Les fondateurs, 2e épisode : Jacques-Stephen Alexis

Soleil-totem, forêt mythique et empire des sens

Le premier romancier haïtien qui assimilera pleinement la grande leçon de Jacques Roumain sera sans conteste Jacques-Stephen Alexis (1922-1961). Voici une courte biographie de ce personnage emblématique de la littérature haïtienne, suivie d’une étude générale de son œuvre selon le critère de l’émergence du rêve dans la littérature romanesque haïtienne.

Le 22 avril 1922, naissance de Jacques-Stephen Alexis aux Gonaïves, ville renommée du nord de la république d’Haïti, théâtre de la célébration de l’indépendance le 1er Janvier 1804. Son enfance ainsi que son adolescence sont bien sûr marquées par sa famille mulâtre, mais viennent s’ajouter deux faits très importants : l’occupation US et l’emprise intellectuelle de Jacques Roumain. Par sa mère, il descend de Dessalines (l’empereur lui-même !). Son père, Stephen Alexis, est le fondateur de journal L’Artibonite qui milita contre l’occupation US. Stephen est enseignant au lycée des Gonaïves et occupe des charges administratives. Ensuite, il deviendra ambassadeur à Londres en 1946, puis représentant d’Haïti à l’ONU en 1948. Historien, il écrit une Histoire élémentaire d’Haïti, mais il est aussi journaliste, romancier : Le Nègre Masqué (1933), dramaturge : Le Faisceau.

L’enfance de Jacques-Stephen Alexis se passe à Pont-l’Ester où il entend les tambours du cérémonial vodou, et les récits dans les campagnes des Simidors et des Composes .
Jacques-Stephen Alexis ressent un amour véritablement viscéral pour son pays : pour sa « terre natale », pour les hommes qui l’habitent, même avec leurs contradictions.
Avec un tel père, Jacques-Stephen Alexis grandit dans la rumeur politique et le bouillonnement culturel engendré par l’occupation états-unienne et l’entourage de la presse. 1940, il a dix-huit ans, il écrit un essai sur le poète surréaliste Hamilton Garoute, né en 1920 à Jérémie, auteur d’un unique recueil Jets lucides (édité en 1945).

  • Élève à l’institution Saint-Louis de Gonzague, il étudie la médecine à Port-au-Prince puis à Paris. Le décès de Jacques Roumain en 1944 provoque chez lui une très grande émotion.
  • Collaboration aux Cahiers d’Haïti et autres journaux
  • Créateur de la revue Le Caducée. Discussions culturelles avec les groupes littéraires Comoedia et, avec quelques amis, il fonde La Ruche .
  • Organisateur d’un mouvement politique de jeunes qui, associé à la grève générale finit par emporter le gouvernement d’Elie Lescot en 1946. Mais, prise du pouvoir par une junte militaire.
  • Exil et poursuite des études à Paris. Il y rencontre Aragon, les théoriciens de la Négritude : Senghor et Césaire, des écrivains latino-américains : Jorge Amado, Nicolas Guillèn, Pablo Neruda…
  • Rédaction du premier roman Compère Général Soleil publié chez Gallimard en 1955.
  • Participation (du 19 au 22 septembre 1956) au premier congrès mondial des écrivains et artistes noirs (organisé par la revue Présence Africaine) réunis à la Sorbonne : il y présente (dans la lignée d’Alejo Carpentier ) une communication intitulée Du Réalisme Merveilleux des Haïtiens.
  • 1957 : Publication du deuxième roman Les Arbres Musiciens, toujours chez Gallimard.
  • 1959 : Année de la victoire de Castro et de « Che » Guevara, Battista est renversé. Alexis fonde et dirige le Parti d’Entente Populaire, il élabore le Manifeste-Programme de la Seconde Indépendance. Il participe à Moscou à la Conférence des Partis Communistes et Ouvriers.
  • Publication du dernier roman L’Espace d’un Cillement qui était le premier volet d’une tétralogie consacrée à l’aventure de la vie du couple qu’il voulait écrire. Dans une interview de décembre 1960, il annonçait :
  • « Ensuite, il y aura : la fuite devant les responsabilités, le refus, puis l’acceptation. »
    Romancero aux Étoiles, son dernier ouvrage, paru en 1960, est un recueil de contes dans lequel il s’amuse à évoquer deux personnages de la tradition orale : Bouqui et Malice ainsi que la fameuse reine-poétesse Anacaona et des récits issus de l’univers merveilleux des Caraïbes.
  • 1960 : visite en Chine, rencontre avec Mao Tsé-Toung. À son retour en Haïti, Alexis est persécuté par les autorités qui lui prennent son passeport, il est obligé de quitter son pays.
  • 17 Avril 1961 : Arrivant de Cuba, il débarque clandestinement sur la côte nord-ouest d’Haïti, sur la petite plage de Bombardopolis , mais, trahi, il est immédiatement capturé et sans doute longuement torturé avant d’être exécuté .
    Tout marronnage suppose captation d’une richesse, et toute culture est richesse. Césaire l’avait recommandé : « Marronne-les ! ». Sa recommandation a été suivie. Le trésor des mots s’est éparpillé, les cultures se sont mêlées et la littérature y a gagné d’autres territoires. En cela, Alexis fut un collectionneur.

La collection d’Alexis
Alexis est un mulâtre. Mais si sa langue maternelle est bien le français, sa culture se montre métisse. Son goût pour le mot rare confine à la manie du collectionneur. Et le collectionneur ne rêve que de posséder la totalité des objets de sa passion. Alexis chine chez les Grecs et « l’acmé » platoni¬cienne ¬voi¬sine avec « les tambours des Raras » haïtiens (EdC, p.264), le « coryphée » apparaît dès la troisième ligne du prologue dans CGS, pour réapparaître p.269, dans une autre acception, il est vrai. Ajoutons aussi à l’emprunt hellénique, les « chrysocales » (CGS, p.14), et les « hypogées » (p.15). Faut-il percevoir ici une marque de l’écriture romanesque en Caraïbe à cette époque ? Ainsi trouve-t-on évoqués dans un roman de Carpentier, en pleine jungle vénézuélienne, les Sept contre Thèbes (Le Partage des Eaux , Folio n°795, 1980, p.141), la Neuvième Symphonie de Beethoven, Montaigne, l’Utopie, Schiller (op.cit. p.129), quand ce n’est pas… La Chanson de Roland (op.cit. p.167). Les paysannes crient « sur un diapason de choéphores » et se voient transmuées en « Troyennes hurlantes jetées hors de leurs palais incendiés » (p.176)…

Les mots étranges inclinent au rêve, ils résonnent d’un certain exotisme. Alexis le médecin emploiera volontiers des mots directement issus de sa formation de médecin : « cénesthésie » (AM, p.53) sonne d’une manière particu¬liè¬re puisque évoqué dans un passage mettant en scène le petit sauvage Gonaïbo... parallèle¬ment, le mot « phanè¬res » (EdC, p.289) éclôt dans un passage où l’acteur est El Caucho, ouvrier au chantier naval. Il faut parfois même avoir recours à un diction¬naire de médecine pour trouver la définition des mots employés. Ainsi, l’on trouve deux occurrences de l’adjectif « pongitif » : au masculin, (EdC, p.264), et au féminin, (EdC, p.21) ! Son intérêt pour le domaine psychia¬tri¬que se retrouve dans l’évoca¬tion de « raptus » et d’« amok » (EdC, p.134), de « vésanie » (AM, p.388), tandis que le médecin réapparaît avec le « nævus » (EdC, p.291), la « nécrop¬sie » (id., p.343)... ou l’emploi de l’adjec¬tif « stertoreux » (id. p.259). Alexis emprunte même au langage du botaniste, voir « déhiscente » (EdC, p.299).

