Les racines du monde

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Une fois arrivée à son niveau, elle s’agenouilla lentement devant et retira minutieusement les algues séchées, soucieuse de ce qu’elle allait découvrir. Il ne s’agissait en fait pas d’un corps, mais d’une étrange pierre plate, semblant taillée avec soin et qui n’était clairement pas d’origine naturelle. Dessus, de curieuses inscriptions lui donnaient un aspect mystique : des animaux, des représentations de scènes et des signes divers, tous faits d’un rouge intense, comme pour signifier un danger proche...

Il en fallut peu pour piquer encore plus la curiosité de Lise ; si cette étrange forêt venue tout droit du passé l’avait déjà intriguée, alors cette pierre eut l’effet d’une secousse électrique sur elle. La coque improvisée de varechs l’avait conservée dans un état presque intact, préservant ces dessins à travers les âges, et elle voulut immédiatement la retourner pour voir si l’autre face était aussi intéressante.

Elle s’appliqua donc à faire rouler sur lui-même l’objet pour en découvrir la seconde face. Lentement, mettant tous ses muscles en marche et s’aidant d’une branche d’un des arbres préhistoriques, elle fit basculer le roc sur son autre flanc dans un fracas sourd qui souleva un grand nuage de poussière. Mais contre toute attente, ce ne fut pas la fameuse pierre qui focalisa son attention.

Celle-ci n’était en effet qu’un moyen de sceller une sorte de boyau caché. D’un diamètre d’environ un mètre vingt, il s’enfonçait sous terre sans jamais sembler s’arrêter, s’engloutissant dans les ténèbres sans que l’on ne puisse en voir le bout. La garde-côte sentait le vent dans ses cheveux, les embruns frapper son visage, mais elle ne parvenait pas à détacher son regard de ce trou, captivée, obnubilée.

Ce n’était plus de la curiosité, c’était maintenant une nécessité vitale : elle sentit son cœur battre à tout rompre, ses muscles se contracter et son cerveau s’emballer. Que venait-elle de découvrir ? La raison aurait voulu qu’elle reparte dans sa voiture, appelle des instituts spécialisés et les laisse explorer les lieux... Mais la raison n’était pas à l’ordre du jour. Elle se sentait happée, appelée et désirée par ce lieu inconnu, et décida qu’il était nécessaire qu’elle l’explore seule.

Elle revint en courant sur le sentier des douaniers, se précipita dans sa voiture, se saisit d’une longue corde qui lui servait d’habitude à tirer les épaves ou aider les baigneurs en difficulté, et repartit dans le sens inverse, ivre de découverte. Elle qui avait été émerveillée par la forêt pétrifiée était maintenant captivée par ce tunnel étrange. Elle sentait l’excitation et l’envie d’aventure monter en elle à chaque foulée qui la rapprochait du boyau de terre.

Enfin, après avoir solidement attaché sa corde à l’une des souches d’arbres maintenant découverte, elle commença sa descente : progressivement, elle explorait le tunnel presque vertical par à-coups, faisant attention à ne jamais déraper ou glisser. A peu près au milieu de la descente, il lui sembla percevoir un bruit étrange, une sorte de plainte, mais elle se convainquit qu’elle avait mal entendu. Il lui fallut une grande poignée de minutes pour enfin commencer à voir, au fond du trou, une faible lumière. Une lumière ? Y avait-il des humains en bas de ce boyau, ou de la lave ? Il ne faisait pourtant pas si chaud... Il ne restait plus que quelques mètres entre elle et le fond, elle lâcha donc la corde, se laissant glisser avant d’atterrir lourdement sur le sol.

C’est en relevant la tête qu’elle put se rendre compte qu’elle ne venait pas de découvrir une quelconque caverne, une faille inexplorée ou une grotte lointaine, mais bien, bien plus. Toutes ses attentes avaient été dépassées.

