Les Méfaits de l’imagination

George invite machinalement le vieillard à entrer et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

George débarrasse le vieil homme de son manteau et de son bonnet avant de lui proposer de s’assoir auprès de la cheminée afin de se réchauffer. Une fois installé, le vieillard se met à parler :

« Je m’appelle Simenon, et je suis plus proche de toi que tu ne le crois, je vais te raconter une histoire qui devrait t’aider à y voir un peu plus clair. Celle d’un jeune garçon qui vivait au fin fond de la campagne du Minnesota, dans une petite maison isolée, avec ses deux parents. Il était surprenant et débordait d’imagination, son endroit préféré était un petit coin paisible au bord d’une rivière, il s’y asseyait des heures entières pour lire et pour écrire, ce qu’il aimait tant faire. Comme cet enfant habitait loin de la ville, c’est sa mère qui faisait son éducation à la maison et il n’avait par conséquent pas eu la chance de découvrir l’amitié. Son père quant à lui, était peu présent car son travail le retenait loin de la maison. Même si ses parents étaient d’une extrême gentillesse et veillaient à ce qu’il ne fut privé de rien, il manquait pourtant bien quelque chose à cet enfant … »

George commence à se sentir nerveux car ces premiers mots lui rappellent son enfance.

Le vieillard poursuit son histoire :

« Un beau jour, le jeune garçon décida de tenir un journal dans lequel consigner les secrets et confidences qu’il n’avait jamais osé révéler. Il se mit à écrire très régulièrement, il y racontait toutes les aventures et les mésaventures auxquelles il devait faire face. Sa manière d’écrire laissait penser qu’il ne parlait pas à un simple journal, mais à un ami. Avec le temps, le jeune enfant se confia davantage jours après jours, il en vint même à créer un véritable personnage à qui il écrivait et qui le comprenait. Ils devenaient complices, s’inventaient tout un tas de jeux et d’histoires. Le jeune garçon lui donna même un joli prénom : Simenon, et, grâce à son imagination débordante il parvenait à se représenter l’image de ce jeune garçon qui connaissait tout de lui et qui lui ressemblait. Il était grand, aux cheveux blonds, parsemés de reflets blancs aussi clairs et brillants que la dernière neige tombant sur la campagne un jour de printemps… »

Soudain troublé, craignant la réponse, George s’écrie : « Comment s’appelait ce jeune garçon ? »

« George ! » s’écrit le vieillard « Et c’est toi ! Tu m’as nommé Simenon toi qui aimais tant les romans policiers, tu m’as donné la vie par la force de ta pensée, tu m’as créé, je suis devenu réel.
Et puis… tu m‘as oublié, tu m’as abandonné… Au cours de ces longues années bien que je t’aie cherché, croisé, tu m’ignorais ne me voyais pas. Tu ne croyais plus en moi alors je périssais de jours en jours…ma peau flétrissait et je ne suis plus qu’un vieil homme désormais alors que nous devrions avoir le même âge ! Je meurs par ta faute ! »

George, sous le regard menaçant de cet inconnu a du mal à retenir son souffle.

Il sait maintenant que cet homme est le fruit de son imagination, connaissant ses pensées, ses peurs, sachant tout de lui. Il est en face d’une part de lui-même, sûrement venue lui demander quelque chose qu’il ignore encore.
Perdu dans ses pensées, George ne sait que dire.

Quand soudain, le vieillard reprend :

« Aujourd’hui, je suis venu te rapporter ton journal et je te demande de réécrire, de me faire revivre, de m‘imaginer une nouvelle jeunesse. Si je suis ici c’est en partie parce que j’ai senti ta détresse, à toi de comprendre la mienne ! »

Sur ces paroles il jette violemment le journal sur le bureau et attrape George par le col de sa chemise, les yeux fous.

George commence à paniquer. Il a du mal à comprendre la haine que ressent le vieillard envers lui et sa présence, surnaturelle, est troublante. Il ne sait plus que faire. Cet homme est sûrement fou, se dit-il, comment vais-je m’en débarrasser ? Le regard noir que lui lance le vieillard le déstabilise.

Malgré cela, George parvient à lui dire : « Je peux essayer… si j’essaie, combien de temps me laisses-tu ? »

Simenon s’écrie : « Tu n’essaies pas ! Tu écris ! Sinon tu mourras avec moi ! Je te laisse jusqu’à demain, je repasserai à l’aube. »

Il s’enfuit, claquant la porte derrière lui, laissant passer un courant d’air glacial, effroyable.

George laisse échapper un soupir d’inquiétude et d’angoisse. Il s’installe à son bureau, se munit d’un stylo, et commence à écrire…

Il écrit toute la nuit. L’idée qu’il conçoit lui parait être la meilleure solution bien qu’il soit rongé par la crainte d’avoir de nouveau à faire à ce vieillard fou lui reprochant son mal - être…

Le lendemain, dès six heures tapantes, après plusieurs coups à la porte, George ouvre et laisse entrer le vieillard.

« Alors, dit Simenon, as-tu réussi à écrire ? »

George, tremblant de peur lui répond : « Oui, à toi de juger ! »

Il lui tend son journal et le vieil homme commence à lire…

Plus il avance dans le récit, plus un étrange phénomène se produit… lentement sa peau s’éclaircit telle la couleur de la neige, son regard s’assombrit davantage jusqu’à devenir translucide et Simenon disparait !
Le journal tombe au sol et George se retrouve entièrement seul dans sa demeure.

Simenon a disparu, car, au travers de son récit, George a écrit que ce personnage ne lui ressemblait plus, qu’il lui faisait peur, et qu’il ne voulait plus qu’il fasse partie de sa vie.

A côté du journal, le sac de voyage de Simenon est toujours là ainsi que son manteau et son bonnet noir.

Après cette mésaventure, George décide de s’enfermer à double tour dans sa maison et de ne plus sortir. Il n‘a plus la volonté d’écrire, il peine à s’alimenter, dépérit de jour en jour jusqu’à ne plus être que l’ombre de lui-même.

Un mois plus tard, il mourut à son tour. Car Simenon était en réalité une part de lui essentielle à sa survie.

Le journal est le seul souvenir de cette amitié sournoise retraçant la vie de George Simenon.