Dans le domaine de l’énonciation, la grande fascination d’Alexis semble s’ancrer dans les cultures latine et grecque, porteuses d’Histoire, colporteuses de mythes. Dans l’EdC, la Niña croit aux « lémures » (p.101), les filles du « Sensation Bar » se posent en « messalines sentimenta¬les », voire en « Hermione » (qui nous ramène en Grèce p.227). Il ne faut pas qu’El Caucho jette « un anathème jupité rien » (p.131). Gonaïbo, dans les AM, est comparé à un « sylphe » qui se délasse et flâne « dans ses Champs-Élysées » (p.41), tandis que dans CGS, c’est Dessalines lui-même qui brandit une épée sur « le Champ de Mars » (p.17). Le latin jaillit d’ail¬leurs parfois en version origina¬le : Mario, le patron du bar, est le « deus ex machina » (EdC, p.235) ; l’homme se réclame « Homo faber » (p.279) tandis que fleurit, dans les AM, un étonnant « per fas et nefas » (p.53) raccourci alexisien du « per omne fas ac nefas » de Tite-Live, et ce, toujours à propos du pauvre Gonaïbo, livré à une « pullulation de pensées protéiformes ».

Les références à la culture italienne ne sont pas moins inattendues : Les AM abritent, en page 37, une « musique sœur de ces impurs chants religieux italiens du quattrocento » alors que le « Sensation Bar » de l’EdC « est éclairé a giorno » (p.239).
Or, tout trésor est rare, c’est sa singularité qui en fait la valeur : Alexis cherche l’éclat du mot, il trouve « vénusté » (EdC, p.45), « adamantin » et « liliale » (p.285), « matutinal »(p.79), à la page 320 : « scel » (qu’il a fallu aller marronner jusqu’en la chancellerie), « forligné » (p.324) qui exhale un fragile parfum de déchéance aristo¬cra¬ti¬que... l’adjectif « immarcescible » (encore grappillé dans le vocabulaire botaniste mais sans doute piraté plus simplement chez Césaire dans le Cahier) lui plaît également, on le trouve une première fois dans CGS (p.236) et une autre fois dans les AM (p.42).
Dans CGS, les travailleurs du sucre se voient élevés à la qualité d’« Apollon couleur d’airain »... de « discobo¬les » (p.260). Certaines comparaisons entraînent d’ailleurs fort loin d’Haïti, puisque les sinistrés de l’incendie d’un quartier de Port-au-Prince se retrouvent agglutinés « comme cette foule désolée du plafond de la Sixtine de Michel-Ange », tandis qu’à la question sur le bonheur que se pose la Niña (EdC, p.280) dans une église, Alexis fait répondre... Beethoven et sa « Missa Solemnis de Gran, la Messe en ré »... Si ces romans n’étaient pas si dramatiques, on pourrait croire ici à un certain humour.

Mais rêver, c’est également créer des images à partir d’impressions, ainsi dans le domaine onomastique, on remarque le tropisme d’« Oriente » dans L’Espace d’un Cillement. La connotation psychologique implique évidemment l’imaginaire dans la « richesse » d’un Orient fabuleux, proprement « onirique » (« Parmi les lourdes fumées du parfum d’Orient... », p.276), on baigne alors dans le domaine du rêve, mais chez Alexis, le réel n’est jamais loin, et cet « Oriente », petite province cubaine, qui oriente les deux personnages vers un souvenir commun, est également -historiquement- la région natale de Fidel Castro. Et le rêve de Cuba enfin libre se trouve tout entier caché derrière la boisson préférée d’El Caucho au « Sensation Bar » : ce « rhum-coca » qu’il réclame, mélange paradoxal d’alcool antillais et de boisson pétillante états-unienne, dont le nom, en espagnol, est bien « Cuba Libre ». La part politique de l’énoncé se fait diffuse dans toute l’œuvre romanesque d’Alexis :
« ...Mais c’est encore une chimère, le jour ne s’est pas encore levé sur la Caraïbe ! Patience ! » (EdC, p.275)
qui rappelle clairement la fin du roman CGS.
« ...j’ai vu clair le jour où, sous mes yeux, un grand soleil rouge a illuminé la poitrine d’un travailleur qui s’appelait Paco Torres... Tu lui diras de bien suivre la route qu’il voulait me montrer, il faut suivre ce soleil-là. [...] Le Général Soleil ! Tu le vois, là, juste sur la frontière, aux portes de la terre natale ! Ne l’oublie jamais, Claire, jamais, jamais ! » (p.350)
Ne jamais oublier ce but. Habiter la « Remembrance » des AM.

Dans l’EdC, Alexis a sans doute offert les mêmes rêves que les siens à son personnage d’El Caucho, comme il a rêvé d’une immense force pour sa Caraïbe à travers cette personnification en la Niña. Ce roman présente aussi une particularité de structure puisqu’il est divisé en cinq « mansions » correspondant à chacun des sens. Ce mot-même : « mansion », est marronné au théâtre médiéval français, chaque mansion y représentant un lieu scénique dans un même décor. On note aussi son homophonie avec le mot « mention » qui équivaut à « témoignage ».

Une écriture reflet du rêve
Ce qui crée le véritable charme de l’écriture d’Alexis, c’est sa faculté d’utiliser les frottements de langues, rêve utopique de cultures partagées : la rondeur de l’espagnol populaire (cubain ou dominicain), la rudesse de l’anglais dominateur (les envahis¬seurs yankees), et surtout les étincel¬les du créole : chansons, poèmes, incantations vodoues, courts dialogues ou simples mots quotidiens. Le lectorat d’Alexis étant français, tous les mots créoles sont traduits et expliqués en bas de page. L’écho léger d’une ancienne et toujours présente oralité de la littéra¬ture haïtienne se retrouve capté par une esthétique de l’accumulation dans le vocabulaire.
Dans l’énonciation, Alexis inaugure un brouillage de l’espace-temps, apparaissant lui-même (« je ») à l’intérieur de son récit, en ruinant l’unité pour lui conférer cette élasticité du temps rêvé. Cet effet est renforcé par le mépris de l’unité de temps verbal. Un bel exemple nous en est donné dans CGS, au début du chapitre V (pp.85-86). Dans l’espace d’une quarantaine de lignes, on assiste à un festival des temps entrecroisés, brouillage du temps du rêve, cet épisode de narration s’ouvre pourtant de manière classique, avec le passé-simple, avec des mutations très rapides. Ce brouillage temporel recouvre la totalité du roman Les Arbres Musiciens, dont le titre lui-même suggère la manifestation du merveilleux. Ce sera le temps aboli, le temps du rêve à l’intérieur duquel, enfin, tout devient possible. La fonction esthétique du langage devient prépondérante assurant un décalage par rapport à la trop pénible réalité haïtienne. On retrouve des les premières lignes un exemple d’érotisation de la Nature tout en pénétrant un domaine magique
« Vorace au point de sembler vouloir avaler tout le large, cette embouchure béante, sensuelle, ravie, inassouvie, s’accouple avec la grande mer, étalant ses muqueuses frissonnantes, presque charnelles sous la lune. » (p.9)
qu’il faut mettre en parallèle avec la présentation plus brutale qu’en fait Césaire :
« ...tendue vers l’ouest, la gueule d’un énorme golfe, avec au sud le prognathisme démesuré d’une mâchoire... »

Mais l’onirisme sera concentré dans le personnage de Gonaïbo (dont le nom évoque celui de la cité de l’Indépendance, Gonaïves), sorte de génie tutélaire, protecteur des arbres, des sources et des animaux., enfant sauvage qui suit son chemin initiatique. Il est le représentant du monde mythique, de l’homo americanus, le seul habitant du continent avant le grand viol européen. Pour le lecteur, en lui s’incarne la persistance de la nostalgie du paradis perdu. On peut penser établir un parallèle avec le personnage de Rosario dans Le Partage des Eaux (Los Pasos Perdidos) d’Alejo Carpentier. C’est une Indienne rencontrée au bord d’une route qui fera rencontrer au narrateur un monde très ancien niché au fond de la forêt, un monde plus vieux que l’homme, un paradis en dehors du temps, l’espace originel. Le personnage de Rosario sera un « pont » entre le réel et le sacré, un medium nécessaire au narrateur pour accéder à une perception magique de son environnement.

