Les continuateurs du dedans : épisode 1
Marie-Andrée Étienne, "Déchirures" (2001)

Déchirures , de Marie-Andrée Étienne, éditions Vents d’Ailleurs, collection « Romans Caraïbes » (mars 2001)

Marie-Andrée Étienne , haïtienne vivant à Port-au-Prince, avait soigneusement tenu trois cahiers de récits des évènements qui se sont déroulés de février 1986 (fuite de Jean-Claude Duvalier vers la France), à fin 1994 : débarquement des quinze mille GI généreusement déployés par Washington pour une très classique « invasion pacifique ». Elle a saisi cette occasion pour raconter les blessures, les souffrances du quotidien haïtien.

À ma question : "Pourquoi avoir choisi un thème qui semble bien souvent autobiographique ?"
Marie-Andrée Étienne répond : " Déchirures est un roman autobiographique dans la mesure où j’ai raconté des faits vécus. L’histoire d’Alexandra, c’est celle de ma fille, mais c’est aussi et surtout la mienne, les souvenirs de mon enfance heureuse et la douloureuse tragédie de mon île meurtrie, déchirée qui continue sa descente vers l’abîme."

C’est une jeune femme « fragile depuis mon enfance. Fragile encore aujourd’hui. Fragile malgré mes vingt-quatre ans » (p.19) qui, dans ce roman-récit, raconte son expérience de la fatalité de l’exil. L’annonce en est claire dès l’incipit : « - Il faudra que tu partes avant qu’il ne soit trop tard ». C’est sa mère qui, de manière obsédante, répète à Alexandra cette nécessité vitale : partir pour vivre. « Il faudra que tu partes, mon enfant. », cet avertissement inéluctable résonne au fil des premières pages. C’est l’annonce d’une déchirure, « comme un leitmotiv, ce refrain revient » (p.14). La violence citadine monte crescendo et le récit se trouve régulièrement sectionné par des paragraphes qu’on dirait directement découpés dans la rubrique « faits divers » d’un journal. Une sorte de scansion du malheur qui culmine jusqu’à le rendre banal.
Les souvenirs affluent pour badigeonner le quotidien devenu insupportable. Ils se mêlent en une abondance de phrases nominales, préférant le rythme à l’action. Alexandra se laisse bercer. Elle avait dix ans à la chute de Baby-Doc mais elle se souvient bien du vent de fol espoir né à cette époque. Comme beaucoup de petites filles, elle rêvait de devenir « romancière ou cantatrice », une star. Elle s’imagine une glace à la main plongée en plein Disney World. Elle revoit son « amoureux transi », le gamin de la maison d’en face. Mais même ces scènes tranquilles se trouvent aussitôt pulvérisées. L’auteur travaille très rapidement avec les associations d’images. Amour, mariage, célébration. Un couple assassiné froidement à sa sortie de l’église. Images brutes. Sans commentaires. Et le fil du récit reprend comme s’il ne s’était rien passé. Comme le peuple haïtien se voit depuis si longtemps forcé à ne jamais rien dire. Faire comme s’il n’avait rien vu. Question de survie.
Alexandra raconte par bribes. Des peurs la suffoquent et elle emprisonne ses rêves (p.43) sans doute pour les garder toujours, comme un écran entre sa peau et la dureté du monde. Sa grande angoisse semble être celle de la dissolution de son corps dans un grand vide. Tant qu’elle est en Haïti, elle se sent réellement exister, mais elle pressent qu’ailleurs sa personnalité n’aura plus de prises pour assurer sa propre existence. Alexandra n’existe vraiment que face aux évènements qu’elle affronte chaque jour, chaque nuit. Quand son angoisse devient trop envahissante, elle se réfugie dans la lecture. Dehors, on tue. Une vieille femme accusée d’avoir dévoré un enfant est lapidée par la foule. Deux houngans sont brûlés vifs. Un avocat est abattu devant le quartier général de la police. Une banale litanie de meurtres. Un flot de sang. Une rumeur de pleurs. Des enfants miséreux respirent de la colle pour échapper à l’oppression. Les personnages, esquissés, se débattent, comme au ralenti, pathétiques. Les dernières pages entraînent Alexandra loin de son pays. Elle est assise dans un avion qui amorce sa descente. Imminence de l’exil. Éclate un florilège de substantifs et d’adverbes en –ment (p.160) comme autant de pépites qui fusent et riment et se répondent en hachant le texte, image sonore d’une joie qui sonne faux, de l’aveu de quelqu’un qui se… ment.

Philippe Bernard