Elle qui pensait découvrir un lieu sec et sombre, se retrouvait maintenant face à une forêt lumineuse, resplendissante, dense et colorée comme elle n’en avait jamais vue avant. Les arbres étaient hauts et majestueux, mais surtout leurs feuilles arboraient des couleurs remarquables comme du bleu, du rouge ou un violet intense. Leurs ramages s’élevaient jusqu’au plafond, se fondant dedans et atteignant l’air libre en passant par chaque petite faille de la roche. C’était donc cela qui avait été découvert en surface... Au sol, une herbe verte et fraîche accueillait chacun de ses pas. L’ambiance était d’un calme à nul autre pareil, la notion de bruit semblait être oubliée dans ce petit antre à l’abri des humains, des animaux, du vent et l’on avait cessé d’entendre le bruit des vagues. On percevait seulement une petite rivière couler paisiblement. Tant de questions se mirent à tambouriner dans sa tête en cet instant précis : que faisait une telle forêt sous terre ? Qui avait construit cet étrange tunnel qui l’avait amenée ici ? Comment de tels arbres avaient-ils pu survivre dans des conditions comme celles-là ?

Mais ces questions furent vite balayées par la sensation d’émerveillement qui semblait présente dans chaque partie du corps de Lise : son cœur se gonfla d’une joie inexplicable face à ce havre de paix, loin des yeux humains. Elle ne parvenait pas à décrire ce qu’elle ressentait ; elle se moquait bien de savoir comment tout cela était possible, tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle se trouvait maintenant dans l’un des endroits les plus harmonieux et parfaits du Monde. Elle était tellement envoûtée qu’elle venait à peine de remarquer que derrière elle, le lourd roc s’était repositionné, rebouchant le passage de nouveau.
— Non !
Lise se retourna brusquement. Une jeune femme, d’une vingtaine d’années, était juste devant elle, debout, le regard traversé par un subtil mélange de haine, de désespoir et d’appréhension. Elle était vêtue de vêtements étranges, sortes de carapace qui lui couvrait tout le corps et une partie du visage, laissant sortir des cheveux bruns comme les siens. Sur son dos, un gros sac de cuir laissait pendouiller une multitude d’instruments divers tels que des compas, des hachettes ou des gourdes d’eau, ainsi qu’un grand bâton aiguisé qui devait lui servir d’arme. Lise voulut lui poser mille questions, mais avant même qu’elle n’eût le temps de prononcer un seul mot, l’inconnue se précipita vers elle et la bouscula furieusement contre le sol.
— Tu ne devrais pas être ici ! Repars, maintenant !
— Je ne te connais même pas, je...
Violemment, elle se prit un coup du bâton que son adversaire avait saisi en un éclair. La garde-côte rampa dans l’herbe, tentant d’échapper à l’agresseur, mais celle-ci continua à hurler qu’elle devait partir tout en la brutalisant. Un coup violent lui fut assené, déchirant une partie de sa joue et lui ouvrant une grande entaille.

D’un bond, Lise se remit sur ses pieds et se jeta sur l’étrangère, la propulsant contre un arbre qui vibra sous le choc. Des coups furent échangés, et la garde-côte sentit qu’elle perdait son avantage ; son corps commençait à vaciller de plus en plus. Puis, voyant son adversaire préparer un nouveau coup, elle sentit sous ses doigts une pierre ronde et rugueuse. D’un geste mécanique, irréfléchi, elle la leva et l’abattit sur son opposante.

Le calme était retombé sur la forêt. Lise resta dans cette position quelques secondes, pétrifiée par ce qu’elle venait de faire et laissant glisser l’arme de ses mains. Le corps inerte semblait encore la fixer profondément, comme un ultime châtiment. L’herbe verte et pure de la forêt venait d’être souillée du sang rouge ardent de son meurtre. C’est au bout de plusieurs minutes que Lise se mit à bouger, enjambant le corps et continuant de regarder son crime. Car, oui, elle l’avait bien tuée, il n’y avait aucun doute là-dessus. De sa propre main et volonté, elle lui avait retiré la vie. Cette pensée lui sembla vertigineuse.