Étrangement, le rêve se dilue, s’évapore dès que Gonaïbo a rencontré Harmonise et aperçu une ultime fois le Maître Bois-d’Orme. Alors, la forêt mythique des arbres-musiciens se verra forcée par les hommes avides de bois et qui ignorent que ce bois est la chair-même d’une forêt orchestrale et qui n’apprendront jamais (seul Gonaïbo pourrait le révéler) qu’il faut que le bois dorme d’un sommeil paisible, comme un cœur qui attend et palpite dans un temps heureux qui se voudrait éternel. Mais pour nourrir le rêve vital, il faut que l’homme garde toujours la précieuse faculté de se souvenir, Bois d’Orme le clame : « La Remembrance ne peut pas mourir » (p.296). À la question :
« Que peux-tu contre les blancs et tous ceux qui les appuient ? Que peuvent les pauvres paysans, avec leurs houes, leurs machettes, sans volonté de lutte résolue, sans organisation, sans chefs ? » (p.349),
Gonaïbo répond, de son côté, en mini-Gandhi, et va détruire les machines des Blancs qui n’ont été amenées que pour dévorer la forêt de tous les hommes. L’ultime leçon de Bois-d’Orme tient en ces quelques mots :
« Grandir, c’est apprendre à faire part égale au rêve et au réel… Quand tu voudras, tu pourras me trouver là-haut dans la montagne, dans la forêt qui chante… » (p.349)
Revenons maintenant à CGS, pour un autre exemple, celui de l’hyper¬bole, figure de style très appréciée de l’écriture antillaise en général, et qui correspond bien aux distorsions oniriques, elle vient ici en contrepoint de la litote, autre forme issue directement du conte, très usitée en Haïti.
« Alors le vent jeta de nouvelles forces dans la bataille. Il éteignit le soleil avec une montagne de nuages. Il déracina vingt chênes, brisa cinquante dattiers, coucha vingt mille bananiers dans la plaine, arrachant des étincelles aux fils électriques. [...] Les vagues rejetaient des immondices infâmes le long du rivage. Le vent accourut, lança ses fouets contre la mer, et la travailla. Elle poussa des gémissements impossibles de douleur et de rage... » (p.86)

D’autre part, on peut déjà noter l’apparition de plusieurs paronomases, figure qui fait l’une des saveurs de la lecture des textes de Frankétienne. Remarquons les mots « égard » et « regard », dans le premier exemple d’accumulation que nous avons extrait de l’EdC. En voici un autre, toujours dans le même roman :
« Plus d’escadre, plus d’esclandre, la rade est net¬te... » (EdC, p.215)

Ce ne sont ici, bien sûr, que quelques tracées dans cet univers particulier de recherche linguistique, ancrant l’espace rêvé au temps de l’écriture. En revanche, le territoire à arpenter pour cette même recherche se donnant pour champ exploratoire la littérature spiralis¬te, est à la fois immense et complexe. L’onirisme y trouve alors un reflet idéal de son expansion et de ses créations mouvantes. Le vocabulaire lui-même ne peut plus être considéré comme une donnée stable, mais bien comme un acteur individuel du foisonne¬ment imaginaire.

Regard et Vision
D’Alexis à Frankétienne, l’histoire d’Haïti implique la métaphore du cauchemar. Cette approche de l’onirisme littéraire se fera sous le signe de Morphée, ce fils du Sommeil, ce dieu des songes qui donne la vie aux formes. Son bouquet de pavots est prêt et les romans sont dans ses bras. La conscience des réalités est, semble-t-il, oblitérée, et l’aliénation dissout le sentiment identitaire : cela donnera la force aux héros d’affronter le Monstre.
Revenons un instant sur l’aspect physique de ce prologue de CGS (pp.7 à 22), pour noter d’abord qu’il est, en grande partie écrit en italique, morcelé par de très courts paragraphes en caractères romains. En langage filmique, ces derniers seraient traités comme des plans de coupe, qui, en même temps qu’ils en marquent les fractions, relient les éléments narratifs, et ponctuent le récit proprement dit pour lui conférer à la fois son « épaisseur » et sa linéarité. Les points de suspension, en fin de certains paragraphes, agissent alors comme des fondus-enchaînés, guidant l’imaginaire du lecteur dans une scène superposée, phénomène que l’on peut comparer au « glissando » du rêve. Ces plans de coupe, en caractères romains, sont la trame de l’action, image récurrente mais à chaque fois légèrement modifiée, une anaphore-métaphore évolutive, construite sur le cheminement du cours d’une nuit. Cette nuit noire oppresse le héros, nègre couleur faubourg qui erre dans la ville, jouet d’un destin obscur aspirant à la lumière.
« La nuit respira encore, avec force, comme une vieille grand-mère. » (p.9)
inaugure ainsi une chaîne forgée de plans de coupe. Et la nuit, métaphore de ce monde brut dans lequel évolue Hilarion, en quête tâtonnante de cette conscience, entraî¬nant le héros vers son destin, va, elle aussi, et parallèlement, suivre le sien, cyclique, de céder la place à l’éternel retour du soleil :
« La nuit au-dehors gisait morte au ras du sol après l’effroyable lutte des coqs d’ombre et de clarté qui s’époumonaient encore... » (p.22)

La dernière phrase de ce prologue : « Il respirait fortement. » nous montre un Hilarion ayant lui-même endossé le rôle de cette « Nuit » et qui va maintenant rechercher cette initiation à la lumière de l’aube, vers la conquête d’une fraternité solaire. Les personnages, chez Alexis, par-delà les rêves, se retrou¬vent en effet dans une sorte de phratrie : dans ce paragraphe, Hilarion, manquant de souffle, se souvient d’une chute ancienne du haut d’un manguier, douleur ressentie avec intensité dans son rêve, événement à mettre en miroir face à la chute de Rafaël (alias El Caucho), également d’un manguier, à la fin de l’EdC, lors de la scène des souvenirs reconstruits avec Eglanti¬na :
« Cette étoile à ton coude ? Tu es tombé d’un arbre ?... Un manguier ou... »
Une main s’abat sur sa bouche. » (EdC, p.292)

L’onirisme de la Chute initiale implique la lente remontée du héros, de l’héroïne, vers une nécessaire lumière, le passage obligé de la nuit vers le soleil, de l’esclavage vers la liberté, de l’ignorance vers la conscience. C’est le grand œuvre d’Alexis l’alchimiste, mêlant, en artiste, le réalisme, le merveilleux et l’onirisme. Mais c’est sa convic¬tion politique qui l’emporte, et ses romans en sont un reflet édifiant : CGS est une longue parabole solaire préconi¬sant l’établissement d’un communisme agraire, pour lui la meilleure solution à apporter aux problèmes de la société haïtienne. Ainsi, nombreuses sont les envolées lyriques telles que :
« Et l’espoir renaquit, la confiance se leva, lumineuse comme l’immense soleil embrasé qui, en apparaissant, avait fait reculer les eaux. Les hommes de la terre jetaient leur défi à l’adversité, travaillaient pour les beaux fruits, les branches vertes et chantaient la victoire incessante de la vie sur la mort. » (CGS, p.177)

