Les moines invisibles

Nouvelle de Clara PERRIN, incipit 2, en 2nde au lycée Blaise Pascal, Charbonnières (69)

Lou Ho se penche vers son maître.

—Fais aussi vite que possible ! ordonne ce dernier en reposant le pinceau. D’ici deux heures, tout le pays sera noyé dans le brouillard. Je compte sur toi ! “

Il roule la lettre achevée dans un étui de cuir qu’il tend au jeune serviteur.
Lou ho serre l’étui dans sa ceinture et salue son maître une dernière fois. Il enjambe le balcon de bois, s’aggripe d’une main ferme à la corde lestée d’un panier suspendu et se laisse glisser dans le vide. Un, deux, trois mouvements de balancier, il se jette sur une saillie de la falaise où il se rétablit d’un vigoureux coup de rein. Le voilà qui dévale à toute allure un sentier de chèvre longeant le précipice. Il ne lui a fallu qu’une poignée de secondes pour disparaître à la vue de son maître et s’éclipser dans la brume.

Le vieux maître soupire.

Des bruits de voix altérées par l’ascension trop rapide d’un escalier lui parviennent du fond de la pièce. Il range son écritoire, lisse les plis de son manteau de soie. Le bol de thé, sur la table, est encore fumant. Il l’enveloppe de la coupe de ses mains pour le porter à ses lèvres.

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.

Voilà, se dit-il, c’est maintenant...

C’est maintenant que tout va finir, ou plutôt commencer...
Et, lorsque les soldats de l’empereur défoncent la porte pour se ruer sur lui, il est prêt à partir pour son dernier voyage.
Là bas, loin déjà, Lou Ho comprend soudain que désormais il sera seul. Son maître, sa seule famille, l’homme qui lui avait tant appris, tant offert, n’est plus. Il le sait ; ce sixième sens qui ne lui a jamais fait défaut vient pour son malheur de le lui certifier. Son maître est mort. Et lui, qu’a t-il fait ? Rien. Il n’a pas tenté de le défendre, de repousser l’inéluctable... Il n’était même pas présent ! Des larmes amères lui brûlent les joues. Son maître ne lui avait pourtant pas caché la menace de l’empereur, il aurait du comprendre... Cette mission soi-disant d’une importance capitale, était-ce juste un prétexte pour l’éloigner ? Pour le sauver, lui, Lou Ho, alors qu’il aurait tant voulu pouvoir à son tour aider ce maître à qui il devait tout ? Mais si il savait, pourquoi ne s’était-il pas enfui ? Pourquoi...

—POURQUOI ? hurle Lou Ho à la face du ciel. Au milieu des falaises couvertes de brume, l’écho semble répéter sa question des milliers de fois. Mais il ne lui apporte aucune réponse.

Alors Lou Ho fond en larmes et se roule en boule au bord du chemin. Il reste ainsi longtemps. Jusqu’à perdre toute notion du temps, du monde extérieur, de lui-même. Noyé dans son chagrin, il n’aurait su dire comment il se releva et continua son chemin. Par la suite, tout ce dont il put se rappeler de ces quelques heures fut l’épais brouillard qui le dissimulait aux yeux du monde et aux siens propres.

Il aurait pu errer ainsi des jours s’il n’avait pas rencontré la petite fille.
Coupé du monde et de lui même comme il l’est, il ne la remarque pas tout de suite. Mais il finit confusément par sentir une présence à ses côtés. Douce. Apaisante.
Ils marchent ensemble longtemps sans prononcer une parole. Mais, alors que la brume commence à s’assombrir, la petite fille s’arrête soudain et demande :

—Tu as à manger ? J’ai faim.

Lou Ho a alors l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Pour la première fois, il regarde vraiment l’enfant qui l’a accompagné.
Elle a la grâce émouvante de ceux qui semblent appartenir au ciel plus qu’à la terre. Sa silhouette, petite et menue, semble comme auréolée d’une lumière que rien n’a encore assombri. Mais son sourire, ses yeux noirs et ses cheveux de jais atténuent cette aura de mystère qui émane d’elle, comme pour certifier que si, c’est bien une enfant.
Alors, sortant de sa transe, Lou Ho fouille dans son sac et tend à la fillette un morceau de pain.

