Les Dieux (incipit 1)

écrit par Maëlle TRIPON, en 2nde au Lycée Aristide Maillol à Perpignan (66)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

Le château soufflait de la musique dans la nuit. Une musique étrangement fausse, d’une gaieté surjouée, une théâtralité écœurante qui ne trouvait aucun écho en moi. Jamais je n’aurais cru un jour me retrouver ici. Je frissonnai sous ma robe de soie. Caressant du bout des doigts les plumes duveteuses de mon masque, dessinant le contour de mon visage, tendant une main timide pour effleurer le costume velouteux de mon partenaire, je tentais de me persuader que tout ceci était faux, irréel, un logiciel qui me faisait voir, sentir des sensations qui n’étaient pas celles de mon corps. Le jeune homme rit :

« Tu n’es encore jamais venue dans une fête comme celle-ci n’est-ce pas ? Moi aussi, au départ, cela m’a semblé... fantastiquement vrai ! Si réel, que j’aurais pu y passer mon existence entière ! Malheureusement, le corps a ses limites, nous ne pouvons le laisser sans ressources trop longtemps. »

Je devinai qu’il me souriait au frisson qui parcourut son masque de taureau. La pierre du balcon, sous mes doigts, me parut soudain trop dure et trop froide, d’un éclat illusoire dû à la lune qui, comme tout le reste, n’était qu’une image. Jamais je n’aurais dû accepter cette invitation, jamais je n’aurais dû me laisser offrir une entrée dans ce monde chimérique. Pouvait-on faire du mal à ce qui n’était qu’une représentation informatique ? Pouvait-on me faire du mal ? Il me prit par le bras avant que je ne puisse réagir et murmura en effleurant le cadran de son bracelet :

« Je parie que tu n’as pas encore exploré toutes les merveilleuses fonctionnalités de cet endroit. Suis-moi, n’aie pas peur. »

Un miroitement et le décor de la fête s’effaça.

Les chiffres s’étalaient sur les écrans de la salle de contrôle. Le ronflement des ordinateurs, le cliquetis des claviers, le bourdonnement des conversations chuchotées formaient une atmosphère confinée. Aux quatre coins de la pièce, de larges télévisions projetaient des images colorées de foule ou de petits groupes discutant, riant, jouant. Penchés sur leurs écrans, les ingénieurs s’affairaient, leur bracelet vibrant toutes les secondes, apportant de nouvelles indications et de nouveaux ordres. Penchés sur leurs écrans, esprits totalement absorbés par leurs tâches, les ingénieurs se noyaient dans ce qui était leur quotidien : un monde infini de nombres et de chiffres.

La mer venait lécher le sable d’or sombre, le rose pâle et le mauve se mêlaient encore à l’indigo épais de la nuit, les étoiles brillaient faiblement au-dessus de nous. Le décor était irréel, d’une beauté à vous couper le souffle, d’une perfection sans égale. Les mouettes qui s’attardaient sur l’étendue sablonneuse paraissaient capter les rayons d’argent de la lune et leurs plumage scintillait. On pouvait apercevoir le château au loin, en ombre chinoise. Curieusement, son image était étrangement figée, un dysfonctionnement me rappelant que tout ceci n’était pas la réalité, que mon corps couvert d’électrodes m’attendait quelque part. Le jeune homme lâcha ma main et, se penchant vers moi, il chuchota :

« Alors, belle Europe, voulez-vous que je vous enlève ? »

Mon corps entier se figea de peur. Je reculai d’un pas. Il rit, un rire léger qui ne m’apparut pas menaçant. Il poursuivit :

« Tu ne connais donc pas la légende d’Europe, fille du roi de Tyr, qui suivit imprudemment Zeus métamorphosé en taureau blanc ? C’est une des plus belles légendes grecques qui aboutit pourtant sur un malheureux personnage : le Minotaure, descendant de la lignée d’Europe et Zeus. Pour te séduire, il aurait fallu que je t’offre un crocus blanc et, qu’attirée par son odeur, tu me suives jusqu’en Crète. »

***

Il s’allongea sur le sable et son regard accrocha le mien. Détournant la tête, je m’assis à côté de lui et fermai les yeux, laissant l’odeur iodée m’envahir, atmosphère salée et humide, bruit des vagues se jetant sur la plage formant une musique qui aurait pu me porter jusqu’aux ailes des mouettes, là-haut, tout près des étoiles. Jamais nuit ne m’avait paru aussi vivante. Et pourtant, je m’efforçais de me le rappeler, tout ceci n’était rien que de fausses images. Fausses images bien plus réjouissantes que je ne l’aurais voulu. Malgré tous les avertissements que mon père avait pu m’asséner, un sentiment de bonheur mélancolique m’envahissait peu à peu.

