Les spiralistes, épisode 1 :
Jean-Claude Fignolé, "Aube Tranquille" (1990)

Aube Tranquille de Jean-Claude Fignolé (1990) paru aux éditions du Seuil

 

Le roman précédent de Jean-Claude Fignolé, Les Possédés de la Pleine Lune, se terminait sur ces mots :
« Toutes nos histoires de femmes blessées par l’amour, blessées d’amour, continuent. Dans la solitude et dans la folie. Continuent. » (p.215)
Ce nouveau roman, Aube Tranquille, peut être lu comme une vigoureuse improvisation spiraliste sur ce thème. Ici encore, les femmes vont manipuler les hommes et s’en servir, mais autant dans les Les possédés de la pleine lune, le récit -même éclaté- tournait à partir de l’axe du village des Abricots, dans Aube Tranquille, l’unité de lieu elle-même se trouve, au sens propre du mot, disloquée. Aube tranquille prend résolument une « couleur » polyphonique avec ses incessantes migrations identi­taires des personnages utilisés sur plusieurs registres en ubiquité. Ainsi, Sœur Thérèse, nonne catholique française volant vers Port-au-Prince, est-elle, devient-elle Sonja, mais l’hôtesse de l’avion d’Air France est elle aussi un reflet, un écho de chair de cette même Sonja. Le personnage féminin au centre des Les possédés de la pleine lune, Saintmilia, réapparaît, en ancêtre, dans le cours de cette spirale décalée qui a son point de départ dans le XXème siècle mais bascule -avec les mêmes personnages- dans les parages de la Révolution française et du Consulat. D’autres personnages resurgissent des Possédés de la pleine lune, comme Agénor dont la liaison avec Violetta, la fille de l’eau, se découvre plus clairement ! Ainsi Aube tranquille se trouve-t-il paradoxalement être à la fois source et continuation des Possédés de la pleine lune.

L’histoire se développe selon une totale absence de critère, dans cette liberté absolue si chère aux spiralistes, ne suivant que les à-coups, les transpositions et les métamorphoses du rêve. Aube Tranquille n’est donc pas un roman au sens habituel du genre : physique­ment, on remarque d’emblée l’absence de ponctuation, du moins trouve-t-on des virgules, des points d’exclamation ou d’interro­gation, mais aucun point. Donc pas de délimitation temporelle ou spatiale, l’auteur peut à loisir croiser son récit en superposi­tion immédiate sur plusieurs époques et différents endroits et les actions elles-mêmes, brusquement coupées sur un geste commencé ou un mot prononcé, se continuent ailleurs et à une autre époque (technique habituelle au montage cinéma mais qui offre une déconcertante fluidité à l’écrit, l’imaginaire du lecteur fonction­nant alors en « collage » !). Pas de point, donc pas de vrai repère.

Sœur Thérèse rêve-t-elle durant le vol ? Écoute-t-elle la cassette que sa mère, en veine de lâche confidence, au moment du départ lui a glissée dans les mains avec le magnétophone ?
Le début de cette histoire-multiple s’ouvre en 1775, sur l’île de Saint-Domingue : Saintmilia est une vieille esclave de l’habita­tion du riche Suisse Wolf von Schpeerbach, époux de la très belle (et très dure) Sonja Biemme de Valembrun Lebrun. Parallèlement, de nos jours, Sœur Thérèse a pris place dans l’avion qui la mène (la ramène ?) en Haïti. Elle n’avait pas souhaité prendre le voile, c’est une histoire secrète de famille qui l’y a menée et elle n’en connaît personnellement pas les causes. La cassette l’éclairera peut-être. Elle plonge dans l’ambiguité de sa situation qu’elle confond avec son ambivalence amoureuse. L’hôtesse s’appelle Sonja, comme cette ancêtre mythique dont il lui faut endosser la peau pour une expiation qu’elle n’envisage que d’une façon religieuse. Mais la peau de Sonja est celle d’une femme d’obsession sexuelle. Comme dans la perception onirique, les personnages se meuvent et mutent en se fondant les uns dans les autres.

De larges plages s’ouvrent pour que se déploie la biographie de l’ancêtre Sonja, la maîtresse blanche toute-puissante et malfaisante. Émanation du diable. Et le baron suisse qui eut le malheur d’être son mari s’abandonne à écrire ses mémoires. L’ambiguité de Sonja sera -surtout- d’être une maîtresse odieuse et sadique avec ses esclaves mâles ou femelles, tout en désirant secrètement livrer son corps à la fougue de Salomon, le Nègre instruit, frère de lait de son propre mari le baron Wolf, lui aussi élevé au sein de Saintmilia. Les personnages masculins de ce roman sont encore plus maltraités que dans les Les possédés de la pleine lune : en opposition à la cohorte (« la théorie » écrirait Alexis) de personnages féminins bardés de fortes personnalités, Wolf et son fils (quelque peu ectoplasmique) s’agitent mollement dans la perspec­tive continue de la vanité des actions et du temps humains. Il est donc logique que Klaus s’entiche de Chateaubriand qu’il fréquen­te, un moment, assidûment. Même Salomon, tout instruit qu’il soit, n’est guère mieux loti : s’il pense en Noir, il ne cesse d’agir en Blanc et ne peut échapper à son sort de victime.
Wolf, donc, vieux loup solitaire, acquis aux idées libéra­les, laisse néanmoins sa femme prendre le pouvoir sur l’habita­tion et y faire régner la terreur, faisant torturer pour des peccadilles, allant même jusqu’à faire dépecer vive une jeune fille, Carmen, maîtresse d’un gérant espagnol, pour en saler le corps afin de l’offrir en pâture à ses frères de misère et tanner la peau pour s’en faire une descente de lit... Soeur Thérèse, toujours dans son avion, se contente de dévorer des yeux l’hôtesse noire Sonja, tout en évoquant ses troubles amours avec Soeur Hyacinthe. Sœur Thérèse se révèle lentement à elle-même par la cassette qui déroule son histoire ancienne, dénude ses racines vives, faisant soudain l’amour avec cette Sonja, avatar d’un Salomon féminisé, d’une Carmen ressuscitée, qu’elle sacrifie une fois de plus et dont l’âme retombe de l’avion sur cette terre-Afrique.