—C’est tout ce qu’il me reste, lance-t-il.

Soudain il réalise pleinement le sens de la phrase qu’il vient de prononcer. Oui, c’est tout ce qu’il lui reste. Désormais il n’a plus de maître, plus de foyer, rien. Rien que son sac à dos, ses jambes et la poussière sur les chemins de brume.

—On partage alors, dit l’enfant, tout sourire.

Et, sans attendre la réponse, elle rompt le pain en deux et en tend une moitié à Lou Ho qui ne bouge pas. Elle le lui donne, commence à manger et lance, tout à trac :

—Il ne voudrait pas que tu le venges, tu sais.
—Hein ?
—La personne que tu as perdue... Elle ne veut pas que tu la venges. Elle a eu une belle vie et elle t’aime trop pour vouloir que tu perdes la tienne aussi bêtement. Elle a ajouté aussi qu’elle savait que tu t’en voudrais mais que tu dois arrêter, parce que c’était sa décision.
—Je... Qui... Comment ? D’où...
—Je l’ai senti, c’est tout. Au fait, je m’appelle Chimey.
—Je... Lou Ho. Mais comment...
—Ne t’inquiète pas. Tu auras toutes les réponses. Bientôt.

Et, aussi soudainement qu’elle est arrivée, elle disparait. Lou Ho reste là longtemps à contempler le vide. A-t-il rêvé ? Tout ce qui vient d’arriver lui semble si confus... Mais, rêve ou pas, Chimey l’a tiré de l’hébétude dans laquelle la mort de son maître l’avait plongé, et il finit par prendre une décision.

Il respectera les dernières volontés de son maître. Il ne combattra pas l’empereur, ne vengera pas celui à qui il doit tout, ne mourra pas pour lui. Son maître est mort, mais grâce à lui Lou Ho est en vie. Ce serait bien mal le remercier que de prendre si peu soin de ce sacrifice, n’est-ce pas ? Non, Lou Ho livrera la lettre, la dernière lettre écrite par son maître, et puis... Que fera-t-il alors ? Un vertige le saisit. On verra après, tente-t-il de se rassurer. On verra après. Son maître lui a donné toutes les indications nécessaires pour se rendre au monastère invisible, où il doit livrer cette fameuse lettre. Il en a pour une bonne semaine de marche. Mais cela ne lui déplait pas. Il a toujours aimé aller ainsi, en solitaire, entre les falaises, sur les chemins étroits et poussiéreux emmitouflés dans leur manteau de brume...

Mais, alors qu’il marche depuis quatre jours, il lui semble soudain apercevoir Chimey marcher dans le lointain. Il se met à courir vers elle. Mais il a beau courir, cela ressemble à ces cauchemars dans lesquels plus on court, plus on s’éloigne de ce que l’on poursuit... Et Lou Ho court, et il court encore, longtemps, jusqu’à n’en plus pouvoir, et s’arrêter, à bout de souffle, pour s’apercevoir que Chimey a disparu une fois de plus. Le soir tombe et la brume s’épaissit ; Lou Ho comprend vite qu’il n’a plus aucune chance de la retrouver. Mais, plus grave, il comprend aussi qu’il s’est beaucoup écarté de sa route. Il est perdu et ne reconnait rien. Mais sa fatigue l’emporte sur sa peur ; Lou Ho se roule en boule et dort.

Il est réveillé brusquement par des bruits de voix.

—Hé ! Y a un mioche !
—Ici ? Et puis quoi encore ? Pourquoi pas l’empereur tant que t’y es ? Ça te réussit pas, le saké !

Effrayé, Lou Ho ramasse son sac et se cache derrière les rochers.

—Je te Hips ! jure ! il est là... Regarde... Euh... Il Hips ! Il était là y a deux minutes !
—C’est ça, oui. Va cuver ton saké, imbécile ! Pfff... Comme si ce n’était pas assez de devoir venir dans ces montagnes à la noix... En plus y faut que je me tape l’autre ivrogne, là... Et tout ça pour quoi ? Pour un moine ! Peuh !

