Les ombres de Sarajevo

Écrit par Julie Savaton, incipit 1, en 1ère au Lycée Jean Monnet à Joué-les-Tours (37). Publié en l’état.

Les ombres de Sarajevo

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche, il tient un revolver…
Ses doigts fébriles et moites saisissent la crosse de son revolver. Un frisson le parcourt en remontant lentement le long de son échine quand sa paume entre en contact avec le métal froid. Pourtant, l’heure des doutes est révolue. Les yeux rivés sur le long convoi qui avance, il est bien trop tard pour reculer. Il clôt ses paupières. Le héros, c’est celui qui se sacrifie pour le bien commun, même si cela implique d’être haï par ceux que l’on sauve. Etre un héros, c’est avoir le courage de faire les actions, parfois peu glorieuses, qui sont nécessaires au bonheur des siens. Ces paroles, amer breuvage dont il se soule chaque fois que sa volonté chancèle, reviennent taquiner ses pensées. Il se revoit clairement les répéter à ses camarades ce matin-même. Tous avaient hoché la tête, tâchant avec une maladresse enfantine de cacher leurs mains tremblantes derrière leur dos. Puis était venu le moment où les acolytes s’évaporèrent dans les méandres de Sarajevo, alors même que la brume enveloppait encore la ville de son manteau blanc. Il répète sa doléance. Encore. Il faut qu’elle couvre le flot de pensées. Il faut qu’elle obstrue ses incertitudes. Une fureur, une haine sourde harcèlent son esprit quand il se remémore sa litanie. C’est son patriotisme qui ressurgit. Il sent au creux de son ventre une bouffée d’adrénaline enfler en lui. Sur ses lèvres s’érige un triste rictus quand, sortant enfin son revolver de sa poche, il s’entend murmurer :
« Je suis un héros et aujourd’hui, je vais venger mon peuple de toutes les souffrances que l’Autriche-Hongrie lui inflige. »
Il plaque l’arme contre sa cuisse pour éviter d’alerter la foule trop tôt et attend que le convoi arrive à sa hauteur pour enfin accomplir son devoir de citoyen. Il s’apprête à braquer l’arme sur l’archiduc François Ferdinand mais une main douce stoppe son mouvement. Le regard de Gavrilo remonte le long du bras translucide où saillent des veines bleu cobalt, puis enfin ses yeux aboutissent devant un visage androgyne à l’expression placide. Il -ou elle- est vêtu d’une modeste tunique en lin traînant sur le sol et révélant son absence manifeste de formes. L’androgyne remue la tête en signe de négation et Gavrilo lit dans ses grands yeux clairs ce « non » sans équivoque. A peine a-t-il le temps d’esquisser la moindre interrogation qu’une énorme détonation l’assourdit un instant, rapidement remplacée par les cris stridents et apeurés de la foule qui d’une masse dense devient un gigantesque fourmillement de pleutres. Balloté et emporté par le mouvement de panique collectif, il perd de vue l’androgyne ainsi que l’archiduc. Nedeljko a-t-il réussi à libérer son pays d’un lourd fardeau ? Le visage dépité de son camarade qui lui apparaît le temps d’une seconde suffit à Gavrilo pour savoir que sa tentative a échouée. Toujours dans cette seconde interminable, leurs regards entendus se croisent. Il sait ce qu’il lui reste à faire… Et inconsciemment, Gavrilo saisit sa propre pilule de cyanure enfouie au fond de sa poche.
Une ombre erre dans les venelles étroites de Sarajevo cherchant, en ce matin brumeux, une réponse à ses interrogations. Suis-je l’ombre ou suis-je l’homme qui la régit ? L’échec de l’assassinat contre l’archiduc a laissé Gavrilo dans un état latent, comateux et son esprit se peuple de doutes et d’incertitudes qui de nouveau viennent l’assaillir. Il se laisse glisser contre la paroi d’un mur rugueux et enfouit sa tête entre ses mains. Il serait incapable de déterminer combien de temps il est resté dans cette position avant qu’un inconnu ne le tire de sa torpeur. L’homme se dresse de toute son imposante carrure devant Gavrilo. Quoique d’épaules larges, l’espèce de finesse dans ses traits lui confère un air avenant pour quiconque. Ses épais cheveux ébène cascadent jusqu’au bas de sa nuque et l’iris de ses yeux diaphanes le frappent d’un regard espiègle. Bien que totalement étranger au jeune serbe, Gavrilo ne peut s’empêcher de lui vouer une admiration immédiate. Impossible à nier : cet homme est l’image même de l’homme slave.