Les nombres s’étiraient à l’infini sur les écrans. Partout, des lignes, des colonnes, des tourbillons d’équations, de fonctions, de calculs complexes. L’homme souriait. Accroché à son poignet, un bracelet ne cessait de s’allumer, apportant de nouvelles indications et, immédiatement, d’un geste savant de la main il corrigeait, rectifiait, modifiait. Les nombres s’étiraient à l’infini sur les écrans mais il était maître. Jamais encore il ne s’était trompé. Dans sa tête, des milliers de choses se bousculaient mais une idée revenait sans cesse. Toujours la même. Il était important, le plus important. Il était maître des chiffres, oui, mais de bien plus encore.

Il était maître d’un monde.

« D’où viens-tu Europe ? »

Sa question me surprit et je redressai vivement la tête. Son masque scintillait sous la lumière du soleil couchant, son costume immaculé le dissimulait tout entier et je me rendis soudain compte que l’unique chose que j’avais entraperçue de lui était ses yeux. Un regard brun pailleté de vert qui - cette idée me glaça - pouvait très bien être aussi fictif que tout le reste. Pouvait-on devenir quelqu’un d’autre ici, substituer son corps aux regards et être transformé ? Dans ce monde, je n’avais aucun repère : jamais encore je n’étais venue dans une de ces manifestations. Il continua.

« Je ne te pose pas cette question pour te faire peur, non, c’est simplement que tu m’intrigues. Tu es aussi insaisissable que ces jeunes humaines qui envoûtaient les Dieux dans l’Antiquité. Tu n’es jamais venue dans une de ces fêtes et tu ne le sais sans doute pas mais tu viens d’arriver sur un des logiciels les plus perfectionnés qui existent. Les gens qui assistent à ce bal sont des gens célèbres ou très riches qui ont payé leur place une fortune et, sans vouloir te vexer, tu ne sembles pas vraiment à ta place ici... Je me trompe ? »

J’allais répondre que, comme la belle Europe, j’étais venue me laisser envoûter par un fougueux être supérieur, me laisser attirer pour obtenir de lui des présents merveilleux, comme Europe qui avait reçu la lance infaillible, l’automate de bronze et le chien de la main de Zeus. Mais alors que j’allais enfin ouvrir la bouche, une variation des couleurs, une brusque baisse de la luminosité me fit sursauter. J’écarquillai les yeux. Quelque chose n’allait pas.

Il était le maître. Oui. Le maître.

« Vous êtes prêt ? »

Une voix familière résonna dans son oreillette. Il retint un instant son souffle, laissant les chiffres danser devant ses yeux, symphonie si réjouissante qu’il en aurait pleuré. Enfin ! Enfin la gloire et la reconnaissance ! D’une voix tremblante d’émotion alors qu’il l’aurait voulue implacable, il murmura :

« Tout est en place. Phase un enclenchée. Préparation de la seconde phase. »

***

Je m’accrochai au bras du jeune homme. Alors que je cherchais le réconfort, l’assurance que tout ceci n’était rien d’autre qu’un bug, son regard effrayé me glaça. Le monde était blanc, gris et noir à présent. Les couleurs l’avaient totalement déserté. Devant mes yeux effarés, je voyais apparaître des fissures, j’entendais des grésillements, les sensations m’échappaient comme dans un de ces anciens jeux vidéos. La mer était encore là, mauvaise image de carte postale, et je cherchais en vain les traces de cette irréelle beauté qui m’avait éblouie. Le garçon tremblait maintenant. Où était-il celui qui se prenait pour Zeus ? Son pauvre habit de dieu costumé me parut à présent si ridicule que j’en aurais ri. Je ris. Le monde s’éteignait sous mes yeux et je riais du ridicule de notre situation : nous allions disparaître dans un logiciel, une de ces fichues inventions des Hommes ! Il me retourna un visage incrédule et murmura :

« Qu’allons-nous... ? »

Sa réponse rejoignit le néant tandis que les dernières sensations m’échappaient.

« A mon signal, préparez-vous. »

Les autres étaient en effervescence autour de lui. Ils s’agitaient autour des écrans, jurant et criant. Mais lui était calme, parfaitement calme. Tout allait bien se passer, il était maître. A son oreille, la voix reprit :

« Dans 10 secondes... 9... 8... 7... »

La main tremblante effleurant la touche entrée, il ferma les yeux.