Lou Ho sent son cœur rater un battement. Un moine ? Il n’y a pas beaucoup de monastères dans la région... Il n’en connait même qu’un seul, celui dans lequel il se rend ! Mais que veulent ces deux hommes ? Et qui sont-ils ?

—Qu’est-ce qu’il a bien pu faire pour que l’empereur lui envoie toute une escouade de soldats, celui-là ? J’aimerais bien le savoir, tiens ! fit l’homme, continuant son monologue.

Mais Lou Ho n’écoutait plus. Figé, il sentait se rallumer dans ses veines les feux brûlants de la haine. Des soldats de l’empereur ! Et ils en voulaient à un des moines chez qui il se rendait...

Il se vit armer sa fronde, envoyer une pierre à la tête de l’homme au dessus de lui qui mourrait sur le coup, car Lou Ho savait très bien manier sa fronde... Puis il procéderait de la même façon pour le deuxième soldat et...

—Et quoi ? Tu serais bien avancé après ça ! Toujours aussi perdu, et meurtrier en plus. Non mais vraiment ! Tu as un cerveau, il me semble ? Sers t’en un peu !

Lou Ho s’arrête net, abasourdi. Il lui a semblé entendre la voix de son maître... Serait-il en train de devenir fou ? D’abord Chimey, et maintenant...

—Bah ! Mieux vaut être fou et heureux que sain d’esprit et malheureux, je te l’ai souvent dit ! Et malheureux, tu le serais si tu avais tué ces deux hommes. La vengeance est un cercle vicieux de sang et de haine, ne te l’ai-je donc pas assez répété ?

Lou Ho soupire. Folie ou pas, la voix qui vient de lui parler est celle de la sagesse. Il n’est pas un assassin et ne le deviendra pas. En revanche, il peut sans doute sauver une vie : celle de ce mystérieux moine que les soldats recherchent. Car, si l’empereur le veut au point d’envoyer tout un bataillon se perdre dans ces montagnes isolées, ce n’est sans doute pas pour l’inviter à prendre le thé ! Mais pour cela, Lou Ho doit parvenir au monastère le premier. Or il ne sait pas où il est ! Cependant, continuant à parler tout seul, le soldat lui offre de précieuses informations : lui et son compagnon ont été envoyés en avant garde et ont plusieurs heures d’avance, ils sont à deux jours de marche du monastère, il a très envie de canard à l’orange et a une carte de la région dans son sac à dos.

Alors Lou Ho sait ce qu’il lui reste à faire : voler au soldat sa carte puis se rendre au monastère aussi vite qu’il le pourra.

Par chance, les deux soldats ont visiblement décidé de s’accorder une pause, et c’est le soldat ivre qui se voit chargé de monter la garde tandis que son compagnon dort. Lou Ho n’a donc guère de mal à s’approcher du dormeur sans se faire repérer. Mais voilà : le sac à dos lui sert d’oreiller ! Alors Lou Ho, qui ne manque pas de ressources, attrape une grosse pierre qu’il place sous la tête du dormeur, et récupère le sac à dos. Soudain, une voix le fait sursauter.

—Hé là ! Pour qui tu te prends ?

Terrifié, Lou Ho s’immobilise.

—Non mais c’est vrai quoi ! On a pas idée de dire des choses pareilles ! Le héron ! Vraiment, je ne sais pas ce qui...

Soulagé, Lou Ho ne peut s’empêcher de sourire. Même en dormant, cet homme n’arrête visiblement pas de soliloquer. Puis il prend le plan et s’enfuit à toutes jambes. Le temps que les deux hommes se rendent compte de la disparition de la carte, il sera loin.

Un jour et demi plus tard, Lou Ho arrive devant le monastère, épuisé d’avoir trop couru. Il comprend alors pourquoi on le qualifie d’invisible.