« Je suis l’allégorie de la Serbie et aujourd’hui, tu dois me sauver. »
Gavrilo reste coi un long moment nageant en totale incompréhension. L’allégorie de la Serbie ? Mais qu’est-ce que ce fou me raconte ? Il se relève pesamment et dévisage l’individu. « Voulez-vous que je vous raccompagne chez vous ? » fut la seule chose qui lui vint à l’esprit. L’homme slave le saisit par les épaules avec fougue.
« Tu peux encore me sauver ! Il n’est pas trop tard, dans quelques minutes l’archiduc passera par le Pont Latin. Il est encore temps d’accomplir ton destin, Gavrilo. »
Et, en un clin d’œil, il avait disparu. Fou, c’est plutôt Gavrilo qui le devenait. Pourtant, cette hallucination a chassé ses scrupules : tuer l’archiduc François-Ferdinand est nécessaire. Symbole de l’oppression austro-hongroise il est, symbole de la révolte serbe il mourra.
Ses jambes le portent jusqu’aux abords de ce fameux Pont Latin. Son hallucination n’a pas menti, il est bien là. Le haut képi de l’archiduc se dresse au-dessus des innombrables crânes des badauds ainsi que la plume d’oie du chapeau de l’archiduchesse. Il n’a pas peur de se pavaner dans les rues alors qu’on vient d’attenter à sa vie, qu’il soit téméraire, ça, c’est quelque chose qu’on ne peut pas nier. Cette fois-ci, au fond de lui, Gavrilo sait qu’il ne manquera pas son tir. Il est positionné dans un angle parfait, tout ce qui lui reste à faire c’est attendre le bon moment et ne pas céder entre temps à la peur qui l’étreint. Le convoi avance à bon train. Bam, bam. Qu’est-ce donc que ces tambours ? Bam, bam, bam, bam. Les percussions accélèrent la cadence et la mélodie régulière prend un rythme effréné. Bam, bam, bam, bam, bam. Ou bien est-ce son cœur qui fait tout ce vacarme en cognant dans sa poitrine ? La voiture sera bientôt là maintenant.
« Vas-tu te décider à tirer ? »
L’individu qui vient de l’apostropher porte un masque blanc aux traits émaciés, et sur ses épaules repose une longue cape noire trouée. De ses manches s’échappent du taffetas sombre, et il arbore sur son buste un gilet en brocard de la même couleur que l’ensemble, mais relevé par les fils dorés. Gavrilo soupire à la vue de cet étonnant personnage. Que lui a-t-on administré ce matin pour qu’il délire à ce point ? La moustache prépondérante de François-Ferdinand pointe à l’horizon. Il se masse les tempes et décide d’éclipser cet individu perturbateur au plus vite.
« Allons bon ! A qui ai-je affaire cette fois ?

  • Ne sois donc pas si agressif ! Tu souhaites savoir qui se cache derrière mon masque ? Je suis la Mort. Certains m’appellent La Faucheuse. »
    Il s’interrompt soudainement dans sa présentation, remarquant la moue sceptique de Gavrilo.
    « Aurais-tu l’obligeance, mon cher ami, de cesser de me dévisager ainsi ? Sais-tu que c’est extrêmement vexant ce genre de regard déçu ? A quoi t’attendais-tu ? A un brave homme, sérieux, grave et sentencieux ?
  • Que voulez-vous au juste ?
  • Simplement vérifier que tu remplis bien ta part du contrat. Car oui, les balles que tu t’apprêtes à tirer, elles sont garantes de mon labeur pour quatre longues années. Ces balles rééquilibreront un tant soit peu l’équilibre naturel de votre planète, vous y êtes bien trop nombreux. »
    Il ne comprend pas la moitié du discours alambiqué de l’homme qu’il suppose être une nouvelle hallucination, ou un plaisantin, mais comédien émérite. Enfin. La face arrogante de l’archiduc arrive à la hauteur de Gavrilo mais alors pourquoi se sent-il incapable de faire le moindre geste ? L’individu étrange lâche un soupire bruyant qui se veut exaspéré, il saisit sans ménagement le bras du jeune serbe qui, lui, tient le revoler et le pointe vers la voiture. L’homme obscur l’encourage encore une fois et disparait aussi discrètement qu’il était arrivé. Un hurlement retentit à côté de lui. Puis comme en écho au premier, un deuxième explose son tympan. Et un troisième. Ainsi de suite, jusqu’à ce que les cris forment un beuglement uniforme. Il croise le regard de l’archiduc. C’est maintenant que tout se joue. Il tire. Malheureusement, c’est l’archiduchesse et sa longue robe mauve qui s’étalent dans la voiture décapotable. Il tire. Cette fois-ci, la balle atteint François Ferdinand et sa fière moustache. Il s’entend crier « Pour le peuple ! Pour la Nation ! » mais son glapissement se perd dans le brouhaha tonitruant qui remue la rue.