Le noir. Total. Ma conscience s’éparpillait dans ces lambeaux d’obscurité. Incapable de retrouver mon corps – sans doute encore sagement installé dans un de ces laboratoires de banlieue – je paniquai. Impossible de rassembler mes pensées, de les ordonner dans une ébauche de raisonnement cohérent. Je suffoquai. Pouvait-on se perdre dans l’infini ? Pouvait-on flotter dans le néant jusqu’à l’épuisement ? Qu’avais-je fait ? Pourquoi étais-je ici ? Et la fête, où était la fête ? Les costumes, le bal, les gens, la foule, le jeune homme, la mer, Zeus, les grecs...

« 6... 5... 4.... 3... 2... 1... 0 ! »

Son doigt cliqua violemment et la série de nombres blancs s’afficha sur l’écran noir. Dans un bourdonnement sourd, l’ordinateur fit comprendre aux ingénieurs qui retenaient leur souffle qu’il venait d’enregistrer les nouvelles données. Soulagement intense, la frénésie qui les avait envahie retomba. Un doute saisit pourtant l’homme. Et s’il s’était trompé ? Un chiffre de trop, une virgule de moins, une inversion, un mauvais calcul, de minuscules erreurs qui pouvaient tout bouleverser.

« Alors ? »

La voix s’impatientait.

Un embrouillamini, des pensées incohérentes qui s’entrechoquaient, des hésitations, des peurs, des incompréhensions et puis soudain le noir. Puis le blanc. D’un seul coup, tout devint net. Tout s’ordonna et tout redevint comme avant. La mer, la plage, le jeune homme, son sourire, les couleurs, les sensations... Et mes pensées. Pour la première fois de ma vie, je savais. Je savais enfin qui j’étais, où j’allais, d’où je venais. Je savais.

« C’est fini, c’est fini, Monsieur le Président.

⁃ Et ? »

Le rugissement dans son oreillette le fit sursauter de frayeur. Pétrifié, il se tourna vers l’un de ses collègues. Celui-ci consulta un des écrans de surveillance, revint à son ordinateur, cliqua, demanda confirmation à sa droite... Il sourit et leva le pouce.

« Tout a fonctionné. Ils, ils... »

D’un seul bond, je fus debout. Dans un sourire éclatant, j’invitai le jeune homme à me rejoindre. Il se mit sur ses pieds en regardant le monde autour de lui avec un air illuminé. Je devinai que, partout autour de nous, les gens agissaient de même. Je fermai les yeux. Je savais. Tout était clair, si clair et si simple à la fois. J’emplis mes poumons d’air et, subitement, prise dans un élan irrésistible, comme le jeune homme et comme tous ceux dans le château, j’ouvris la bouche et laissai un air triomphant jaillir de mes lèvres. Repris par des milliers de voix, l’hymne européen emplit chacun des pixels de ce monde.

***

« Ils chantent l’hymne européen, Monsieur. »

Un son intense, comme un grondement, envahit son oreillette. Le Président de l’Europe riait et ce rire lui parut la plus belle des récompenses.

« Ils sont tous parfaitement endoctrinés, Monsieur. Jamais opération de si grande ampleur n’avait été réussie auparavant. Ils sont tous prêts à vous servir, à servir l’Europe, à se battre pour elle et pour ses idéaux. Ils chantent, Monsieur le Président, ils chantent ! »

L’émotion l’étreignit et il ne put continuer. La voix dans son oreille dit :

« Ah l’informatique ! Vous êtes un génie, mon petit, vous êtes un génie. Réussir à endoctriner les gens avec un programme de chiffres, à leur faire oublier jusqu’à leurs propres besoins pour qu’ils viennent nous servir...! Ah, préparez dès à présent une seconde opération, il doit bien rester quelques résistants qui n’étaient pas sur le logiciel ce soir, malgré nos invitations lancées à l’ensemble de la population. Je veux ça dans une semaine ! Soyez prêt ! Et bientôt, je vous le dis, tout le monde nous obéira, toute la population européenne sera à mes pieds. Et alors, nous serons les rois, les plus forts, nous dominerons le monde ! Personne pour nous contredire, des milliers de gens prêts à se sacrifier pour nous ! Je vous le dit, mon petit, nous sommes des Dieux. »

Des Dieux.