Les Larmes

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi. Il m’a amenée dans une pièce derrière un rideau, et m’a dit de l’attendre. Puis il est reparti avec les autres, leur a donné des consignes. Puis enfin, au bout de quelques minutes, il est revenu vers moi. Il a pris son ordinateur, me l’a tendu, et m’a dit : Nina. Ton père est le responsable de la station de traitement des eaux usées. Donne-moi le code d’accès. J’ai crié que c’était confidentiel et d’ailleurs, qu’est-ce qui lui disait que je le connaissais ? Il m’a regardée. Je sais que tu sais. J’ai soupiré mais j’ai fini par marquer le code sur un morceau de papier. Le reste de la journée, il m’a demandé ce que je savais sur ce bâtiment et son fonctionnement, sur le travail de mon père. J’hésitais souvent à répondre, je savais que ce que je faisais était mal, mais il était impossible de dire non à Jo.
Le soir, il nous a donné rendez-vous sur une tour près du Grand Sénat, un bâtiment en forme de demi-sphère, enfoncé dans une sorte de cuvette. On était tous réunis sur le toit de cette tour de verre, située en face du fameux bâtiment, attendant avec impatience le plan de Jo… qui n’était toujours pas arrivé. Pour passer le temps, nous parlions chacun de nos missions : Kerry et Beverley avaient fait les repérages autour du Sénat, tandis que Bill et Madison s’étaient renseignés sur les abords de la station.
Au fur et à mesure de ma réflexion, je me rendais compte que son plan restait très flou : on ne savait même pas ce qu’on devait faire maintenant, ce que Jo attendait de nous. Qu’avait-il dit ? Faire voir aux grands le monde de demain.
Et ce fut Madison qui le trouva : un papier, fixé avec du Scotch à une rambarde. Bill en fit la lecture à voix haute. 

Mes amis,
Ce soir est LE soir.
C’est ce soir que tout basculera. C’est ce soir que les maîtres du monde réaliseront, c’est ce soir que commencera leur révolution. Nous vivons dans un monde qui est malade, et cette maladie, c’est l’Homme. Alors je veux qu’ils voient ce que demain nous réserve, ce que nous vivrons si tout cela continue. Je veux qu’ils comprennent et qu’ils réagissent.
Ouvrez bien vos yeux et vos oreilles, vous allez assister à un truc énorme, un spectacle inoubliable. Merci pour votre aide. Maintenant, je ne vous demande plus rien. Surtout quoi qu’il arrive, ne hurlez pas, ne criez pas et ne crachez pas.
Jo.

Kerry arrache alors la lettre des mains de Bill et la relit, perplexe. Que voulait-il dire ? Beverley, comme prise d’angoisse, se penche par-dessus la rambarde à la recherche de Jo.
Mon regard est tout à coup attiré vers la droite : quelqu’un entre dans un bâtiment. Je sens un frisson parcourir mon échine car je sais de quoi il s’agit et qui est entré : c’est la station de récupération des eaux usées et c’est la silhouette de Jo qui vient de pénétrer à l’intérieur. Avec les codes que je lui ai fournis.
La lumière s’allume dans la cabine de commande et je vois alors plus nettement Jo. Je devine qu’il commence à pianoter sur les boutons, à activer des leviers. Il sait comment tout marche, c’est moi qui le lui ai expliqué. Je sens la culpabilité former une boule dans ma gorge.
Puis le silence reprend ses droits. Il n’y a plus un bruit. Soudain j’entends comme un grand gargouillement surgir des entrailles de la terre. Le sol tremble, je sens qu’il se passe quelque chose, mais impossible de dire quoi. La ville semble en émoi, comme suspendue dans le temps. Puis d’un coup, je vois des trombes d’eau jaillir de la station, de grands torrents se former et couler en direction du Sénat. La cour se remplit très vite.
Dans un grand cri, je me précipite vers la porte et commence à descendre les escaliers de la tour. Bill me dit de revenir, je lui réponds d’aller au diable. Comme une folle, je traverse le hall, ouvre la porte et commence à courir le plus rapidement possible. Enfin, j’arrive devant les grilles de la cour du Sénat. Des gardes m’interpellent, l’un d’eux m’ordonne de m’arrêter. L’eau continue de déverser des flots.
Des voitures arrivent : les policiers en sortent, encerclent le Sénat, parlent dans leurs talkies walkies. Je ne comprends pas, je n’entends que quelques mots : terrorisme, explosion, attaque… Des sirènes se mettent en marche, elles hurlent et la ville semble maintenant entièrement éclairée par la lumière des gyrophares. Entre-temps, un des gardes m’a attrapée, je ne peux plus bouger mais je crie encore : Jo ! Jo !
Les sirènes hurlent et me déchirent les oreilles, les gens autour de moi parlent dans tous les sens, donnent des consignes que je ne comprends même pas. Quelqu’un dit : Petite, viens là. Je suppose qu’il m’adresse la parole, je ne prends même pas la peine de lui répondre.
Le garde qui m’avait agrippée commence à me faire reculer car l’eau continue de monter dans l’enceinte. Soudain, je vois une DS 8 arriver. La portière s’ouvre, un homme en costume sort et se précipite vers les grilles de la cour. Je l’ai reconnu, c’est le Président.
Jo lui-même ne semble pas en revenir. En haut, je vois mon ami ouvrir une fenêtre, prendre un haut-parleur. Je peux entendre ses rires et ses paroles :