Elle passa la soirée à méditer sur son action, et peina à dormir. Elle était entourée par un monde nouveau, étrange et fantastique, mais elle ne parvenait qu’à se concentrer sur cette jeune femme dont le corps gisait à quelques mètres d’elle. Elle n’aurait d’ailleurs sans doute jamais aucune réponse sur les énigmes qui entouraient ses agissements.

Mais dès le lendemain matin, tout cela fut oublié. Ce meurtre avait été comme étrangement effacé de son esprit au profit du désir d’exploration, du souffle épique et de l’appel de l’aventure. Jamais Lise ne s’était sentie comme cela : elle voulait tout voir, tout découvrir et tout comprendre sur ce lieu mystérieux, resté caché tant de siècles aux yeux des humains. Elle ne se posa aucune question sur ce changement si brutal dans sa façon de penser, et dès l’aube, elle décida qu’il fallait qu’elle commence ses repérages.

Elle débuta son expédition : elle trouva une sorte de camp près du lac fait d’immenses feuilles servant de tente, appartenant sûrement à la précédente propriétaire. Elle confectionna aussi une armure qui la protégeait des chutes car fabriquée à partir de feuilles incroyablement solides qu’elle avait trouvées sur une plante. Les jours suivants, elle se mit en tête de déceler et de percer chaque mystère de cet endroit.

Mais en ce lieu si charmeur, le temps était le plus grand des ennemis : ce temps qui y défilait et qui lui semblait si court, n’était qu’un piège. Car la nature est cruelle, et sans le savoir, chaque battement de cœur lui retirait une minute, chaque foulée, une heure et chaque nuit passée, un mois. Cet endroit avait ses dangers, et après l’extase de l’aventure viendrait la dure réalité...

Elle connaissait les lieux où trouver les baies ou l’eau, avait, à force de tests et d’étude, fini par dresser une liste presque parfaite des propriétés de chaque fruit. A sa grande stupéfaction, elle leur avait découvert des pouvoirs incroyables et insoupçonnés : certains guérissaient toute blessure physique, d’autres étaient en capacité d’accélérer la croissance des plantes, chaque chose qui peuplait ce monde semblait magique et nouvelle. Mais sans qu’elle ne s’en aperçoive, ce lieu l’avait envoûtée, possédée, et lui avait fait oublier toute motivation extérieure : elle en était prisonnière.

Au fond de son corps, Lise sentait la flamme de la passion, dévorante, toute entière, agir. Quels progrès immenses on pourrait faire à la surface grâce à tout cela ! Faire évoluer la médecine, régler des problèmes de famines, s’occuper de la cause écologique, bref, que de grandes innovations en perspective ! Réenchanter le Monde... Cette phrase, ce doux murmure, cet écho, se répétait en boucle dans sa tête sans qu’elle ne puisse penser à autre chose : les pouvoirs, la découverte, rien ne lui importait plus maintenant.

Cependant, il y avait un endroit où elle n’avait jamais osé pénétrer : le cœur même de la forêt, dont elle avait peur sans raison valable. Il lui semblait qu’à chaque fois qu’elle s’en approchait, un souffle froid lui passait dans le dos alors que ce lieu était protégé du vent. Elle n’avait pas voulu en savoir plus jusqu’à présent. Mais la curiosité, dévorante, grandissante, la poussait chaque jour à tenter l’expérience.

Et ce fut bien sûr celle-ci qui finit par gagner : elle était trop puissante, trop ancrée en elle, pour que Lise puisse songer à ignorer ce doux murmure dans ses oreilles qui lui suppliait d’avancer toujours plus loin. Alors un matin, dès qu’elle fut réveillée, son corps lui ordonna de s’y rendre. Elle marchait linéairement, insensible à chaque obstacle, comme en transe, songeant seulement à ce qu’elle pourrait trouver au centre de ce lieu si étrange.

