Les prisonniers de Rudra

Nouvelle écrite par Juliette Courson, élève en 5ème au collège Bellevue, Loué (72)

Les prisonniers de Rudra

Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement, quand on écartait les livres, sur la petite place du marché de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une ou deux fois par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfun moite du safran ou écouter battre la pluie de moussons. Ses lunettes en sortaient tout embuées.

Pourtant, ce matin-là, lorsqu’elle glissa son nez à travers les manuscrits, un évènement tout à fait détestable l’obligea à entrer dans ce monde magique et ô combien dangereux. En effet, alors qu’elle était en train d’humer le merveilleux parfum que dégageait l’un des étals du marché, Gabrielle tomba de ses mains, pour atterrir sur le sol de la place de Shalingappa. Anna, terrorisée, n’osa pas pénétrer à son tour dans le petit village indien. Mais Gabrielle était en Inde, Anna était à Paris : il fallait agir vite ! Elle s’empara d’un petit sac à dos auquel elle attacha une corde. Elle la noua à un dictionnaire qu’elle cala contre une étagère. Puis elle se faufila entre les livres : elle se trouvait désormais en Inde. Elle aperçut sa tortue qui s’apprêtait à traverser la rue. Un rickshaw passa à vive allure, frôlant la pauvre Gabrielle. Anna se précipita vers elle en criant :
"- Gabrielle ! Attention ! "
La petite fille se baissa et ramassa l’animal. Elle le fourra en toute hâte dans sa poche et fit demi-tour, suivant la piste tracée par la corde. Celle-ci serpentait sur quelques mètres avant de disparaître parmi les étoffes d’un étal. Anna comprit aussitôt :
"- Mais bien sûr ! Quand je suis chez Mamie, il faut passer entre les livres pour arriver ici mais quand je suis ici, il me suffit de passer entre les tissus de cet étalage pour rentrer à la maison !"
Elle revint donc sans mal chez sa grand-mère, pressée de lui raconter l’aventure qu’elle venait de vivre. Elle s’attendait à ce qu’elle soit émerveillée, fascinée, intriguée... Mais non. Elle se contenta d’hocher la tête et de soupirer.
"- Mon pauvre Auguste disait la même chose, avant de disparaître... Tu es comme lui, beaucoup trop rêveuse...

  • Papy... Lui aussi, il parlait de l’Inde ? interrogea Anna.
  • Toujours, expliqua sa grand-mère d’un ton nostalgique, il me racontait les histoires d’une ville splendide aux coutumes spéciales... On ne le voyait plus... Il restait des jours entiers à lire des livres documentaires sur l’Inde, enfermé dans la bibliothèque... Puis un jour, il a disparu..."
    La pauvre éclata en sanglots. Sa petite fille la laissa seule, triste de la voir pleurer mais plutôt contrariée car il était évident que sa grand-mère n’avait pas cru un seul mot de son récit. Elle prit Gabrielle dans ses bras et murmura :
    "- On s’ennuie, hein ? A ton avis, il a disparu comment, Papy Auguste ? Je l’aimais bien, Papy... Il me manque... Et puis il n’y a rien à faire dans cette maison... Anna jeta un regard malicieux vers la bibliothèque, avant d’ajouter : à moins que..."

Une heure plus tard, Anna avançait résolument vers les livres, équipée de son sac à dos dans lequel elle avait mis sa tortue, son porte-monnaie qui ne contenait guère plus de cinq euros et une réserve de gâteaux secs. Quand elle arriva à Shalingappa, le soleil était bas dans le ciel et les lampadaires allaient bientôt s’allumer pour éclairer d’une faible lueur les allées de la ville. La fillette troqua son vieux jean contre une étoffe soyeuse et colorée. Le paysage était d’une beauté sans pareil, laissant Anna émerveillée. Tout autour d’elle, les gens parlaient et riaient. Bien qu’elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient, Anna était sûre que leurs paroles étaient sereines et remplies de poésie... Puis elle se dirigea vers un étalage où un homme et son fils sculptaient des animaux dans du bois de rose. Anna les observa un long moment. Elle remarqua que la plupart des statuettes représentaient des vaches et des éléphants. Sa préférée était une petite tortue. Elle sortit Gabrielle de son sac et lui montra sa trouvaille :
"- Papy aurait adoré cette sculpture. Souvent, il façonnait des tortues, lui aussi. Elles étaient moins réussies, c’est certain, mais il en était fier. Il y passait des heures, puis il me les offrait en me disant qu’elles étaient en quelque sorte des mini-Gabrielle..."
Anna, submergée par l’émotion, décida d’acheter la statuette. Faute de Roupies, elle laissa au vendeur deux euros, puis repartit explorer le quartier. Une jeune femme vêtue d’un sari rouge orné de broderies dorées l’aborda. Elle avait de longs cheveux bruns, et des yeux d’un bleu profond dans lesquels on pouvait voir son propre reflet. Mais elle parlait le Tamoul et Anna ne comprenait pas cette langue. Elle écouta cependant poliment. Quand l’inconnue cessa de parler, elle regarda Anna, semblant attendre une réponse. La jeune femme s’écarta, derrière elle se tenait une chèvre. Elle donna une petite tape amicale à l’animal, et lui parla brièvement. La chèvre s’avança et s’adressa à Anna :
"- Bonjour, petite ! dit-elle d’une voix chevrotante. On m’a chargé de te demander d’où vient la statuette en bois que tu tiens dans ta main.

