Les pas sans trace

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

Le jeune écrivain, perplexe, ne peut pas s’empêcher de frissonner, tout en regardant son étrange hôte. Celui-ci se dirige sans un bruit vers la cheminée où crépite un bon feu, pose son vêtement trempé, et en fouille la poche intérieure pour y récupérer un objet qui se met à briller à la lueur des flammes. Une première idée traverse l’esprit du romancier. Effectivement, l’homme vient de sortir de son manteau une très vieille montre à gousset rouillée par les années, qu’il sèche à présent soigneusement dans son mouchoir usé. Les initiales H. T. gravées sur le dessus arrachent un cri de stupeur à l’écrivain :

  • Hector Troyen ! C’est impossible… Vous n’existez pas !
    Le vieil homme, sans dire un mot, semble s’amuser de la situation, car George, choqué, se frappe et se pince, croyant rêver éveillé.
  • Je vais reprendre mes esprits, et vous ne serez plus là. Ça ne peut être qu’un cauchemar, vous n’êtes qu’un personnage… même pas d’ailleurs, car je vous ai effacé de mon histoire !
  • C’est justement à cause de cet horrible geste que je suis ici, répond Hector d’un ton inquiétant. Réintègre-moi dans ton livre et je partirai !
    George essaie alors de se rappeler ce qu’il avait bien pu inventer, quelques semaines plus tôt, à propos de ce vieillard grognon. Hector n’était pas sympathique, il était même très désagréable, et sans-gêne, se souvient-il. Mais pourquoi, a-t-il bien pu le rayer de son récit après avoir longtemps travaillé à sa description ?
  • Il me semble que ce type n’apportait rien à l’action. J’ai dû penser qu’il n’intéresserait personne, conclut-il intérieurement. Finalement, il est pénible mais pas trop encombrant, ce n’est pas lui qui va vider mon frigo ou m’empêcher d’écrire en bavardant pendant des heures… Il n’empêche, sa présence m’énerve tout de même au plus haut point, je veux qu’il sorte de chez moi !
    Malgré les efforts de George, Hector tient parole : au bout de plusieurs longues journées, il est toujours là.
    L’écrivain comprend qu’il vaut mieux céder, et tente même d’amadouer son drôle d’invité surprise :
  • C’est bon ! Tu as gagné ! Je vais mettre de côté ce bouquin car de toute manière, je n’arrive pas à en écrire une page de plus. Tu vas devenir le héros d’un nouveau livre.
  • Ah non ! Tu ne dois pas abandonner ce que tu as commencé. Tu n’as pas le droit ! Tu as donné vie à des personnages, tu ne peux pas les laisser tomber comme ça !
    Devant l’indignation d’Hector, notre jeune romancier reprend son cahier, et page après page, l’ajoute à son histoire.
    N’ayant que très peu d’inspiration, il demande de l’aide à son hôte, qui accepte et peu à peu lui raconte des anecdotes de plus en plus passionnantes.
    George commence à apprécier ces moments partagés, qui l’aident à construire son récit.
    Les jours passent, les lignes du cahier se noircissent d’encre, les chapitres se succèdent, et le jeune auteur est de plus en plus satisfait de son œuvre.
    Il s’aperçoit que tout l’intérêt de l’intrigue tient à la personnalité d’Hector, à la fois mystérieuse et attachante.
  • Finalement, sa présence ne me déplait plus vraiment, songe-t-il.
    Mais lorsque George met enfin un point final à son manuscrit, et s’apprête à l’annoncer fièrement à Hector, celui-ci est introuvable. Il a beau l’appeler et le chercher partout, il ne peut que constater que son nouvel ami a disparu.
    C’est avec tristesse que le jeune homme annonce à son éditeur que le roman est enfin prêt.

Quelques jours plus tard, son téléphone n’arrête plus de sonner : on l’appelle à Paris pour faire la promotion de son livre dont le succès est phénoménal. En quelques semaines, l’auteur enchaine les interviews pour les journaux et la télévision, son roman s’arrache dans les librairies, et George est même cité pour les prochains prix littéraires.
Le visage de notre écrivain est désormais connu du grand public, il y a des affiches de lui dans les couloirs du métro, il est invité partout, les gens l’arrêtent même dans la rue pour faire des selfies.
George craque, il n’en peut plus… Du jour au lendemain, il décide de quitter la capitale pour se réfugier chez lui, à l’abri de l’agitation parisienne et des regards indiscrets.
Il passe Noël isolé, la neige recouvre les champs tout autour de sa maison. En regardant les flocons tomber doucement sur le sol, il se rappelle soudain que cela fait tout juste un an qu’Hector est venu frapper à sa porte.
Alors qu’il s’apprête à entamer une petite sieste, il entend quelqu’un toquer, et se précipite dans l’espoir de revoir son ami. Sa déception est forte, lorsqu’il découvre qu’il s’agit en réalité d’un groupe de quatre ados du village.

  • Bonjour Monsieur, on a fait un exposé sur vous, et on aimerait vous le montrer et vous poser quelques questions pour le journal du Collège.
  • Mais que faites-vous ici ? Il fait froid, rentrez chez vous ! leur grogne George méchamment en faisant de grands gestes pour les chasser.
  • D’accord, d’accord, vous fâchez pas, on s’en va ! Répondent les jeunes en s’éloignant rapidement.
  • Quel sale type, quand même, je n’en reviens pas, dit l’un d’eux, en déchirant l’exposé et en le jetant en morceaux dans la neige. Son bouquin est cool, mais lui… aucun intérêt ! Il ne mérite pas qu’on écrive quoi que soit sur lui.
    Une fois la porte refermée, George est pris de remords, il s’en veut de ne pas avoir été correct avec des enfants.
    Il jette un œil par la fenêtre et les devine encore au bout du chemin. En sortant, il ramasse le bonnet tombé au sol de l’un d’entre eux, et se met à courir pour les rattraper. Il croise les confettis dispersés de l’exposé qui s’envolent portés par le vent glacial de l’hiver.
    Trop tard ! Les collégiens sont partis.
    Il se retourne alors pour rentrer chez lui, et s’aperçoit avec effroi que seuls les pas des enfants ont imprimé la neige.