Les yeux dans les étoiles

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige…

George se retourne brusquement et ne voit plus le vieillard.
Seule la fenêtre est entrouverte et laisse entrer dans la pièce des flocons de neige et des bourrasques de vent déchaîné.
George sent des sueurs froides couler le long de son dos, puis s’empresse de fermer la fenêtre. Il se plante devant le miroir de la salle de bain où la lumière clignote à chaque trombe de vent en même temps que tremble la maison.
Sa tête se met à tourner, puis ses paupières tombent petit à petit, mais avant que ces dernières ne se ferment complètement, George voit une ombre passer au-dessus de lui.
Puis c’est le noir total. Quelques secondes après, il sent sa tête cogner sur le carrelage.
De longues heures s’écoulent…
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Quand George se réveille, il est assis sur le canapé, le soleil pénètre par la fenêtre et inonde la pièce de lumière.
George se lève péniblement puis regarde autour de lui ; la télé est allumée, l’ampoule de la salle de bain est éteinte et le calendrier indique : 11 décembre.
George cherche partout dans la pièce, mais ne trouve aucune trace du vieil homme. Il émet alors plusieurs hypothèses.
La première, la plus probable, est qu’il se serait endormi devant la télé et aurait simplement fait un mauvais rêve. Quant à son mal de tête, il ne serait que le résultat d’une longue journée de travail.
La seconde hypothèse, plus terrifiante, est qu’un voleur aurait profité de la bonté de George pour entrer dans l’appartement et l’assommer.

Après réflexion, George, affolé, s’empresse d’ouvrir le tiroir en bois dans lequel il range précieusement sa petite bourse.
Il y retrouve le porte-monnaie en tissu verdâtre usé par le temps. Il tire sur la fermeture éclair pour ouvrir la bourse, puis feuillette les quelques billets qui s’y trouvent.
Derrière l’un d’eux, il découvre une petite photo qu’il n’avait jamais vue.
Il dépose le porte-monnaie et observe le portrait. Il est en noir et blanc, et abîmé par les nombreuses années écoulées. Un grand-père et une grand-mère sourient sur le cliché. Celle-ci tient un enfant dans ses bras.

George sent ses yeux s’embuer, puis deux grosses larmes se mettent à couler le long de ses joues.
Les deux gouttes atterrissent sur la photo. George passe la main sur ses yeux pour les essuyer, puis il se mouche.
George n’avait pas pleuré depuis de nombreuses années, et en quelques secondes, il a évacué tout ce qu’il gardait au fond de lui. Il se sent maintenant libéré et disposé à trouver cette personne qui lui a permis de se débarrasser de toute cette tristesse enfouie depuis trop longtemps.
Après avoir retrouvé ses esprits, George laisse échapper de ses mains la photo qui se retourne.
Il découvre alors une petite phrase écrite à l’encre noire qui dégouline, suivie d’une signature :

« Contemple les étoiles, elles te guideront vers ton avenir… P. »

George ne comprend rien à cette phrase. « Contemple les étoiles », mais dans quel but ? Et pourquoi ce « P. » ? Que cela signifie-t-il ? Des centaines de questions se bousculent dans la tête du pauvre jeune homme complètement perdu.
Il passe l’index sur l’écriture qui tache son doigt. Il constate alors que l’encre n’est pas complètement sèche.
Mais en un rien de temps, celle-ci s’efface comme un souvenir…

Jusqu’au soir, George réfléchit longuement à ce qui est inscrit au dos de la photo, puis il a une idée : il met le cliché dans sa poche, prend une chaise de la salle à manger et se dirige vers la chambre.
Dans celle-ci se trouvent une grande armoire, une petite table de chevet et un lit. Au-dessus de ce dernier, il y a une fenêtre de toit.
George ouvre la fenêtre, pose la chaise et monte dessus en tremblant de peur de tomber. Il sort sur le toit.
Sa maison est recouverte de tuiles rouge sang. George s’assoit, puis comme le message le conseillait, il contemple les étoiles.
Ce soir-là, il n’y a ni neige ni pluie et la température est suffisamment douce pour passer un moment dehors.
Aucun nuage ne masque les étoiles et la lune est au rendez-vous. Elle est ronde comme un énorme fromage éclairant l’horizon, on peut même apercevoir ses cratères.
George prend ses genoux entre ses bras et ferme les yeux.
La puissante lumière de la lune passe à travers ses paupières.
Cela n’empêche point des pensées de traverser son esprit, tel un doux ruisseau de sensations.