  • Mais ? Tu ne peux pas parler ! Tu es une chèvre, les chèvres ne parlent pas, normalement...
  • Et alors ? Tu crois peut-être que c’est normal de passer d’un pays à l’autre par une bibliothèque ?
  • Comment sais-tu cela ? demanda Anna, de plus en plus stupéfaite.
  • Disons... expliqua la chèvre, que je ne suis pas tout à fait normale... Je vois beaucoup de choses que vous, humains, ne voyez pas... Alors peux-tu me dire où tu as trouvé cette statuette ?
  • Sur cet étal, là-bas ! répondit Anna.
  • Tu sais, si tu veux, tu peux apprendre à sculpter le bois de rose. Il te suffit d’aller tout au sud de Shalingappa où tu pourras rencontrer le brahmane nommé Daruka...
  • J’aimerais beaucoup mais je dois rentrer chez moi... se désola la petite. Au revoir, et merci !"
    La fillette quitta donc l’animal pour retourner vers l’étalage d’étoffes. Elle regarda anxieusement le soleil au loin, qui commençait à rougir, pour bientôt disparaître et laisser place à la nuit. En arrivant à l’endroit où peu avant se trouvait le fameux étal, elle poussa un cri : il n’était plus là ! Anna tomba à genoux sur le sol, désespérée. C’est alors qu’elle aperçut le petit magasin ambulant qui quittait la place du marché. Vite, elle s’élança à sa poursuite. Mais face à un véhicule motorisé elle n’avait aucune chance. La camionnette se perdit très vite dans la foule, et Anna dut renoncer à cette poursuite. Le visage trempé de larmes, elle retourna vers la chèvre qui lui avait parlé quelques instants plus tôt. L’aminal lui expliqua comment se rendre chez Daruka, le brahmane qui pourrait l’aider. La marche vers sa maison fut longue et épuisante.

Anna frappa à la porte. Un homme grand, vêtu d’un dothi, le torse nu orné d’un cordon, l’invitta à entrer. C’était le brahmane Daruka. Il parlait aussi bien l’hindi que le français, et Anna fut ravie de pouvoir dialoguer normalement avec un indien. Avant d’entrer, elle retira ses chaussures, comme la coutume Hindoue l’exige, et en signe d’amitié, elle joignit ses mains sous son menton et s’inclina devant le brahmane. La nuit étant tombée depuis un long moment, Daruka proposa l’hospitalité à Anna, et lui prépara un repas. Des légumes bouillis et quelques naans, voici de quoi se composait le dîner. Daruka expliqua que, comme tous les brahmanes, il était végétarien et refusait de vivre dans la richesse. Il apprit à son hôte que toute bonté était intérieure, qu’elle ne provenait pas des biens que l’on possédait. Puis il demanda :
"- Dis-moi... Comment es-tu arrivée jusqu’à moi ?

