est son acte de résistance. Certes il n’a pas pu mener à bien son projet de départ puisqu’un autre que lui a tiré mais il tiendra tête au pouvoir. Il ne trahira pas. Pour son père, pour sa grand-mère, pour sa mère et pour son petit frère. Il a échoué mais tout n’est pas perdu, il tiendra tête à son bourreau.
Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi entre tortures et délires mais il tient sa promesse et pas un bruit ne franchit ses lèvres.
Un matin un garde vient le chercher, contre toute attente il lui annonce qu’il est libre. Il le conduit jusqu’à une petite cour et lui demande de l’attendre. Seul, Gavrilo s’appuie contre le mur, il est affaibli et il lui faudra du temps pour récupérer mais il est libre. Libre ! Le soleil réchauffe son cœur, il a le sentiment du devoir accompli, il en est sûr le monde va changer. Il doit changer ! Il se félicite intérieurement d’avoir réussi à leur tenir tête. Soudain il a un pressentiment, trop tard, une balle se loge dans sa tête. Il s’en veut, il aurait du s’en douter. Le sang versé inutilement ne sèche jamais lui avait dit son père. Il sait maintenant que c’est vrai. Sur son visage une expression de surprise et de colère resta figée à tout jamais. Il restera le plus coupable des innocents et on ne su jamais qui avait tiré ce jour là.
Le sort de Gavrilo Princip resta secret jusqu’au matin du 28 avril 1918 où les journaux titrèrent « Gavrilo Princip l’assassin de l’archiduc est mort de la tuberculose ce matin à la prison de Theresienstadt ».