Longue vie à elle

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise se dirigea vers cette étrange épave. Chacun de ses pas augmentait le puissant trouble qu’elle ressentait. Après ces éternités de doutes, après avoir déployé la plus formidable énergie en des recherches toujours vaines, toujours décevantes, il semblait bien à Lise que sa quête touchait finalement à son terme. Presque par hasard, pourtant. Sans cette tempête, jamais cette terre n’aurait ressurgi des tréfonds du passé.

Les desseins de ceux qui régissent les lois naturelles et les destins des hommes sont parfois bien étranges, pensa sinistrement Lise, écartant de la botte les amas de varech odorant qui lui faisaient obstacle. A mesure qu’elle avançait, il lui semblait que le sang lui battait aux tempes avec une violence redoublée, lui donnant toujours plus de peine à respirer convenablement. Elle s’arrêta, inspira et expira longuement l’air marin rendu comme coupant par la tempête, puis se força à reprendre sa marche. Elle ne pouvait pas se permettre de tarder. Sous peu, des hordes de journalistes assailliraient l’endroit, puis des paléontologues en interdiraient l’accès le temps de faire leur recherche – ou bien l’inverse, selon qui des deux indésirables arriverait en premier. Nul doute que ni les uns ni les autres ne seraient déçus par leur découverte ; seulement, Lise ne pouvait leur laisser la primeur sur ce qu’elle avait à faire. Elle avait attendu trop longtemps, bien plus que quiconque au monde.

Pourtant j’ai peur, réalisa-t-elle en sentant le cœur lui battre au bord des lèvres. Elle savait à peine pourquoi elle était venue. Tout semblait s’échapper au bout de ses doigts, comme des reflets brillants sur l’onde. Pour distraire son esprit enfiévré, elle voulut se remémorer l’image de la forêt telle qu’elle était à l’époque, majestueuse et indomptée par l’Homme ; mais la vision concrète des essarts sinistres interdisait à toute imagination de se développer, et seules de très vagues formes s’esquissèrent dans l’esprit de Lise. Il n’y avait pas de mer, ici, à l’époque. Cela, du moins, elle en était fermement convaincue, et elle se raccrocha à cette conviction insignifiante comme à la seule qu’elle puisse avoir.

La boule qui s’était installée dans sa gorge grossissait à chaque pas tandis qu’elle se rapprochait de la forme échouée. A présent, on ne pouvait plus nier qu’il s’agissait d’un corps ; c’en était évidemment un, sous les masses de goémon frais qui l’alourdissaient. On devinait plus qu’on ne voyait un bras, une jambe se former sous ce désordre spongieux, mais on ne distinguait aucun trait, pas même une face. Quoique peu surprise de trouver ce cadavre ici, hors d’une sépulture, l’émotion de Lise n’en fut pas moins intense : elle resta debout un long moment, à fixer le tas humain, bouche bée et tremblante, avant de s’accroupir auprès de lui. Avec une délicatesse pleine de mille précautions, elle entreprit de débarrasser le corps de la masse brunâtre du varech ; après tout, si par miracle le corps avait subsisté ici, malgré la présence de la mer qui aurait dû le pourrir, depuis des temps immémoriaux, ce n’était pas pour qu’elle le fasse tomber en poussière maintenant à cause d’un excès de fébrilité !

Ayant débroussaillé le cadavre de son habit végétal malodorant, Lise découvrit, ou plutôt eut la confirmation de deux choses auxquelles elle s’attendait – et que peut-être, au fond d’elle, sans se l’avouer, elle redoutait — : d’une part le corps était parfaitement conservé, momifié par une main humaine ; d’autre part, c’était bien la violence de la tempête qui l’avait sorti de la sépulture où il dormait depuis la nuit des temps, à l’abri des flots salés qui s’insinuaient naguère sous la dune pour tenter sans succès de décomposer sa chair sèche.

Cela voulait dire que c’était bien le corps qu’elle cherchait.
Lise étudia avec attention le cadavre desséché qu’elle avait sous les yeux. Le temps avait effacé toute beauté de ce visage figé, parcheminé depuis des milliers d’années. Les orbites vides semblaient s’ouvrir sur les horreurs muettes qui s’étaient produites près de quatre mille ans plus tôt ; la bouche aux lèvres retroussées révélait une grimace jaunâtre qui, peut-être du fait de la momification, arborait à présent une expression crispée comme par le choc – et, Lise le savait, par la rancune et le sentiment de trahison. C’était assurément le cadavre le plus expressif que Lise avait vu de sa longue vie ; mais il était probable que, sans se l’avouer, elle projetait une grande partie de ses propres émotions sur ce visage dont elle souffrait qu’il ne lui soit pas plus familier. Pourtant les entrelacs de tatouages incantatoires, la lunule d’or du défunt, sa dague de bronze rituelle, tous ces éléments frappaient Lise au point de la faire trembler, car ils attestaient que sa quête, pour le meilleur ou le pire, touchait à sa fin. Elle ne reconnaissait pas, à proprement parler, cet homme ; mais elle le connaissait.

