Le va-et-vient houleux d’un océan sans nom

Il se met à courir.
Cette plage sur laquelle il court, il la connaît depuis toujours – il y a fait ses premiers pas et, il en a la certitude, il y fera aussi ses derniers, peut-être même aujourd’hui, alors qu’il y pense. Jamais il ne l’a vue aussi déserte, aussi dénuée de vie, aussi sèche. La mer a disparu, entraînant avec elle le vent, les oiseaux, les singes, les poissons et surtout sa famille. Tous, ils sont forcément quelque part, morts ou vifs, mais quelque part, et Junid va les retrouver, il en est sûr. Alors il court, le plus vite possible, le plus loin possible, à la recherche de ceux qui ont fait de lui ce qu’il est aujourd’hui.
Ses pieds se posent lourdement sur le sable qui avait autrefois connu l’eau salée, et ses pas résonnent atrocement dans sa tête, écrasée par l’air, pesant. Au bout de quelques pas seulement, il trébuche sur un petit rocher, tombe en avant, et se retrouve à plat ventre, les bras en croix et la bouche emplie de sable. Péniblement, il parvient à se mettre sur les coudes, crachant les grains qui se sont immiscés entre ses dents, et arrive à se mettre debout. Il sent encore le goût du sel dans sa bouche, donc non, il ne rêve pas : la mer a bien été là, a bien disparu, il ne va pas se réveiller et constater que tout n’était que cauchemar. Ne sachant que faire, il cherche dans le paysage le moindre détail qui l’aiderait à retrouver sa famille, tournant sur lui-même, et s’étonne de ne pas l’avoir remarqué plus tôt : la longue dune qui avait toujours séparé sa petite maison de la mer n’est plus, et plus loin, les cocotiers sont couchés vers l’intérieur des terres, et sont noirs, comme si un incendie avait ravagé le littoral. De nouveaux détails s’ajoutent, complexifient l’énigme, sans en aucun cas offrir la moindre solution.
Décidé, Junid repart de plus belle, avant de s’arrêter une fois de plus, perplexe ; sa chute n’a été que vue et sentie, il n’a rien entendu, toujours rien entendu. Il porte sa main, tremblante, au niveau de son oreille, touche délicatement cette dernière, avant de regarder sa main, pleine de sang séché. Alors il constate avec horreur que ce n’est pas le monde qui est devenu silencieux, c’est lui qui ne pourra plus jamais l’entendre. Frémissant de désespoir, il se tourne vers le ciel, et crie, d’un cri à la fois perdu et résigné, se disant que même si lui ne le peut plus, sa famille pourrait l’entendre.
Il n’a plus ni la force, ni le courage de courir, il marche, pendant ce qui lui paraît être une éternité, au milieu du sable blanc, si blanc qu’il en perd presque la raison, aidé de la chaleur et de la fatigue, oubliant ce qu’il fait, se rendant parfois compte d’être allongé sans se souvenir d’être tombé, ne sachant plus faire la différence entre la terre et le ciel, ses yeux brouillés par la transpiration qui recouvre son corps et son visage. Il se rappelle de sa famille, il veut la retrouver, mais comment ? Comment peut-il réussir à trouver qui que ce soit alors que ses yeux voient du blanc et ses oreilles entendent du noir ?
Ce n’est qu’après plusieurs heures, durant lesquelles il aurait pu traverser la moitié de ce qui avait été l’océan ou simplement tourner en rond, à quelques mètres seulement de sa maison – qu’en sait-il ? –, qu’il le découvre, manquant d’y tomber : un grand cratère, dont la profondeur dépasse facilement la taille du plus haut cocotier que Junid ait vu, avec en son centre un gros objet noir faisant de drôles de mouvements. Junid met un certain temps avant de comprendre de quoi, ou plutôt de qui il s’agit. Cette ombre qui lui fait signe, c’est celle de sa famille ! Enfin, il va enfin pouvoir les retrouver, les serrer dans ses bras luisants de sueur, embrasser leurs fronts ridés par la fatigue, et, sans pour autant entendre le leur, leur dire tout son amour. Il se précipite, descend la pente, arrive presque en roulant au fond du cratère, court, ayant enfin retrouvé les siens, et s’arrête, les yeux écarquillés.