L’on pourrait qualifier cet onirisme de « didactique », rêve pour un monde futur qu’il appartient au peuple de bâtir selon son propre imaginaire, onirisme du même type que celui suggéré par Jacques Roumain, dans GdR, lorsque Manuel fait -littéralement- rêver le village avec sa source qu’il va falloir capter, tout le village, y compris le clan ennemi qu’il va rencontrer, seul, en homme responsable, et auquel il propose, sans autre contrepar¬tie qu’un travail en commun, le grand coumbite de l’eau, le partage égal, à travail égal, de la richesse. Fraternité, bonheur retrouvé :
« Tous les habitants sont pareils, dit Manuel, tous forment une seule famille. [...] Cette source que j’ai trouvée demande le concours de tous les habitants de Fonds-Rouge. Ne dîtes pas non. C’est la vie qui commande et quand la vie commande, faut répondre : présent. » (GdR, p.152)
Le soleil de Manuel vient de Cuba et de la « révélation » des travailleurs du sucre, le soleil d’Hilarion vient du prisonnier politique Pierre Roumel (alias... Jacques Roumain, évidemment !) et du docteur Jean-Michel, tous deux communistes, c’est aussi le soleil qu’il faut suivre :
« ...un grand soleil rouge [qui] a illuminé la poitrine d’un travailleur qui s’appelait Paco Torres... » (CGS, p.350)
Et Paco Torres, c’est celui qui avait fait rêver de liberté les travailleurs de la canne, Dominicains et Haïtiens réunis... comme Jesus Menendez a fait rêver d’un monde enfin juste ses camarades cubains dont faisait partie El Caucho, les entraînant vers l’action : la « huelga », l’arme de la masse populaire... Rêve inoculé en El Caucho, qui envisage maintenant sans cesse l’avenir comme un territoire lui appartenant en propre (voir l’anaphore du mot « demain » qui englobe cette construction volontaire à partir d’un rêve maîtrisé, EdC, p.247). Le rêve alexisien est, en ce sens, acte positif. Il est, comme chez Roumain, la base de l’action. Alexis va jouer en priorité sur cet aspect lumineux.

Le goût du lumineux

Le roman qui se développe sur trois parties à la suite du prologue n’est que l’expansion de ce thème fredonné dans ces seize pages magnifiques : la nuit noire qui baigne un homme tout simple va se muer en un vaste soleil, fruit généreux d’un rêve poursuivi et enfin rattrapé, celui à la fois de « la belle amour humaine » et de la conscience politique.

Le problème, pour Alexis, était de faire appartenir son héros Hilarion au milieu ouvrier, or cette classe est en réalité peu représentée en Haïti. Hilarion travaille donc dans un atelier artisanal (et seulement après avoir subi la prison pendant deux ans, seule façon de pouvoir lui faire rencontrer l’opposant politique Pierre Roumel ). L’habileté d’Alexis consiste à mener le déroulement de son histoire d’une manière totalement logique à l’intérieur même de ce que l’on comprend vite n’être qu’un long voyage initiatique. Pierre Roumel, conscience politique, « initie » le nègre Hilarion. Or Roumel est un mulâtre, d’extraction bourgeoise. Roumel est prisonnier politique et Hilarion seulement un petit voleur (qui a volé parce qu’il avait faim). Roumel est aussi un idéologue qui a immédiatement capté l’« aura » de ce compagnon d’infortune :
« - Pourquoi êtes-vous en prison ? interrogea encore Hilarion décidé à savoir.

  • Je suis communiste, Hilarion, reprit Roumel, et je suis en prison parce que nous sommes forts [...] Qu’on respecte celui qui travaille. Qu’on lui donne de quoi vivre avec sa famille. Qu’on lui garantisse du travail.[...] Que la majorité des citoyens fassent la loi dans ce pays ; et puisque ce pays ne vaut que par ses travailleurs, qu’ils prennent la direction des affaires, dans l’avenir qu’une nouvelle république naisse, où il n’y ait place que pour les travailleurs... » (p.68)
    Des subjonctifs à valeur impérative, le rêve d’une société juste doit passer par la prise de conscience que celle-ci se trouve à portée de main : il faut d’abord la vouloir pour qu’elle existe dans la réalité.
    Hilarion, par le fait même qu’il soit parvenu à comprendre que la politique mise en œuvre dans son pays n’est toujours que fric et combines, va aussi lentement admettre qu’il a non seulement un droit, mais aussi un devoir d’agir, à sa mesure :
    (Hilarion réfléchit à la situation de Roumel, maltraité dans la prison)
    « Il faisait de la politique non pour gagner de l’argent, mais pour se faire mettre en prison ! Il y a en vérité plus de mystère dans le cœur de l’homme que dans tous les secrets du vaudou... » [...] « Mais la confiance est un roc. Un simple petit pépin de confiance se multiplie avec une rapidité incroyable.[...]Lâche ou résigné, confiant ou optimiste, un nègre n’a rien à perdre quand il est misérable. La vie tente toujours de planter ses crocs dans le bonheur des hommes. » (p.52)

L’ouvrier, c’est aussi évidemment l’homme de la Ville, même s’il est d’un type particulier. Ainsi, apparaît Ferdinand, initié politique :
« Quand Hilarion arriva chez Jean-Michel, il y avait là un jeune mulâtre très clair en bleu de travail, maigre, avec des yeux immenses lui dévorant la tête. Il était mécanicien à l’huilerie Brandt. » (pp. 94,95)
Ce Ferdinand, mulâtre très clair parle avec Hilarion, le Nègre très foncé, lui demande même son avis...
Se trouve mêlé à cette société, comme pour mieux le mettre en valeur, un étudiant en médecine, noir, lui, appelé « docteur Jean-Michel », personnage-phare du roman, car détenteur de savoir et dispensateur bénévole de culture :
« Mais toi, Hilarion, toi, tu es un véritable enfant du peuple, un véritable Toma d’Haïti, comment peux-tu parler de partir ?... Pourquoi aller manger de la vache enragée dans un autre pays ? Quitter son pays, c’est pour les riches qui ont du bien, pourvu qu’ils aient un grand hôtel avec bar américain. Mais les autres, nous autres, nous sommes attachés à ce terroir comme nos merveilleuses plantes qui dépérissent et meurent en d’autres climats. Ce qu’il faut faire, c’est balayer notre maison, l’arranger, mettre de la propreté partout... » (p.97)
Ainsi, les petits, les pauvres sont-ils toujours d’un pays, d’une région, d’un village et ils y tiennent. Les riches, eux, ne sont de nulle part : de la Richesse seulement.
Encore un ouvrier : Octavio Maximilien, qui permet pour la première fois l’association de l’appellation confraternelle (et politiquement lourdement connotée) « camarade » liée à son métier : linotypiste (p.243) car il est question d’éditer un tract politique.
Dans la partie qui se déroule en République Dominicaine apparaît Paco Torres le révolutionnaire, l’homme debout. (Ce Paco décline son alter ego en la personne de Jesus Menendez dans L’espace d’un cillement).
Paco représente l’homme total car ouvrier ET paysan (coupeur de cannes).
Autre personnage symbolique : l’artiste, en l’occurrence une égérie socialiste « made in France » qui se nomme Domenica. Elle est un archétype, au même titre que Ferdinand.

Et qu’en est-il du paysan (« l’habitant »), du terrien qui vit avec le soleil et son monde ?
Alexis est, nous l’avons dit, viscéralement lié à sa terre qu’il envisage toujours comme un être vivant, un être à part entière faisant intégralement partie de sa propre cosmogonie. Aussi tout ce qui lui arrive le touche personnellement. L’écologie n’est pas encore de mise (ce roman date de 1955) et pourtant, on peut lire p. 110 :
« Ça se voyait qu’on avait déboisé les pentes et brûlé les arbres pour faire du charbon. La place des brûlots est encore visible, çà et là, telles des croûtes noirâtres. La vie devient si difficile ! La terre avait été emportée par la colère des orages tropicaux, et puis, le vent aidant, tout s’était érodé. On peut même voir les os de la terre , la pierre grise au soleil. »

Le prétexte de l’escapade à Léogane, à la campagne par rapport à la ville, prend d’ailleurs toute son importance dans la structure du récit, en permettant à l’auteur de colorer la campagne haïtienne d’une proximité africaine (le rêve s’enchevêtre en effet souvent de lambeaux de Guinée), d’apposer les hymnes aux Loas et de montrer l’œcuménicité vodoue contrebalancée par l’omnipotence de la religion catholique (montrée vénale : lire l’épisode du père Le Guillec, p. 111).
Le vrai, le grand paysan amoureux de sa terre, c’est Josaphat, l’alter ego campagnard du citadin Hilarion :
« Vraiment, Josaphat était un véritable nègre de la terre. » (p.132)
Puis, p.143 : « [...]Josaphat Alcius, l’homme qui était amoureux de sa terre. »
Mais les damnés de la terre n’ont pas de vie réelle : ils se trouvent seulement en état de non-mort. C’est la pauvreté, pire : la misère, qui unit alors ces atomes de peuple, qu’ils soient des champs ou de la ville.