Taillé dans la roche, le monastère est presque indiscernable au milieu de la brume qui, à cette altitude, est permanente. Si il n’avait pas su l’emplacement précis du monastère, Lou Ho aurait pu passer devant sans le voir. Alors qu’il s’approche de ce qui semble être l’entrée, un moine s’avance et le salue. Lou Ho lui rend son salut et lui expose rapidement les raisons de sa venue. Calmement, le moine lui demande alors qui est le destinataire de la lettre qu’il vient livrer. Comprenant que le jeune garçon l’ignore, le moine va chercher le prieur du monastère puis invite Lou Ho à s’asseoir et lui offre du thé dans une petite pièce à l’ameublement spartiate. Le prieur déroule alors la lettre. Il commence à la lire puis, à la grande surprise de Lou Ho, il la lui tend.

—Tiens. Cette lettre est pour toi.

Incrédule, le jeune homme commence alors à lire :

Mon cher Lou Ho,

Je te prie de me pardonner. Je sais que tu aurais voulu me dire au revoir, et sans doute rester pour me défendre face aux soldats, et c’est précisément pour cela que je t’ai menti. Je n’aurais pas pu partir en paix si je t’avais entrainé avec moi dans la mort. Et j’espère que tu ne songes pas à me venger. Je te l’ai souvent dit : la vengeance est un cercle vicieux de sang et de haine.
Mais tu te demandes sans doute pourquoi je t’ai envoyé jusqu’à ce monastère. Il y a en fait deux raisons à cela. d’abord, je voudrais que tu avertisses le moine Zenji qu’il est en danger.
Je ne t’ai jamais raconté comment j’étais devenu écrivain, n’est-ce pas ? Et bien, en vérité c’est à cet homme que je le dois. Il est issu d’une famille noble et était un proche de l’empereur. En apparence, je n’étais que son serviteur, mais nous avions presque le même âge et avions grandi ensemble. Nous étions amis, autant que faire se peut pour deux personnes de conditions sociales si différentes, et c’est lui qui m’a appris à lire et à écrire. Mais, à la suite d’un évènement tragique dont il te parlera si il le souhaite, il a pris conscience de l’injustice profonde de notre société. Il a alors décidé de s’enfuir, et je suis parti avec lui. Il a choisi de devenir moine ; je me suis quant à moi installé en tant qu’écrivain public grâce à l’argent que Zenji avait emporté et qu’il m’avait finalement remis. La suite, tu la connais ; tu sais déjà comment je suis devenu célèbre pour mes poèmes puis pour d’autres écrits que l’empereur apprécie moins... Mais tu ne sais sans doute pas que Zenji a lui aussi écrit des textes engagés. Si l’empereur m’a assassiné, il ne tardera pas à s’en prendre à lui également, et sa colère sera d’autant plus grande qu’il s’agit d’un ancien ami... Je souhaiterais donc que tu le préviennes.
Ce n’est cependant pas la seule raison pour laquelle je t’ai fait venir ici. Ce monastère est l’un des lieux les plus paisibles que je connaisse ; l’endroit est très beau, les règles ne sont pas sévères au point que tu t’y sentes enfermé. Je voulais t’offrir la possibilité d’y rester, si tu le souhaites. Mais tu peux aussi tout à fait ne pas le désirer. Peut-être as-tu rencontré, en venant ici, quelqu’un qui t’aura donné envie de le retrouver. Peut-être souhaites-tu une vie nomade, faite de rencontres brèves et de voyages, dans la poussière des chemins. Je ne sais pas. Mais je te fais confiance ; je suis certain que, quoi que tu décides, tu feras le bon choix.
Il y a quelque chose d’autre que je voulais te dire. Ce n’est pas toujours facile, mais... Tu es quelqu’un d’exceptionnel et j’ai été très heureux de te rencontrer, de faire un bout de chemin avec toi. Tu ne t’en rends probablement pas compte, mais tu m’as apporté énormément.

Je t’aime.

Adieu

Lou Ho, bouleversé par les derniers mots de son maître, pleure silencieusement. Il se sent libéré pourtant. Il ignore encore s’il va rester, devenir un moine invisible, ou partir à la recherche de Chimey et d’une vie d’aventures. Mais il n’est plus inquiet. Il sait désormais que, quoi qu’il décide, il fera le bon choix.