En y voyant de plus près, ce qu’il croyait être sa famille n’est finalement qu’un amas de petits débris de métal, dégageant une étrange fumée noirâtre et baignant dans un liquide sombre aux minces reflets verts. Sa respiration s’est ralentie, il s’assied devant l’objet inconnu, et y ancre son regard, obnubilé par les gestes de la fumée et par son propre reflet, qui ne semble être qu’un cadavre qui devrait se laisser faire et s’écrouler, laisser la mort s’insinuer en lui pour lui enfin lui offrir un peu de repos. Mais il résiste à cette tentation, il se rassure : tout n’est que mirage, il ne peut plus faire confiance à aucun de ses sens. Doutant donc tout de même de leur existence, Junid s’interroge sur l’origine de ces ruines. Lui, il n’est qu’un simple fils de pêcheur, il ne sait presque pas lire, et encore moins écrire ; le peu de connaissances qu’il possède s’arrête quelques mètres derrière la ligne où l’écume naît et renaît sans arrêt, cette écume qui le sépare de l’immensité jadis bleue de l’océan, monde inconnu, fascinant et terrifiant. Qui saurait l’en blâmer ? Son père est ou était pêcheur, et le père de son père l’était, avant lui : Junid sera, lui aussi, un pêcheur, avec une épouse et quelques enfants qui l’aideront dans sa tâche, comme beaucoup de jeunes hommes de cette île dont il ne connaît pas le nom. Tout le monde y a la peau mate et les cheveux noirs, quoique non, se dit Junid en se rappelant tout autre chose, à l’exception d’un vieil homme blanc qu’il connaissait dans son enfance, et qui aujourd’hui n’est plus. Cet homme, c’était un navigateur, et il lui avait raconté toutes sortes d’histoires sur le monde, plus loin que l’horizon. Il lui avait dit que cette île lui paraissait bien calme et paisible, comparée à la ville dont il venait, qui elle-même faisait partie d’un pays comme il y en avait beaucoup d’autres, à la tête desquels se trouvaient des hommes fiers, forts, qui possédaient des technologies qui dépassaient son imagination. De ces technologies, certaines pouvaient soigner les pires maladies, mais d’autres pouvaient assassiner des peuples entiers. Elles étaient utilisées parfois pour guérir, parfois pour tuer ; tout dépendait de celui qui décidait de s’en servir.
Quand Junid l’avait questionné sur ces armes, le vénérable homme lui avait répondu qu’elle ressemblaient comme à d’énormes noix de coco envoyées dans le ciel et qui, en touchant le sol, explosaient et emportaient avec elles tout ce qui se trouvait alentour ; il avait rit lorsque le jeune garçon lui avait demandé si ces noix allaient dans le ciel grâce à la magie, lui expliquant que tout ce mécanisme fonctionnait avec un carburant particulier qui, visuellement, n’était qu’un liquide noirâtre et visqueux, plus étrange que ce que n’importe quel sorcier puisse créer...
Et c’est alors que le regard du jeune homme devient tout autre : cette mare dont les reflets glissent en surface, noire comme l’encre, est-ce là le carburant dont le navigateur lui avait parlé ? Ces débris que Junid voit sans vraiment regarder, sont-ce là les restes d’une de ces technologies destructrices ?
Il comprend tout, et son esprit passe subitement de la nostalgie à la colère. Il ne connaît rien du monde, certes, il ne sait rien des enjeux politiques, des problèmes d’argent ou des marques laissées par les guerres, lui qui n’est capable que réparer des filets de pêche, aller chercher de l’eau, nourrir des poules et cueillir des noix au sommet d’un cocotier – il en sera toujours ainsi. Il ne sait rien, non, ou presque : son île est calme et paisible, peuplée de quelques pêcheurs et pleine d’animaux sauvages. Et, peut-être à l’autre bout du monde, certains chefs de pays se contentent, peut-être même rient, d’envoyer de telles armes pour réduire à néant des îles comme la sienne, des îles aux peuples pacifiques, qui n’ont pourtant jamais essayé de se révolter, ou même demandé de l’aide ! Ce seront donc toujours les plus démunis qui seront destinés à subir les pires châtiments ?