    Il tente d’atteindre le Pont Latin quand il se rend compte que des pleurs ont remplacé les cris effrayés. Une foule de personnes dans un grand chagrin est massée devant le pont, l’un d’eux lève les yeux, dans ses sombres prunelles flamboient une profonde haine. Son index se pointe vers Gavrilo et il hurle une exclamation qui s’apparente à un « c’est lui ! ». Les autres, l’apercevant, se jettent sur lui, en lui vociférant quelques insultes et reproches en plein visage. Beaucoup ne manient pas le serbe. Les différentes langues et dialectes finissent par se brouiller et se mélanger entre eux. De toute manière, les mots n’ont plus d’importance, les visages s’expriment à leur façon. Tueur. Meurtrier. Assassin. Ne me résumerai-je qu’à cette désignation dorénavant ? Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous s’unissent dans un même élan collectif qui le choisit comme cible. Des mains hostiles tirent sur ses vêtements, lui arrachent ses cheveux drus, des poings lui octroient des fabuleux coups à l’estomac, des ongles acérés griffent ses joues, et progressivement, les êtres vivants prennent des allures d’Erinyes vengeresses venues exercer le courroux divin. Le silence qui s’abat soudainement en devient presque brutal. Gavrilo relève la tête qu’il avait baissée par instinct de protection. Grâce à la longue tunique en lin, il reconnaît l’androgyne. Sans ce signe distinctif, il fut incapable de discerner les traits de celui-ci tant son visage est tuméfié, lacéré, ensanglanté. Lorsqu’il avance en boitant vers lui, Gavrilo découvre avec horreur que le reste de son corps est également couvert de bleus et de griffures.
    « Dix millions »
    Le jeune serbe était si sûr de lui hier, si déterminé, assuré de ses convictions, croyant avec ferveur à un avenir meilleur qu’il aurait dû pouvoir supporter le fardeau que représentait son meurtre. Pourtant, cette même personne se retrouve plus désarmée que quiconque à ce moment précis. Il ne répond pas.
    « Tu as tué 10 millions de personnes.
  • Non, réussit-il à dire dans un souffle, non. Je n’ai tué que l’archiduc et sa femme... Je libère mon pays. Ce sacrifice était nécessaire à la survie de mon peuple !
  • Et qui es-tu pour décider ce qui est nécessaire ou non ?
  • Gavrilo Princip.
  • Gavrilo Princip, l’androgyne désigne la foule qui l’avait assailli un peu plus tôt, tes balles ont tué leurs parents, leurs frères, leurs enfants, leurs amis, leurs aimés, leurs ennemis. Tes balles ont tout dérobé, des bons moments ne subsiste rien que de la tristesse. Des visages chéris ne restent plus que des yeux vides fixant le ciel à jamais. De toutes les vies que tu as arrachées ne demeure rien que le néant.
  • Je ne suis pas responsable de tous ces meurtres dont vous parlez ! Non, je ne le suis pas… Je ne suis pas responsable, non…
  • Il est vrai. Tu n’es pas la bombe. Mais tu as allumé la mèche. A toi d’en porter les conséquences, si frêles tes épaules puissent être. »
    Obscure folie ! Pourquoi sombre-t-il dans une telle démence ? Pourquoi tout devient noir autour de lui ? Des ténèbres vient un brouillard qui emporte tout, et il semble si proche... Si proche… Oui, juste à côté. Là. Plus que un pas à faire et il tombe. Le monde s’éclaircit pour dévoiler sa main tout près de ses lèvres avec au creux de la paume, une modeste pilule blanche. Plus qu’un geste à faire et c’en est fini de tout cela. Encore une fois, l’androgyne stoppe le mouvement que Gavrilo avait commencé à esquisser.
    « Non. C’est trop facile. »
    Bruit sourd de pas, de bottes qui frappent le sol pavé de Sarajevo. C’est la Police qui approche. Ils se font encore face, nul ne bouge.
    « Qui êtes-vous ?
  • Je suis l’allégorie de la Paix. Et aujourd’hui, tu m’as défigurée. »