Les courts-bonheurs

Écrit par GELIN Anna (2 nde, Lycée Ferdinant Buisson de Voiron)

Les Courts-Bonheur

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.

Le couloir était plongé dans l’obscurité, et le temps que la lumière s’allume elle était déjà arrivée à sa chambre avec de grandes enjambées. Elle referma la porte et poussa un soupir de soulagement. Maudit Court-Bonheur ! La surprise retombée Lola eut soudain honte d’avoir eu peur d’un de ces êtres inférieurs et de s’être laissée emportée par ses sentiments. Mais son cœur ne s’arrêta pas de tambouriner dans sa poitrine pour autant. Elle se demanda comment avait-elle pu le prendre pour un homme, et surtout ce qu’il faisait ici, dans le monde civilisé, si éloigné de ses terres boueuses ! « Allons, il ne mérite pas tant de considération, marmonna-t-elle, et ton dossier attends toujours ». C’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle avait laissé le journal et les ciseaux, indispensables à son travail, sur la table du salon. Elle aurait voulu aller les récupérer mais le souvenir de l’animal la scrutant derrière la fenêtre lui glaça le sang. Découragée, la jeune fille sortit de nouveau dans le couloir, se dirigea vers le salon puis changea d’avis et obliqua rapidement à gauche en direction de la cuisine pour se servir un verre d’eau. Elle n’avait pas soif mais tout prétexte était bon pour ne pas retourner devant le carreau ruisselant où le Court-Bonheur était apparu. Elle appuya sur une commande, s’assit devant le bar et automatiquement, un verre d’eau fraîche fut déposé devant elle ; mais elle s’était déjà laissée emportée par ses pensées.
Aussi loin qu’elle se souvienne, on l’avait toujours mise en garde contre ces barbares, ces homos sapiens comme eux qui avait malgré tout suivi une branche inférieure de l’évolution. Il était rare qu’ils se montrent dans La Ville, mais on racontait que ces êtres étaient autrefois de hommes, avant que leur folie ne leur dicte de vivre comme de bêtes, guidées uniquement par leurs sentiments et vivant de leur sueur. Cette séparation avait eu lieu lors de la Grande Amélioration ; « Le plus bel ouvrage de l’humanité » comme aimait le dire le Coordinateur Général, son père, l’homme le plus important de La Ville. Qui pouvait donc s’opposer à cette mondialisation du confort, cette organisation rigoureuse et efficace de la société et cette démocratisation des technologies les plus complexes au profit de la véritable raison d’être des hommes : le travail intellectuel ? Pas un être humain. Et pourtant eux l’avaient fait ; ils s’étaient réfugiés dans les montagnes, les déserts, les forêts, tous ces territoires hostiles dont personnes ne voulait, et personnes ne les en avaient empêchés. A quoi bon ? Leur châtiment était venu de lui-même, les transformant en animaux répugnants, qui ne rappelaient les hommes que de par leur constitution biologique. Un frisson de dégoût parcouru Lola, la tirant de sa rêverie. Finalement résignée, elle se leva, repoussa sa chaise et sortit en laissant derrière elle son verre encore intact, qui ne tarda pas à être vidé et lavé par la cuisine automatisée.
En rentrant dans le salon, elle ne put s’empêcher de jeter un rapide coup d’œil à la fenêtre et, soulagée de n’y voir que des gouttes, se rendit vers la table basse d’un pas un peu plus raide qu’elle ne l’aurait voulu. Elle s’empara des objets posés dessus et retourna le cœur battant vers sa chambre. Fière d’avoir fait triompher sa raison sur ses pulsions, elle se plongea de nouveau dans son fastidieux devoir d’« étude des technologies abandonnées », sujet qu’elle tenait en horreur tout autant que les objets qu’elle devait analyser, si désuets à ses yeux : des périodiques des années 2000. Elle était en train de finaliser sa conclusion en y cachant habilement des thermes négligeant sur leurs nombreux défauts quand tout à coup un bruit retentit tout autour d’elle. De frayeur elle poussa un cri aigu. C’était seulement la sonnette de la porte d’entrée. Le son de cloche s’éleva de nouveau et le silence retomba dans la maison. De longues secondes passèrent avant que Lola ne se rende compte qu’elle s’était immobilisée sur sa chaise. Qui donc pouvait venir lui rendre visite, qui plus est à cette heure avancée de la nuit ? Comme toute bonne lycéenne elle limitait au strict minimum toute sortie et tout contact avec d’autres personnes, se consacrant uniquement à ses études. Son imagination s’emballa aussi vite que son pouls au souvenir du regard pénétrant du Court-Bonheur quand elle