« Ils vivaient aux confins de l’instinct et de l’intelligence, échantillons d’une société qui abêtit, d’une vie semi-animale, toute tournée vers ce qui était leur souci de chaque instant : manger. » (p.150).
Les paysans se ressemblent, ce ne sont pas des nationaux, ils sont de la terre, tout simplement. Après l’horreur du carnage manigancé contre les Haïtiens par le chacal Trujillo, Cocozumba, paysan dominicain, aide Hilarion et sa petite famille à repartir vers Haïti, même si c’est extrêmement risqué pour lui. Cocozumba acquiert par là une dimension solaire, niant tout amalgame entre dominicain et trujilliste. Hilarion a cherché à comprendre, durant son exil, la raison de la pérenne pauvreté du peuple haïtien, qu’il soit issu de la terre ou de la ville, il a cherché à comprendre cette sorte de sursis existentiel. Et il s’est mis à lire : c’est le grand acquis de l’école du soir. Il connaît maintenant l’histoire de son pays, la réforme agraire entreprise par Dessalines et même le communisme agraire (Jean-Jacques Acaau, p.153) : le message de Roumel (ici plus que jamais Jacques Roumain) est clair : il faut réaliser le grand rêve, l’unité populaire à partir du substrat paysan et envisager l’application de l’internationalisme prolétarien.

Ceux du côté obscur
Les politiciens, quant à eux, les riches, les possédants, ceux de l’autre monde, font partie intégrante du paysage haïtien, ils font donc partie du roman. Mais chez eux il n’y a absolument pas trace de rêve.
« Maître Jérôme Paturault était un de ces politiquards professionnels qui servent tous les gouvernements. Il avait réussi en publiant des sonnets boiteux et symbolistes et des proses à la Valéry, sans verbe ni complément. » (p.183)
« Bientôt Jérôme fut nommé consul à New-York ; là, il pouvait se constituer un magot, combiner, intriguer et, chose importante pour un politicien comme lui, se faire connaître du Département d’Etat, dispensateur réel de tous les postes en vue[...]. » (p.184)
Et leur morale est précisément définie par le président Sténio Vincent :
« - En politique, il faut savoir embrasser, même le cul d’un cochon ! » (p.185)

Lorsque la crise s’installe, le cynisme règne en maître. Nous sommes ici en plein réalisme politique : au cœur de l’Histoire. Installé par l’armée en 1930, Sténio Vincent représente la transition entre l’occupant US et l’indépendance retrouvée. En avril 1941, à la fin de son second mandat, il fait désigner son ami Elie Lescot (au mieux avec les USA). Ce dernier sera « démissionné » après des grèves et des mouvements étudiants en 1946. Politique est donc synonyme de corruption, et le pouvoir a été confisqué à des fins uniquement individuelles.

Les riches, eux, forment une caste à part.
Il y a, d’abord, les parasites de la crédulité du peuple et, en premier lieu, les religieux de tout poil (dans la famille des petits riches)
« Les papalois, eux aussi étaient accourus, mystérieux, gesticulants, prophétiques, menaçant les hommes de la terre de mille nouveaux malheurs s’ils ne calmaient pas la colère des dieux vaudous et leur appétit de bonnes victuailles. » (p.175)

« Les pasteurs protestants avaient été plus adroits et plus clairvoyants.[...]ils devaient être cauteleux, cacher leur lucre. Ils étaient arrivés un peu tard sur le marché commercial de la religion et dans l’exploitation éhontée de la faiblesse et de l’ignorance humaines. » (pp. 175-176)

Et puis, les vrais riches (ceux qui dansent sur des musiques « Lambeth Walks » et se gavent jusqu’à vomir tandis que d’autres crèvent de faim à la porte de leurs demeures bien gardées), la bourgeoisie locale mouillée dans toutes les combines politicardes.
L’intérêt, une fois de plus, vient de ce que Jacques-Stephen Alexis rejette toute tentation de manichéisme réducteur qui impliquerait une vision caricaturale et met en scène, au contraire, des personnages issus des classes aisées qui font jouer leur conscience. Le premier de ceux-ci est Roumel lui-même, bien à l’image de son modèle. Domenica, l’artiste-peintre dominicaine est elle-même une véritable bourgeoise et pourtant un maillon de la révolution. À un degré moindre, Conception, la propriétaire de la maison que loue Josaphat (qui abrite aussi Hilarion et Claire-Heureuse) se trouve dans le même cas : aisance financière n’implique pas volonté d’écrasement. Du moins pas obligatoirement. Un riche peut être, en toute conscience, utile à la lutte.

« Psychomotor nightmare »
Mais surtout, le vrai cauchemar, ceux par qui le mal arrive, ce sont les américains. Non le peuple des USA, mais le bras armé de son gouvernement : les marines . Et là, Alexis ne pardonne pas. D’Haïti à Saint-Domingue, il dresse d’eux de terribles portraits. L’omniprésence US dans les gouvernements s’actualise par les services de police, de renseignements, les sociétés d’état et civiles, le commerce...
Glissant le crie encore dans Le Discours Antillais (1981) : « La mer des Antilles n’est pas le lac des États-Unis : c’est l’estuaire des Amériques. » La seule chance de lumière repose donc sur les intellectuels, sur leur courage et sur leur travail sur place. Les intellectuels appartiennent à toutes les strates de la société, ils parlent, ils expliquent, ils veulent convaincre. Certes, Alexis pratique beaucoup dans Compère Général Soleil (mais aussi dans L’Espace d’un Cillement) ce que Régis Antoine décrit comme « le recours au démon explicatif », mais le romancier a besoin de plages à l’intérieur de la structure romanesque pour justifier un appel hypothétique à son lectorat haïtien. De plus, pour le lecteur français, ces espaces discursifs présentent aussi l’intérêt de resituer historiquement l’action et lui conférer la vertu paradoxale d‘un reportage sur le vif, enquête qui confirme le réalisme politique.

Femmes, de l’ombre au soleil
La femme, chez Jacques-Stephen Alexis, ne se tient pas sur le devant de la scène. Elle a des rêves simples mais la rencontre d’un homme au destin chargé la place d’un coup dans un ailleurs qu’elle a peut-être obscurément cherché mais dont elle ignore tout. Dans Compère Général Soleil, Claire-Heureuse est alors aspirée dans un tourbillon qu’elle n’aurait jamais imaginé et se trouve jetée dans le flot de l’histoire qui la bouscule et la contraint à puiser dans des ressources dont elle ignorait jusqu’alors la force. De même, dans L’Espace d’un Cillement, la petite prostituée cubaine du « Sensation Bar », la Niña Estrellita devra rencontrer El Caucho, l’homme de sa vie, pour redevenir l’Eglantina Covarrubias y Perez de son enfance trop lointaine et prendre enfin en main les rênes de son existence. Cette ascèse douloureuse se fait aussi à travers l’abandon de la religion chrétienne, l’abandon symbolique du culte de la Vierge en particulier.