Wolf reprend sa biographie sans cesse interrompue et se noie dans le XVIIIème siècle. Sonja, fille sauvage de Bretagne est devenue maîtresse en Haïti. Brouillage romanesque : les existences se superposent au rythme haletant des corps à corps de guerre et d’amour. Sonja se montre de plus en plus sauvage et Wolf de plus en plus humain. Klaus, leur fils, n’aura de vie qu’une fois homme et évadé du carcan de l’île. Sonja, blonde aux yeux bleus se rêve haïtienne à peau noire, n’étant plus que pur bloc de haine de n’oser pas être ce qu’elle est. Elle se refuse à son mari et le torture à chaque instant de sa vie. Intervient brusquement le mythe du masque des Biemme, masque de cuivre qui adhère à la peau de celui qui ose le porter. Souvenirs entremêlés, malédictions, « sentiment du néant entre deux rêves de vie » (p.74), et tandis que Sonja fonce vers la folie et sa propre perte, Wolf en est réduit à se confier à sa maîtresse Cécile, bourgeoise avant l’heure, ayant déjà le sens de la négociation des virages historiques qui font que les fortunes établies demeurent toujours entre les mêmes mains... Wolf ne l’écoute pas et monologue « je ne cherche pas à me détruire, je cours après ce que je fus, habiter ma mémoire, habiter la mémoire de mon enfance. »(p.79). Trajectoires inverses, Wolf -celui qui a bu les larmes de son passé- ne peut être zombifié. Il essaiera toujours d’être actif et demeurera conscient.

Sonja éveille des émules parmi ses ennemis : ainsi la négresse Toukouma, la terrible rebelle. Nouvelle loi du Talion. Tandis que se rapprochent Salomon le Nègre instruit et Wolf le Blanc éclairé. A travers ses visions de transe, l’éternelle Saintmilia, qui « voit » le passé et l’avenir mais ne peut rien faire, fille d’Afrique en Ti Mèmè N’Kedi, va devoir rameuter tous ses dieux pour lutter malgré tout contre le grand diable de Sonja, « l’épouse d’un destin, pas d’un homme. » (p.165). Et Sœur Thérèse rêve toujours dans son avion. Sur l’habitation, le vodou prend place sous la vigueur déchaînée de Ti Mèmè N’Kedi qui appelle à la rescousse Damballah-Ouèdo, le dieu-Couleuvre. Sonja manque alors de peu de périr noyée... sauvée des eaux par Salomon, le fils de Saintmilia alias Ti Mèmè N’Kedi ! Mais le Nègre a touché la blanche maîtresse, accentuant encore le délire de Sonja qui réclame sa castration. Wolf est seul, loin, en Suisse, à la recherche de ce fils qui lui échappe et du sens de l’histoire qui lui glisse entre les mains. En France, c’est la Terreur. Klaus trafique avec les Chouans. Soeur Thérèse, enfin arrivée, écoute encore cette cassette qui lui ressasse son histoire ancienne. Son sang, ses racines... La révélation étant faite, elle va s’en imprégner lentement, et devenir réellement celle par qui l’horreur est arrivée -sacrifice très chrétien- afin de la sublimer. Sœur Hyacinthe, amante de Sœur Thérèse, explique enfin la conception chrétienne de « l’amour pour souffrir » (p.190) que Sœur Thérèse-Sonja oppose évidemment à l’amour nègre libre et joyeux célébré dans le vodou. Frustration de l’amour pour le fils d’un dieu improbable, lui répondent les caresses masturba­toires de Sonja, face à son époux qu’elle refuse, et rêvant au Nègre Salomon, sous le regard figé du masque des Biemme. Une appartenance maléfique qui colle à la peau.

Saintmilia, personnification d’Haïti, a beau toujours lever le poing, risible menace face à l’obsession blanche de possession totale, Sonja finit par castrer son Nègre même si cela lui coûte la vie, et Saintmilia reste là, le petit poing levé, éternelle. Sonja -le monde blanc- l’est tout autant, toujours avide de persécuter même si, par là-même, elle -il- se perd.
Sonja la maîtresse blanche, Sœur Thérèse (avatar de Sonja) femme de foi missionnaire, sont autant de dangers dressés contre Saintmilia, toujours vivante, poing levé. Haïti n’oublie pas :

« au commencement était l’Afrique »
Fin ... ou début ?

Philippe BERNARD