Reprenant peu à peu le contrôle sur ses pulsions, Junid se persuade néanmoins d’une chose : ce tas de débris qu’il observe depuis déjà un certain temps, ce cratère dans lequel il se trouve sont bien les restes d’une arme surpuissante qui a choisi d’atterrir sur cette île, son île. Un objet né d’une technologie destructrice est tombé du ciel, près du rivage, créant ainsi le cratère, de la même manière qu’une pierre lancée dans le sable blanc laisse une trace creusée par l’impact. Et, de la même manière qu’une pierre lancée dans l’eau claire, cette force dont parlait autrefois le vieux navigateur s’est enfuie au-delà du cratère, brûlant les cocotiers, soufflant les dunes, éloignant la mer et le vent au loin, tuant tous les animaux. Junid réfléchit donc à autre chose : pourquoi sa maison est-elle intacte ? Alors il se rappelle de la dune qui a disparu, qui, il le sait à présent, s’est réduite à l’état d’un bouclier, se sacrifiant pour protéger sa famille. Et, comme il s’en doute également, c’est cette explosion qui a dû le rendre sourd, d’une manière ou d’une autre, en endommageant ses oreilles ; et c’est sûrement pour cela que sa famille l’a laissé ici. Comme il l’a vu dans la mare noire, il ressemble à un mort, et c’est là ce pour quoi les siens l’ont abandonné – lui non plus n’aurait pas essayé de partir chercher de l’aide avec un inutile cadavre avec lui, bien que cela lui en aurait coûté de laisser un corps ainsi. Mais il reste toujours un détail : pourquoi ne s’est-il donc pas réveillé ? Cela, il ne peut l’expliquer. Toujours est-il que de tout ce raisonnement, Junid ne retient qu’une chose : sa famille est quelque part, en vie, cherchant de l’aide, d’autres rescapés ; au comble de l’espoir, il se lève, lance un regard des plus haineux en direction des débris, et se met à courir.
Même si la mer est partie, il se peut qu’elle revienne un jour, que sa famille et lui puissent reprendre une vie comme autrefois, et que – qui sait ? – le mouvement des vagues, la course du vent entre les cocotiers et les piaillements des singes lui redeviennent audibles. Junid se le répète, sa famille est quelque part, et l’unique mission qu’il s’est donné est de trouver ce quelque part. Alors, comme depuis qu’il s’est réveillé, ce matin, il court, à la différence que ses pas ne lui sont plus désagréables, mais rythment comme une musique inaudible, un enchaînement de sensations qui le pousse à courir toujours plus vite pour retrouver les siens. Sa vision est à présent claire – autant que ses idées –, il file si vite que l’air semble à présent le rafraîchir. Les secondes, minutes, heures passent, mais il ne s’en rend pas compte.
Alors, enfin, après une longue course sur le sable, il les voit. Au sommet d’un gros rocher, ses parents, ses deux petites sœurs et son petit frère, accompagnés de deux poules et trois autres rescapés. Eux aussi l’ont vu, ils lui font des signes avec leurs bras, à contre-jour. Junid continue de courir, n’y tenant plus. En l’espace d’une journée, il les a crus morts, a manqué à plusieurs reprises de ses laisser mourir pour eux alors qu’il ne croyait plus en leur vie, et maintenant il les retrouve, ils le retrouve.
En arrivant presque au pied du rocher, il remarque alors leurs faces horrifiées, lui hurlant des phrases qu’il n’entendait pas. Il s’arrête, sentant soudain le vent se faufiler entre ses doigts et ses cheveux, et saisit enfin, avant de se retourner pour vérifier sa crainte ; comme il l’espérait tant, la mer revient, rapide comme un cheval et haute comme le rocher. Alors que l’énorme vague s’abat sur lui, Junid n’a même pas le temps d’avaler une seule gorgée de cet océan ainsi mouvementé ; c’est l’océan qui l’avale tout entier.