La femme-première est la mère, elle est célébrée dans CGS : non plus la mère-Afrique, mais une mère génitrice sous les traits de la mère d’Hilarion :
« Mais ses yeux parlaient, exprimaient autre chose. Ils disaient que sa souveraineté maternelle avait pris fin ; l’homme est toujours en puissance de femme, celle de l’épouse est la fin de celle de la mère. Oui, ses yeux disaient qu’elle avait perdu son garçon, qu’elle entrait cette fois-ci définitivement dans le cycle de ceux qui ne pouvaient plus vivre que pour les autres. » (p.94)

De la femme au féminisme, la tentation se fait jour :
« Aujourd’hui, les femmes n’ont plus l’occasion de devenir des héroïnes. La vie est pâle, terne ; une seule chose importe : lutter pour ne pas mourir. » (p.214)

Conception, personnage de femme dominicaine, ancienne danseuse classique et se pensant, vivant en artiste, va ainsi offrir à Claire-Heureuse une nouvelle facette de la « conception » féministe, une sorte de revendication qui n’a pas encore de nom. Conception sait que l’art ne peut être que populaire, elle ne l’a pas appris dans un livre. C’est le fruit d’une réflexion vécue à travers sa danse. Est-ce bien du féminisme ? Préférons, à son endroit, l’expression de féminité militante. C’est Domenica (dominicaine également) qui, artiste-peintre entourée de livres, représente la femme engagée dans le combat politique :
« Domenica, malgré son écorce de luxe, était du même bois que Pierre Roumel, Jean-Michel, Santa-Cruz et tous les autres. Ses yeux ne pouvaient pas mentir... »(p.296)

Hilarion aura été le révélateur de la vraie personnalité de Claire-Heureuse (comme, dans L’Espace d’un Cillement, El Caucho est celui d’Eglantina qui se cachait sous les oripeaux de la Niña). C’est la femme qui dure puisqu’elle survit au drame.
En cela la femme est-elle « l’avenir de l’homme » ? En effet, si l’enfant de Claire-Heureuse est mort, il n’en est rien de sa maternité. Il faut remarquer que ces deux personnages féminins possèdent la force d’affronter les coups de la vie. La Niña se conduit comme toutes les autres prostituées, elle rêve bien sûr de s’en sortir, de quitter ce travail. Elle « entend » vraiment ses copines du bar l’admirer, car elles savent bien qu’elles n’auront pas ce « courage »… mais sans doute n’ont-elles pas non plus cet élan vers l’ailleurs. La Niña a été amoureuse, certes il y a longtemps, mais ce souvenir enfoui palpite encore et toujours inconsciemment au fond de son cœur, comme une braise presque éteinte qui refuse de mourir.

Homme libre tu chériras le soleil

Le grand rêve d’Alexis se concentre dans la force solaire , force de la lumière dans toute son évidence, force du Nègre sur sa terre.
Compère Général Soleil, le soleil : c’est bien sa quête qui est l’objet de ce roman, c’est le seul vrai dieu, le seul véritable ami, c’est le totem d’Hilarion. Dès que le soleil est happé par les nuages, que s’avance « l’énorme bête de la pluie aux pattes de verre de verre [qui] marche sur Carrefour, là-bas », la vie d’Hilarion est désorientée car Compère-Général-Soleil constitue son amer. Son seul amer. Il est quelqu’un de sa famille, par mimétisme mythologique. En effet le soleil c’est aussi (et sans doute d’abord) l’emblème de l’Afrique.
Lorsqu’Hilarion le retrouve, le découvre enfin dans tous les replis de ses manifestations, s’en éblouit totalement, il peut mourir heureux.

Qui dit soleil, dit amitiés solaires. Ainsi Jacques Roumel se voit-il hissé à la dignité de soleil pour Hilarion, mais quel peut être le langage commun entre un nègre perdu de la ville et un mulâtre cultivé ? Hilarion accède à Roumel grâce à sa qualité d’initié au vodou, il est canzo
« Il tenait un morceau de charbon rouge dans sa main à demi fermée, qu’il agitait de temps en temps. En bon nègre d’Haïti, il était canzo, il n’avait pas peur du feu. » Roumel peut ainsi avoir du feu pour allumer une cigarette.
L’autre soleil sera le Docteur Jean-Michel, l’étudiant noir au cœur débordant, le bénévole de l’école du soir, le guide et le porteur de lumière, celui qui tuera le « mal-caduc » d’Hilarion. Et ce dernier fera confiance aussi bien à la science qu’à la conscience de cet ami offert par la vie.

Alexis, rêve et « merveilleux »

Chez Alexis, ce monde onirique se réduit souvent à un espace poétique auquel il confronte l’univers réaliste de sa vision politique. Ses héros, fortifiés par leurs rêves, survivent dans le « vrai » monde en tentant de donner corps à leur nouvelle concep¬tion de ce monde, même si celle-ci n’est encore... qu’un rêve, mais d’une toute autre essence. D’ailleurs, la démonstration, commencée dans CGS, ira s’affinant : dans les AM, l’onirisme, sous cet aspect psychologique, s’est réfugié, concentré, en un seul personna¬ge, Gonaïbo.

« La nuit s’était achevée pour Gonaïbo comme à l’ordi¬naire, pleine de rêves, fournie de fruits étranges et savoureux [...] Vieux rêves des anciens paradis de la presqu’île ! [...]
Rêves ! Il aimait tout cela dans le rêve. Gonaïbo allait toujours au sommeil comme on va à la source, comme on va à la libération de soi-même. La nuit n’était réparatrice que grâce à ses fastes, à ses jardins aériens, à ses abysses. D’ailleurs, le jour n’était pour lui qu’un autre grand rêve... » (AM, p.81)

Cet elfe indien se promène dans un véritable tableau « naïf haïtien » :
« L’adolescent posa un genou sur le rebord du boumba , évitant un lotus bleu et les nénuphars verdoyants qui couvraient les eaux. [...] Une solide perche à la main, nu comme un ver, debout, Gonaïbo poussait la pirogue vers le mitan du lac. Les poules d’eau dérangées émirent leur petit cri, grêle et froid, donnant l’alarme à tous les canards multicolores, aux sarcel¬les, aux aigrettes, aux ibis blancs et aux échasses ivoirines... » (id, p.151)

D’ailleurs, la forêt qui l’abrite est un espace de rêve à elle seule :
« Les filaos étaient là, hautes cascades de filaments vert bleuté sous la lumière du jour. Les arbres fredonnaient à chaque souffle de l’air leur complainte languide, mélodieuse, rêveuse et diaprée. » (id, p.336)

Certes, le lecteur amateur de légendes arthuriennes sera tenté de voir là un écho de Bréké¬lien, la belle Brocéliande, sa forêt initiatique, mais une fois de plus l’onirisme va s’évaporer lorsque l’enfant sauvage, cette étincelle ranimée d’un lointain passé taïno, l’adolescent Gonaïbo va rencontrer Harmonise qui va l’introduire au « vrai » monde des hommes. Bois-d’Orme, grand prêtre vodou lui-même condamné par l’histoire, va inconsciemment couper les ailes de cet ange apparu, et la forêt magique se verra forcée par les hommes avides de grumes, qui ignorent -seul Gonaïbo le sait- que ce bois est la chair d’une forêt orchestrée, et qui ne sauront jamais -sauf si Gonaïbo, un jour, parle- qu’il faut que le bois... dorme, d’un sommeil paisible, comme un cœur palpitant d’une attente dans un temps qui se voudrait éternel. L’espace onirique, chez Alexis, s’efface à chaque fois que l’histoire peut ancrer le roman dans le réel, ainsi les AM sont-ils l’occasion de dénoncer les ravages de la campagne antisuperstitieuse qui a débuté en octobre 1941 (avec la destruction systématique des lieux de culte vodou et l’abattage de tous les arbres considérés comme sacrés) à l’instigation du clergé catholi¬que. Ce roman dénonce aussi fortement l’infiltration états-unienne dans la politique du pays. On est loin du rêve ! Gonaïbo lui-même sera victime du réalisme et des « pieds-sur-terre ». Alexis le « condam¬ne » dès la page 215 :
« Si Gonaïbo voulait conserver son éternel rêve, il lui fallait sacrifier sa vie bucolique, ses grands espaces et le cri d’ivresse qu’il poussait chaque matin dans la lande. »