  • Et bien... bafouilla Anna, je suis venue ici en passant par une bibliothèque, et la charrette est partie... Oh ! Et puis, c’est la chèvre qui m’a dit que vous pourriez m’apprendre à sculpter des animaux comme celui que j’ai acheté !
    Daruka la regarda avec des yeux ronds :
  • Tu veux dire qu’une chèvre t’a guidée jusqu’ici ?
  • Oui, acquiesça Anna, elle affirmait que vous pourriez m’aider à rentrer chez moi et que vous pourriez m’apprendre à sculpter dans du bois de rose !"
    Elle sortit de son sac la petite statuette achetée sur la place du marché et la montra au brahmane. Il l’inspecta, la tourna en tous sens et dit, songeur :
    "- Ta statuette me rappelle un vieil homme que j’ai hébergé il y a quelques années... Comme toi, il était venu pour sculpter le bois de rose. Il m’avait expliqué qu’une vache l’avait conduit jusqu’à moi. Il semblait aimer les animaux, lui aussi..."
    Après avoir longuement bavardé avec Daruka, Anna s’installa pour la nuit, Gabrielle contre elle. Elle se sentait bien, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que son grand-père aimait les animaux, lui aussi.... A son réveil, Anna trouva la maison vide. Un mot à son attention était posé sur la table : “ Je pars, je dois faire mes ablutions. Va au temple de Shekraa, et tu pourras apprendre à sculpter. "

Quand elle arriva au temple, elle fut émerveillée tant le bâtiment qui se dressait devant elle était beau et majestueux. Elle pénétra à l’intérieur. Le décor était splendide. Des statues et des fresques colorées ornaient les murs. Au plafond, on pouvait admirer une gigantesque peinture représentant les différents Dieux hindous. Le sol, recouvert de marbre, brillait tel un millier de diamants. Anna avança. Le temple était désert, seul un homme était assis à même le sol, tout au fond de la salle. Il semblait attendre Anna, et la fixait d’un regard inquiétant. Il lui dit :
"- Bonjour, Anna. Tu viens sculpter du bois de rose, n’est-ce pas ?

  • Comment savez vous cela ? s’inquiéta l’enfant.
  • Et bien... répondit l’homme d’un ton mystérieux, disons que je vois certaines choses que tu ne vois pas...
  • Une chèvre m’a dit une chose semblable hier ! dit Anna, étonnée.
  • En réalité, avoua l’inconnu, la chèvre et moi ne faisons qu’un !"
    Sur ces mots, il claqua des doigts. Il y eut une lueur éblouissante, un énorme bruit et un nuage de fumée qui se dissipa immédiatement. La chèvre avait pris la place de l’homme. Elle s’adressa à Anna :
    "- Tu vois, je peux me transformer à ma guise ! En chèvre, en humain, en éléphant, en vache...”
    A ces mots, Anna s’écria :
    “- Et vous n’auriez pas croisé un vieil homme, un jour ou vous vous étiez transformé en vache ?
  • Sans doute... répondit la chèvre.
  • Vous lui avez conseillé d’aller voir le brahmane Daruka, n’est-ce pas ?
  • Oh, coupa la chèvre, je m’en souviens maintenant. Il voulait sculpter le bois de rose, comme toi.
  • Et où est-il, désormais ? interrogea Anna. Qu’avez-vous fait de mon grand-père ?
  • Nous l’avons mis avec les autres... Euh ! Je veux dire, nous l’avons laissé avec les autres touristes ! répondit la chèvre.”
    Anna était rouge de colère. Elle n’allait pas se laisser impressioner par cette créature insolente !
    “- J’ai tout compris ! Vous les détenez prisonniers ! Tous ceux qui sont passés par la bibliothèque ! Dites-moi tout de suite où vous les avez cachés !
  • Oui, tu as raison... Mais sache que pour les retrouver, il faut avoir un flair... d’animal !"
    C’est à cet instant précis, qu’Anna vit Gabrielle qui progressait lentement vers l’une des fresques murales. Le motif près duquel elle s’arrêta représentait une tortue. Anna s’approcha et remarqua une courte phrase au dessus du dessin : "C’est la tortue qui ouvre". Elle replaça Gabrielle au fond de son sac puis posa sa main sur le dessin. C’est alors que le mur s’écarta, ouvrant un passage étroit qui semblait être l’entrée d’un long tunnel. Anna lança un regard moqueur à la chèvre. Celle-ci semblait affreusement vexée qu’une tortue ait découvert le passage secret !

Anna marchait dans le tunnel obscur et étroit. Elle avait peur et se demandait sur quoi allait déboucher ce boyau. Une prison ? Un tombeau ? Allait-elle retrouver son grand-père comme elle l’espérait ? Les questions fusaient dans sa tête. Plus elle avançait, plus le tunnel lui semblait sombre et dangereux. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Bientôt, elle aperçut une pâle lueur provenant vraisemblablement du fin fond du tunnel. Elle avança et quand elle atteignit ce point lumineux, elle poussa un cri d’effroi car le spectacle qu’elle vit était terrible. Elle était parvenue à une grande salle froide et humide, taillée dans la roche. Là étaient enchaînés une dizaine d’hommes. Ils sculptaient une gigantesque statue de bois. Elle représentait un personnage monstrueux qu’Anna se souvint avoir observé sur les fresques, à l’entrée du temple. Parmi les prisonniers, elle reconnut son grand-père. Elle se jeta dans ses bras, les larmes aux yeux.
"- Papy ! Comme tu m’as manqué ! J’ai tellement de choses à te raconter !