  • Pourquoi vous affolez-vous ? Pourquoi ? Cela vous inquiète tant de voir Demain ? Car c’est ce à quoi Demain ressemblera ! Des capitales, des villes, des villages, des peuples sous l’eau ! Chaque mois, chaque jour, le niveau de la mer monte. Les îles seront submergées, les côtes englouties. Réagissez. Comprenez vos erreurs. On ne vous demande pas de vous excuser, mais de réagir ! Que faut-il pour que vous compreniez ?
    Le Président ne bronche pas. Il est comme tétanisé.
  • Je…
    Jo n’a pas le temps de finir sa phrase. J’entends alors un énorme bruit. Il se retourne, émet un dernier son, il ricane. Une ultime fois. Et d’un coup, une énorme vague le frappe de plein fouet : trop de canalisations ont cédé en même temps. Il percute le mur, titube et sous mes yeux affolés, je le vois basculer par-dessus le rebord. Il tombe dans les torrents d’eau, je le vois secoué par les courants. Je hurle, je veux m’avancer mais le garde me tient trop fermement. C’est alors que je vois le corps sans vie de Jo sombrer dans la cour inondée.
    Derrière moi, j’entends des gens hurler : ce sont mes amis, qui sont venus eux aussi et maintenant, assistent au drame. Ils sont, comme moi, retenus par des gardes.
    Des pompiers se précipitent vers la station d’épuration pour en fermer les vannes. Moi, je réussis à sortir de l’emprise de l’homme, à franchir les grilles et à me précipiter jusqu’à Jo. Son corps flotte dans l’eau. Soudain, j’ai une pensée qui m’effraie : c’est beau. Ses cheveux longs et bruns ressemblent à une méduse, son corps semble léger, prêt à voler dans les airs. Un sourire s’est figé sur son visage. Mes larmes se mêlent aux eaux sales.
    En une fraction de seconde, ma vision s’arrête brutalement. Je regarde autour de moi et vois le Président. Mon sang ne fait qu’un tour. Je m’approche de lui et me jette à ses pieds en pleurant. J’ai envie de cracher sur ses chaussures mais je me rappelle les conseils : Ne hurlez pas, ne criez pas, ne crachez pas. Jo était-il visionnaire à ce point ? Je cherche mes mots, je finis par bégayer :
    - Mon ami est mort… mort pour une cause qui lui était chère. Qui nous est chère, rectifié-je. Notre planète est malade... et cette maladie, c’est l’Homme.
    Plus personne ne dit un mot. Le président se baisse, me prend le bras et m’aide à me relever. Sans rien dire, il hoche la tête. Il regarde une dernière fois le corps inerte de mon ami.
    Et… il pleure ? Oui, ce sont des larmes qui coulent sur ses joues. Alors, j’entends sa voix, une voix râpeuse, qui murmure : Pardon.