La touche « vodoue »
Alexis lui-même se montre quelque peu prisonnier du paradoxe né de son engagement marxiste et de sa fascination culturelle pour le vodou :
« La misère était le terreau de toutes les aberrations religieuses, c’était vrai, mais on n’arrachait pas ainsi une foi amalgamée au cœur des hommes par leurs conditions primitives de vie et de travail. Les rêves ont la vie dure ! » (p.215)

D’ailleurs, il ne mêle pas vodou (qui fait partie intégrante de l’île et de son histoire) et onirisme (qui n’est qu’un espace poétique, une partition imaginaire). Son person¬nage de Bois-d’Orme, sous ses allures de magicien, est bel et bien confiné au « merveilleux » :
« Bois-d’Orme s’avançait, une cruche d’eau à la main, [...] ses vêtements immaculés étincelaient dans la lumière candide du matin. » (id, p.322)
Le vieux prêtre vodou s’attarde près d’un « arbrisseau-pleureur » (qui nous semble bien un négatif de l’arbre-musicien) tandis qu’un « énorme crabe » vient à sa rencontre, le salue et se met à le suivre. Bois-d’Orme respire « une eau opalescente aussi légère que l’air de la forêt » et déambule parmi des « fleurs animales ». Il est soudain attaqué par « un monstre hideux, moitié mille-pattes, moitié poisson » porteur d’une « immense chevelure ». Le songe vire alors au cauchemar : « la mer n’était plus qu’une forêt de cheveux rouges, poisseuse de sang. » mais il est heureusement sauvé par l’apparition d’un allié de taille, le « grand Poisson Divin », Agouet Arroyo en personne…
Bois-d’Orme rêve donc, mais c’est en houngan, sous la conduite d’un puissant loa qui va l’aider à combattre le Mal. Gonaïbo, en revanche, a le rêve « gratuit », pour le plaisir, mais aussi pour son équili¬bre ; il possède encore ce lambeau, héritage d’une enfance coupée court par la perte de ses parents, accroché à son imaginaire en liberté totale. Mais l’enfance n’a qu’un temps, comme le rêve ; resteront les souve¬nirs : d’ailleurs le lieu de ce roman ne s’appelle-t-il pas « La Remembrance » ?
Le petit prince sera contraint à la rencontre avec ceux que Ducasse appelait « les hommes à l’aspect brutal » et la confronta¬tion sera rude. La fin du roman mêle onirisme et merveilleux lors de l’ultime rencontre entre le vieux houngan dépositaire des secrets de l’initiation vodoue et le jeune sauvage qu’il a choisi en guise d’héritier spirituel, réunissant en un seul être, par son geste, la poésie, la tradition et la magie. Mais Alexis ne pouvait se contenter d’une fin purement poétique. Il fait intervenir les hommes dans cette forêt magique, alors que Gonaïbo a donné à Harmonise le talisman de Bois-d’Orme : « Moi je n’ai besoin que de ma propre force... »(p.391), et les « travail¬leurs s’atta¬quent aux arbres, la chair des conifères vole en éclats, la sève rouge coule et les arbres musiciens vibrent longuement, ils continuent leur chant, tant qu’ils sont de¬bout... » (id.).

Le rêve vers le réel

Dès l’énonciation du mot « travailleurs » (chargé d’une forte connotation) tout onirisme est caduc, et le message final est assez clair :
« Toute la forêt chante. Les arbres musiciens s’écrou¬lent de temps en temps mais la voix de la forêt est toujours aussi puissante. La vie commence. »

Dont acte. Le rêve n’est pas la vie.

Dans son dernier roman, assurément le plus achevé de son œuvre, l’EdC, on cherche longtemps à fleur de texte, une trace littéraire, même en dose homéo¬pa¬thi¬que, de cet onirisme initial. À peine quelques lignes :
« El Caucho ne répond pas, car soudain une étrange sarabande gambille dans sa tête. Des formes et des images qui volent, se croisant, se décroisant, s’entrecroisant et descendant sur l’écran de sa mémoire. L’ellipse véritable, véridique, du visage de la Niña Estrellita s’impose à lui et, immobile, se projette à la surface de l’étang aux souvenirs. [...] deux vraies roses, la rose fraîche de deux yeux à peine fleuris, s’enchâssent dans leurs encoches... la durée d’un cillement, la noyée est remontée à la surface. » (p.81)
Et encore n’est-ce là qu’un mince rêve éveillé ! D’autre part, à la fin du roman, Alexis offre une image floue, récurrente, se précisant lentement, par petites touches successives, celle du champ de soucis dans lequel, alors qu’elle n’était qu’Eglantina, la Niña a connu l’amour avec Rafaël. Le rêve est parfois suggéré, mais jamais décrit.

Dans les romans d’Alexis, la veine onirique tarit lentement au profit d’un réalisme, même teinté de merveilleux. Cet espace sera plutôt celui de son recueil de contes et de nouvelles, Romancero aux Etoiles, bercé par le souffle du Vieux Vent Caraïbe que l’on trouve dès le prologue :
« Il dansa la danse des joies anciennes. Les spirales de ses bras, les serpentins de sa barbe, les sifflets de sa voix dessinèrent pour moi les sambas d’Anacaona la Grande. Il recréa le mirage de la Fleur d’Or... »
Et qu’on retrouve chez Frankétienne :
« Je le reconnais, pour l’avoir croisé plusieurs fois, ce vieux vent polyglotte qui lit tous mes songes et divul¬gue mes secrets. » (Ultravocal, p.351)

Le terreau de la terreur

Si Alexis, médecin réputé et d’origine sociale plutôt aisée, s’est mis à l’écriture, ce n’est aucunement pour s’attirer des regards admiratifs. Alexis avait pris la plume parce qu’il avait quelque chose à dire. Il voulait changer les choses, faire bouger le monde politique de son pays et il faut un courage à toute épreuve pour se lancer dans cette aventure où, individuellement, il n’a rien à gagner mais tout à perdre. Y compris la vie, mais de cela il est pleinement conscient. Il ne cache d’ailleurs jamais ses intentions et, de Pétionville, en ce 2 juin 1960, alors que la police, prétendument, le recherche, il ira même jusqu’à écrire une très longue lettre « à son Excellence Monsieur le Docteur François Duvalier, Président de la République, Palais National ». Il se dresse, tout seul, face au dictateur, et l’interpelle d’ailleurs très poliment : il demande des justifications. Il n’aura pas de réponse. Du moins, sur le moment…
L’atmosphère, à cette époque en particulier est extrêmement lourde en Haïti. Il est vrai que l’horrible nécessite toujours une explication et celle-ci, telle une bulle prisonnière du cloaque, ne parvient pas toujours jusqu’à la lumière. Sous le poids de la dictature, il ne reste bien souvent que le poète pour jeter les bouteilles à la mer et confier au hasard le soin de colporter le cri de la victime. Lorsque la mort violente se fait quotidienne, rôdant en plein soleil comme au cœur de la nuit, c’est qu’elle est devenue l’unique système de règlement pour les problèmes de rapports entre État et citoyen, entre Pouvoir total et individu soumis.
La dictature ne peut perdurer par la seule mise en scène de sa puissance policière (militaires partout visibles et miliciens partout menaçants), par la seule orchestration de son éclatante violence répressive. Duvalier l’a compris immédiatement et c’est bien pourquoi, en ethnologue averti, il s’est particulièrement penché sur les spécificités psychologiques de la société haïtienne : le pilier central de son équilibre étant la conscience collective de participer à un monde géré par des dieux et des esprits intimement liés aux individus et aux familles ; Duvalier a minutieusement intégré la religion vodoue à son discours et à ses actes. La « macoutisation » de la population en a ainsi été largement facilitée. Les pouvoirs totalitaires ont toujours su jouer habilement du voile mythique.
Le culte de la personnalité y entre évidemment pour une part : le docteur Duvalier, dès 1957, devient donc « Papa Doc », appellation délicatement familière unissant le peuple, du coup infantilisé, sous les protections familiale et sociale. Le Père s’occupant de tout, les préoccupations s’envolent. Pire, n’ont pas lieu d’être. Parallèlement, le Père doit, pour être crédible, affirmer sans cesse l’absolutisme de son pouvoir sur la Famille : le Chef doit dominer le Peuple. Ce Chef doit même, en tant qu’incarnation du pouvoir, devenir en personne l’objet d’un culte. Duvalier aura l’idée de faire écrire un plagiat du catholique « Notre Père » (créé en 1964).
Le pouvoir, magistralement sublimé par cet aspect cultuel, peut alors logiquement, sous couvert de « protection », exercer son droit-devoir de regard sur l’ensemble de ce qui tisse la vie sociale, qu’elle soit privée ou publique . Mais cela n’empêche nullement le Père du peuple de montrer qu’il peut tout, il dispense ses bienfaits (on pense à Duvalier jetant à la foule des pièces de monnaie à la fin d’un de ses discours).
« ...l’ordre des choses demeure immuable, irréversible. Rien, jamais rien ne changera pour vous. Toujours vous resterez les mains vides. Vous ne recevrez que de moi, et seulement quand il me plaira de vous tendre la main. » (Frankétienne, Les Affres d’un Défi, p.5)
Cette mystification doit être entretenue avec le plus grand soin : le pouvoir totalitaire est, par essence, convaincu du caractère illimité de son champ de puissance : il ne peut que nier ce sur quoi il n’a pas de prise. Il dénonce, en de virulents discours, l’armée des chimères qui veulent sa perte, donc la perte du peuple dont il est l’émanation, telles que « l’ennemi de l’exté¬rieur », « la menace des étrangers apatrides » etc., légiti¬mant de fait ses actes de brutalité répressive. Car le Chef, c’est la paix, et l’on voit là que le fils, « Baby Doc », conti¬nuait dans la lignée du père :
« La paix duvaliériste, c’est les champs verdoyants, c’est les marchés prospères, c’est les usines en marche. C’est les miliciens, l’arme au bras, le « Léopard » rationalisant et paré, c’est les frontières sûres, c’est les côtes protégées. » (Le Nouveau Monde, [quotidien haïtien], 11 février 1972).