  • Anna...répondit-il, tu es venue jusqu’à moi !
  • Désolé d’interrompre cette scène si émouvante..."
    La chèvre se tenait au centre de la salle, fixant d’un regard mauvais Auguste et sa petite fille.
    "- Et bien, Anna, je suis épaté ! Je n’ai même pas eu à me fatiguer pour t’amener ici. Tu t’es jetée dans la gueule du loup ! De tous ces gens, tu es de loin la plus sotte !"
    Quelque chose de glacé se referma autour de la cheville d’Anna : on venait de l’enchaîner. Elle se serra contre son grand-père, impuissante et découragée. Elle venait de retrouver son grand-père mais elle avait perdu tout le reste. Jamais plus elle ne pourrait rentrer chez elle. Elle sortit de son sac la statuette en bois de rose et la regarda tristement. Son grand-père s’empara brutalement de l’objet et le fracassa contre une des parois de la salle.
    "- C’est à cause de ce morceau de bois que nous sommes tous ici ! rappela-t-il à Anna. Nous l’avons tous vu sur le marché, nous l’avons tous acheté et il nous a tous attiré ici !
  • Je sais bien... sanglota Anna, mais pourquoi nous ont-ils enfermés ?
  • Puis-je répondre ? interrogea la chèvre d’un air méprisant. Vois-tu, ma petite, il y a bien des siècles, le vénéré Rudra fut chassé par son ennemi, Shiva. Shiva était bon et sage, mais Rudra était le mal en personne. Il semait le maléfice sur les hommes et les animaux. Certes, Shiva avait chassé le démon et répandu la paix. Cependant, certains hommes ont continué de vénérer le Dieu Rudra. J’en fais partie. Nous, les adorateurs de Rudra, avons bâti ce temple en son honneur. Les prisonniers ne sont que des offrandes faites à notre Dieu. Ils travaillent nuit et jour car ils ont pour mission de construire une immense statue représentant Rudra. Tu es donc, ma chère Anna, une offrande à notre Dieu, toi aussi !
  • Vous n’allez pas vous en tirer ainsi ! cria l’enfant, je suis certaine que Daruka va venir à mon secours !
  • Peine perdue, se moqua la chèvre, ce brahmane est de mon côté depuis le début ! Je n’en reviens pas que tu n’aies toujours pas compris qu’il était mon complice ! Vraiment, Anna, tu me déçois !”
    Puis la chèvre disparut, son rire résonna dans le tunnel. Auguste et ses compagnons semblaient terrorisés. Anna réfléchit, il fallait faire quelque chose, il fallait sortir de cet endroit. Elle détacha une de ses épingles à cheveux, la glissa dans la serrure de l’anneau de fer qui la retenait prisonnière. Bientôt, tous entendirent un petit bruit. La fillette était parvenue à se libérer. Peu après, tous les prisonniers étaient délivrés, grâce à Anna.

Lorsqu’ils arrivèrent au bout du tunnel, la porte était grande ouverte, pour le plus grand soulagement de tous. Un étal de tissus avait été installé dans l’entrée du temple. Anna était inquiète car l’évasion était tellement facile, trop facile... Elle serra très fort la main de son grand-père, s’arrura que Gabielle était bien dans son sac. Elle murmura les larmes aux yeux :
“- On ne reviendra plus jamais ici ! Plus jamais...”
Ils se glissèrent un à un entre les étoffes, enthousiastes à l’idée de retrouver leurs proches et leur pays.
La chaleur les fit suffoquer. Anna, son grand-père et ses compagnons d’infortune n’en croyaient pas leurs yeux. A perte de vue, on ne voyait que du sable, une immense étendue de sable ! Un dromadaire était là, tout près d’eux. Il les regarda puis leur dit :
“- Soyez les bienvenus en Afrique ! Vous revenez d’Inde, n’est-ce-pas ?

  • Quoi ? Mais ? Comment savez-vous cela ? interrogea Anna..
  • Et bien, disons que je vois des choses que vous, humains, ne voyez pas...”

Fin...?