arriva à la conclusion que c’était sûrement lui qui sonnait ainsi. Les jambes flageolantes, elle se leva, ouvrit un tiroir du buffet métallique situé à côté de la porte et se saisit de son contenu. Le pistolet était froid et lourd mais il trouva automatiquement sa place dans sa paume. L’adolescente ne savait même plus ce qu’elle faisait ; elle aurait pu rester assise, appuyer sur la commande qui renvoie les importuns et l’incident se serait arrêté là. Mais un puissant sentiment la poussait à aller ouvrir, plus puissant encore que la peur qui lui tordait les entrailles, et malgré son éducation rigoureuse elle ne pouvait y résister. Doucement, comme pour reculer l’instant fatidique, elle se dirigea vers la porte tout en se grondant intérieurement de négliger un fois de plus sa raison. Mais elle était déjà au bout du couloir, et c’est dans un torrent d’émotions contradictoires qu’elle ouvrit la porte.
Il était là, en face d’elle. La pluie et le vent rentraient dans le hall mais Lola n’y prêtait aucune attention. Elle était terrifiée, étonnée, et … comment pourrait-elle décrire ce sentiment ? Curieuse. Il était grand et malgré l’obscurité elle remarqua ses bras musclés et son teint hâlé, résulta de sa vie passée à l’extérieur. Un jean délavé recouvrait ses jambes et seule une veste en cuir sombre, polie par l’usage, le protégeait des intempéries. Contrairement à ce qu’elle avait d’abord cru il semblait plutôt jeune, environ une vingtaine d’années. Tout chez lui différait des hommes que Lola avait pu rencontrer au cours de sa vie, ces êtres aux teints pâles de n’être exposés qu’à la lumière des leds de La Ville ; aux muscles quasi-inexistants, conséquence d’une vie d’étude où le moindre effort physique était réalisé par une machine ; et aux costumes sombres réglementaires, tous identiques.
« Je suis désolé de vous importuner si tard mais j’ai besoin d’aide… Vous êtes bien la fille du Coordinateur ? »
Elle aurait dû être surprise qu’il sache parler, qu’il sache qui elle était mais tout était si étrange ce soir. La jeune fille leva son arme, tremblante et aboya un « Partez ! » pour toute réponse. Toute once de réflexion avait disparu de ses gestes.
« Je vous en prie dites-lui d’arrêter ses raids, ma famille … »
Lola n’eut même pas conscience de son geste. Elle entendit juste le bruit sec, comme une porte qui se ferme, qui détonna dans la lueur du perron. Elle vît la balle se déplacer dans l’air à une vitesse effrayante, comme la pensée qui lui traversait l’esprit à cet instant. Des images lui apparurent alors, des brides de phrases prononcées par son père, des phrases qu’elle avait oubliées, ou plutôt occulté de sa mémoire. « Ils sont inférieurs en nombres, désorganisés et pacifiques et nous avons besoin de ces terres. Il faut les éliminer ». La logique de ce raisonnement si simple, et les conséquences énormes associées. Des images de plans d’attaque, des réserves d’armes, …La rigueur dans la voix de son père qui lui expliquait qu’ils étaient seulement des bêtes, que c’était leur choix. « Dites-lui d’arrêter ses raids » avait dit l’homme. Car Maintenant Lola en était persuadé, c’était bien un homme, sinon elle ne verrait pas toute cette terreur, cette surprise dans son regard. C’est à ce moment qu’elle comprit ce qui l’avait dérangé dans les yeux de cet homme. Ça n’était pas de l’animalité mais de la vie qui se dégageait de ce regard ; même dans l’état pitoyable dans lequel la pluie, la marche, le chagrin et la mort l’avait laissé il semblait incroyablement vivant. Son corps et son âme étaient en harmonie parfaite et cela se ressentait à la souplesse et à la précision de ses gestes, dans la clarté de sa voix, dans la simplicité de son être. Alors toute l’ironie de sa vie superficielle la frappa au cœur, elle comprit enfin la véritable nature humaine. On avait appelé les Court-Bonheur « animaux » et l’exactitude de ce nom lui apparut. Tous les hommes sont des animaux. Un vertige la prit devant le temps passé, le nombre de personnes perdues, les milliards de lois faites à la recherche d’un idéal de civilisation basé sur l’intelligence et la fausse supériorité humaine. Et au moment où elle tombait à genoux sous le poids de cette évidence, la balle entra dans le cœur du Court-Bonheur.
Le corps tomba lentement sous la pluie qui redoublait d’intensité, comme pour commencer à effacer des yeux du monde ce crime, que finiront d’ignorer les autorités ; laissant la jeune fille seule, prostrée dans l’encadrement de la porte au milieu ses convictions brisées.