« N’est-ce pas merveilleux ? », demande soudain une voix derrière lui.
George sursaute, se retourne d’un bond et aperçoit le vieillard.
Effrayé, il observe l’homme poser son sac de voyage et s’asseoir à côté de lui. Il ne voit que son incroyable sourire rayonnant de bonheur et ses cheveux blancs comme neige qui débordent du même bonnet noir que la veille.
Puis le vieil homme dit :
« Il y a bien longtemps que tu n’as pas fait ça, n’est-ce pas, George ? »
George ne comprend pas un traître mot de ce que lui conte le vieillard, il répond bêtement :
« Peut-être… oui... »
Il lève la tête et contemple la lune pendant de longues minutes. Tout est calme, seul le bruit de la chouette hulotte se laisse entendre dans les grands chênes de la forêt voisine.
Le jeune homme, perdu dans ses pensées, en a même oublié la présence du vieillard assis à ses côtés.
George tourne la tête pour voir si ce dernier est toujours là, mais il s’aperçoit qu’il a disparu une nouvelle fois.

Affolé, et émettant à nouveau l’hypothèse d’un rêve, George se pince brutalement le bras en fermant les yeux, puis il les rouvre.
Il est toujours sur le toit et le vieillard, absent.
En revanche, le fait de se pincer ne lui a fait ressentir aucune douleur.
À nouveau, sa tête tourne comme une toupie, l’obligeant à fermer les yeux…
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George se réveille. Il est allongé sur le canapé, il a alors une sensation de déjà-vu.
Il s’empresse de regarder son calendrier qui indique : 11 décembre.

Quel choc ! Il a l’étrange impression d’être enfermé dans une journée qui tourne en boucle. Il prend peur et se lève d’un bond.
En faisant un pas en arrière, il heurte la table basse où est posée une photo semblable à celle de la dernière fois.
Elle montre exactement les mêmes personnes au même endroit.
George retourne la photo puis découvre un nouveau message :

« Par la fenêtre, tu découvriras la nature et ses merveilles… P. »

George se précipite vers la fenêtre, la photo à la main.
S’en suit alors une longue attente. Le jeune homme observe la nature, la neige a cessé de tomber, mais cette dernière recouvre tout le paysage.
Seules les fines traces de quelques animaux courageux sont creusées dans la neige au pied de la maison.
Le soleil, qui s’est déjà levé, se reflète dans une légère couche de neige pailletée.
George en oublie même la boucle dans laquelle il est coincé et la photo qu’il a dans la main.
Son esprit a une forte capacité à fuir, même quand la peur est présente.
Alors qu’il est plongé dans l’apaisante couleur de la neige, un phénomène le sort brutalement de sa rêverie.
Quelqu’un frappe à la porte. George va ouvrir et découvre un vieil homme au sourire chaotique, vêtu d’un long manteau noir et coiffé d’un bonnet noir sous lequel débordent quelques touffes de cheveux accordés à la neige. Il porte sur son épaule un sac de voyage.
Le vieillard enlève son bonnet et secoue ses cheveux.

Il pose le sac et George reconnaît... son papy !

Tous deux se prennent alors dans les bras et, une nouvelle fois, des larmes se mettent à couler sur le visage de George.
« Où vas-tu avec cette grande besace ? », l’interroge-t-il.
« Je m’en vais rejoindre les étoiles, dont la plus belle de toutes... ta grand-mère », lui répond le vieil homme d’une voix douce.
« J’étais tellement préoccupé par mon livre… J’ai passé de trop courts instants avec toi ! » balbutie George complètement démoli.
« Les moments passés avec toi étaient magnifiques, et même s’ils étaient de courte durée, je ne les oublierai jamais. Mais promets-moi de continuer à contempler les étoiles et à entendre leurs rires », demande le vieillard en passant sa main dans le dos de George pour le réconforter.

Sans même que le jeune homme n’ajoute un mot, il ne sent plus le corps de son grand-père contre lui…

Depuis, tous les soirs, George monte sur le toit pour observer les étoiles. Et à chaque fois, il entend des rires provenant de deux d’entre elles…