Le paradis à l’abri des miradors. Mais cette notion-même de « paradis » ne serait guère à l’abri de critiques par le jeu des comparaisons avec d’autres systèmes connus et dévoilés : le pouvoir rend donc extrêmement difficiles les communications, barrages sur les routes avec vérifications de nombreux papiers nécessaires à la circulation, questions précises sur les destinations et les buts des déplacements, noms et adresses des personnes visitées, etc. Sans oublier la censure sur l’écrit et l’oral, les journaux et la radio… Il renforce ainsi une autre notion inhérente à sa pesanteur : l’immuabilité.
Le second pivot, après cette appropriation du Temps, sur lequel joue le pouvoir totalitaire, c’est la conviction, qu’il imprime à son peuple, de vivre dans un « monde juste » : l’État défend le petit, l’humble, le fragile. Justice égale pour tous.

« Cette idée de « justice pour tous » présuppose, dans sa logique, la division en deux catégories : les « sages tout-puissants », à la fois produits et artisans de la justice, et les autres citoyens ordinaires, auxquels est réservé le droit de croire dans l’Idée. » (idem, op. cit. p.173)

À l’évidence, l’ordre et le calme règnent à l’intérieur du pays totalitaire, alors que l’extérieur est, de notoriété publique, voué au chaos. En effet, brutalités quotidiennes, assassinats politiques, tortures banalisées, emprisonnements sans jugements, détournements de fonds public ou d’aide humanitaire, vols, viols, terreur organisée, écrasement sauvage de toute manifestation de mécontentement, police omnipotente, voilà l’univers de l’homme enfermé dans une dictature, mais pour le bien évident du citoyen qui n’a rien a se reprocher. Toutes voies de liberté évaporées, les choix sont minces pour la survie : plier et se commettre, baisser les bras et attendre, ou entrer en clandestinité pour lutter. La carapace hermétique du pouvoir dictato¬rial ne peut être attaquée que de l’extérieur car les dirigeants militaires, gardiens jaloux, en sont toujours une émanation directe. Jacques Roumain avait tenté un infléchissement « de l’intérieur » , en militant marxiste, mais il est mort sans avoir réellement entamé sa tâche. Jacques-Stephen Alexis s’est levé contre Duvalier, non seulement en écrivant, mais aussi en agissant : il est allé en URSS, il est allé en Chine, il est revenu par Cuba et il a tenté l’aventure du soulèvement populaire en débarquant sur la plage de Bombardopolis. À peine arrivé, il s’est fait prendre. Et il est mort. En héros solitaire, certes, mais à quoi sert un héros mort sans tombe ni culte, à qui sert un écrivain mort ?
Liberté, Soleil, Femme, Lutte, Amour, disions-nous, les ingrédients du merveilleux, faits pour durer, se trouvent vite rattrapés non par le réalisme mais simplement par la réalité. Alexis est un écrivain qui a été aspiré par le tourbillon de l’Histoire, c’est un risque majeur lorsqu’on naît Haïtien et qu’on rêve de liberté. Car les Haïtiens ont pu croire, à partir de 1944 que leur effervescence littéraire provoquerait une effervescence politique. Certains l’ont cru. Il y avait un parfum d’idéal dans cette atmosphère d’après-guerre, un libre cours du rêve, un idéal de justice, de liberté sans doute, et les écrivains haïtiens ont pu nourrir l’illusion que leur pays allait lui aussi faire partie de ce monde neuf qu’ils avaient déjà dans l’esprit. Mais la pesanteur de l’Histoire allait une fois de plus asphyxier ces attentes.
Déjà, en 1904, Ferdinand Hibbert, dans Séna avait écrit :
« Sur le sol d’Haïti se sont rencontrés deux corps : gouvernement haïtien et étrangers, dont les mouvements par trop compatibles ont abouti à ce résultat de la moindre action, consistant dans la jouissance entière absolue du travail de tout un peuple par ces deux corps outrageusement parasites. Et voilà justement ce qui fait qu’Haïti est si en retard » (p.127)

En fait, le rêve de Jacques-Stephen Alexis était une Caraïbe unie, il l’a d’ailleurs célébrée sous les traits du « Vieux Vent Caraïbe » qui est le personnage-pilier de son recueil Romancero aux Étoiles.
La place d’Alexis est certes prépondérante dans la littérature haïtienne, et plus largement dans l’aire des littératures des Antilles, et il existe de bonnes raisons pour cela, car si l’on peut ressentir comme des mouvements de « retour » la négro-renaissance, le négrisme cubain, la négritude martiniquaise ou l’indigénisme haïtien, ressourcement, quête de culture originelle, le grand mérite de Jacques-Stephen Alexis a été d’avoir sciemment impliqué son œuvre dans un mouvement d’expansion, de façon positive. Laissons-le d’ailleurs conclure lui-même par cet extrait de Où va le roman ? (Présence Africaine n° 13 [av.mai 1957] p.95) :

« Il m’a semblé que le genre romanesque était le plus puissant domaine littéraire de notre temps, qu’il me permettait d’appréhender l’Homme et la Vie dans leur réalité mouvante, de les expliquer et de contribuer à leur transformation.[...]Pour moi, être romancier, c’est plus que faire de l’art, c’est donner un sens à la vie. »

Ces diverses thématiques savamment entrelacées (le Réel-Merveilleux figurant la trame et l’onirisme en constituant la chaîne multicolore) permettent à Jacques-Stephen Alexis, tout en maintenant une réelle tension dans son écriture romanesque, de laisser émerger une leçon politique à l’adresse directe de ses concitoyens mais à valeur universelle. La vie est lutte. La lutte est partout : il faut donc se battre, à partir du grand rêve de la vie en société, chacun dans son domaine, chacun sur son territoire. Mais pour tous.

PHILIPPE BERNARD