Elle finit par franchir non sans un instant de doute la limite qu’elle n’avait jamais osé dépasser ; elle se sentait finalement plus libre que jamais, semblant, ironiquement, ne même pas se rendre compte qu’elle décidait à peine de ses mouvements. Sa curiosité, néanmoins, paya : car le centre de ce lieu n’était pas vide, bien au contraire ; il y avait là une sorte de cuve, de petite baignoire de pierre, remplie d’un liquide d’un bleu intense. La garde-côte s’en approcha doucement, puis y plongea la main : le liquide était chaud, rassurant, et semblait l’inviter à s’allonger dedans...

Lise se sentit transportée, et lentement, avec délicatesse, se laissa glisser dans cette étrange cuve. La substance recouvrit tout son corps, et elle sentit alors la fatigue, semblable à un coup de massue, la frapper ; elle s’était épuisée pendant des journées entières et elle voulait maintenant dormir ici. Elle sentit ses paupières se fermer, l’obscurité la recouvrir et elle commença à sombrer dans l’autre monde sans même réfléchir.

Son sommeil fut long, très long. C’était l’ultime emprise de la forêt sur elle : elle qui s’était d’abord vue possédée par les lieux se trouvait dorénavant prisonnière de ce bain étrange aux effets insoupçonnés...

Elle finit par se réveiller violemment, se courbant et crachant le peu de substance qu’elle avait avalée, puis reprenant ses esprits. La domination mentale qu’elle avait vécue semblait s’être interrompue, et un flot incessant de questions venait de se déverser dans sa tête : combien de temps était-elle restée ici ? Qu’avait-elle vraiment fait ? Pourquoi ne pas avoir tenté de remonter ?

Puis elle baissa les yeux, et vit ses propres mains : elles étaient douces, lisses, sans trace aucune, alors qu’elle était censée en être couverte. Puis elle fit un tour sur elle-même : elle se sentait plus petite, plus légère, plus... jeune ? Oui, ses cheveux avaient raccourci, ses plaies, disparu... Comment était-ce possible ? Ou alors... C’était donc cet étrange sommeil, cet étrange bain, qui avait provoqué une telle transformation ?
— C’est bien ce qui s’est passé.
Lise s’arrêta brutalement, tétanisée et se retourna. Quelle... Quelle était cette voix ? Elle était rauque, caverneuse, et semblait provenir de partout, avoir jailli de chaque recoin de la grotte.
— Je suis l’esprit de cette forêt. C’est moi qui protège ce lieu et qui ai peu à peu pris possession de toi. Cela fait des millénaires que nous vivons ici en paix, et que jamais ce calme ne fut troublé. Toi qui as eu l’audace de parvenir jusqu’ici, toi qui as voulu profiter de nos trésors pour votre intérêt à vous, quitte à nous détruire, toi qui ne sembles avoir peur de rien, te voici punie. Revis cette histoire en boucle, car tu connais déjà sa fin et jamais plus tu ne sortiras d’ici.

La jeune femme resta plantée sur ses pieds quelques instants, puis baissa les yeux. L’armure qu’elle s’était confectionnée... Elle la reconnaissait maintenant ! Elle savait ! Ce bain lui avait fait remonter le temps, et elle était redevenue jeune fille... La jeune fille...

Elle se saisit rapidement de son bâton et de son sac et se mit à courir à travers la forêt. Elle entendit soudainement le bruit d’une roche déplacée : elle comprenait tout, et les larmes aux yeux, elle se mit à pousser un hurlement strident. Tout faisait sens dans sa tête : cette personne qui bougeait la pierre, c’était elle. Elle était coincée dans une boucle, à jamais, pour l’infini. La forêt lui avait menti, l’avait piégée et capturée.

Non. Il y avait encore une chance. Il fallait qu’elle aille à sa propre rencontre et qu’elle parvienne à se faire rebrousser chemin. Alors, la boucle serait rompue. Elle reprit sa course avec les mêmes mots en tête. Tu ne devrais pas être ici... Repars maintenant...