Passant outre l’idée qu’en touchant le corps, elle risquait de l’altérer - et que ce qu’elle faisait était réprouvé par n’importe quel chercheur ou scientifique de son temps - elle laissa filer ses mains le long des vêtements de l’homme. Il devait avoir sur lui un objet en particulier, l’objet pour lequel elle avait déployé tous ces efforts et vaincu même sa répugnance à regarder en face le cadavre préhistorique au regard d’un vide accusateur. Ses doigts effleurèrent la couture intérieure du tissu rêche, et défirent sans ménagement la doublure de sa tunique fragilisée par les millénaires. Une sorte de toute petite amphore rescellée, pas plus grande que la main, était cachée dans cette poche secrète. S’en emparant, Lise la porta à ses yeux. C’était bien elle ! C’était bien cette maudite amphore qu’elle avait désespérément cherchée depuis une éternité !

Elle renversa la tête en arrière, comme extasiée par le toucher rugueux de l’argile cuite. Ses yeux se fermèrent, non sur le ciel lavé par l’orage, mais sur des souvenirs du fond des âges, qui rampaient et jaillissaient des limbes de sa mémoire où ils s’étaient péniblement effacés siècle après siècle, millénaire après millénaire. Ce temps où elle n’était pas Lise, ni aucun des autres noms associés à aucune des autres identités qu’elle s’était créée pour traverser les époques ; non, ce temps où elle portait un nom fier et sauvage qu’aucune langue actuelle, trop molle et douce, n’aurait su prononcer correctement. Ce nom qu’elle avait tremblé d’oublier, de voir se noyer dans sa longue errance, et qui lui revenait enfin.

Ce nom qu’il prononçait si souvent, avec un feu intemporel dans le regard, cet homme qui était étendu à ses pieds, au-dessus de la tombe qu’elle lui avait creusée de ses propres mains, cet homme qu’elle avait momifié elle-même pour figer sa dépouille à l’abri des outrages du temps.
Celle qui ne s’appelait plus Lise se rappela avec extase, avec bonheur, la plénitude de leur jeunesse lorsqu’ils pérégrinaient ensemble dans les terres vierges environnant la cité préhistorique dont ils étaient issus. Leur amour était alors presque davantage une amitié, ayant été élevés côte à côte depuis l’enfance, et elle pensait que jamais rien ne pourrait se mettre entre eux. Si elle avait su, alors, du peu qu’il suffirait…

Il avait suffi d’un convoi de marchands venus de l’Est qui s’était arrêté dans leur cité pour quelques mois. Il avait suffi d’une de ces étranges amphorisques d’argile que leur avait confié un très vieux voyageur qui disait ne pas vouloir l’utiliser pour lui-même, en échange de l’hospitalité qu’elle et lui lui avait offerte pour la nuit. La fiole, disait le vieux, recelait une potion d’immortalité… Mais une seule et unique dose, capable de sauver de la mort celui qui la boirait le premier. Le vieux avait expliqué comment cette magie ancienne et mystérieuse permettait d’aspirer par la bouche l’âme d’un vivant, celui dont on était si proche que les deux essences se brouillaient presque, et grâce à cette âme sacrifiée, indéfiniment prisonnière et tenant hors de portée la mort, l’on pouvait fuir le trépas indéfiniment. Celle qui n’était alors pas Lise n’avait compris que bien plus tard – bien trop tard – que cet homme était sûrement l’envoyé d’un dieu mauvais qui les avait pris pour cible, elle et son époux, par goût du mal et de la destruction.
Ils s’étaient promis de ne pas la boire, puisqu’un seul d’eux pouvait y prétendre, et en sacrifiant l’autre.
Leur vœu avait tenu trois jours avant qu’ils ne commencent à s’entre-déchirer.
Elle n’avait pas eu l’intention de le tuer, c’est ce qu’elle s’était répété durant une éternité pour s’en convaincre. La vérité, c’est qu’elle était incapable de se rappeler de l’intention qui avait animé sa main lorsqu’elle lui planta sa dague dans le cœur, attrapant l’amphorisque qu’il n’avait pas eu le temps de boire d’une autre main. Elle se rappelait seulement qu’il était mort une malédiction au bout des lèvres, qu’elle avait effacée en suçant son âme au bord de sa bouche. Ainsi habitée à jamais par l’esprit sans repos de son amant, elle avait vaincu la mort – du moins le croyait-elle ; en fait, elle avait stupidement renoncé au privilège suprême de pouvoir y prétendre.
Elle vivait depuis. Il ne lui fallut guère plus que sa septième vie pour commencer à mesurer l’ampleur de l’erreur qu’elle avait commise. Mais il était déjà trop tard ; cela faisait longtemps qu’elle avait abandonné la cité de son enfance, détruite par les razzias de peuplades belliqueuses voisines, et qu’elle ne savait plus retrouver l’emplacement précis où elle avait enterré le corps de son époux. Les modifications géologiques de la région avaient parachevé de l’empêcher de retrouver la localisation de la tombe.

Elle avait bien tout tenté pour mourir ; aussi bien par l’abandon total de son corps que par des tentatives plus violentes à son encontre. Rien n’y avait fait : en lui donnant la jeunesse éternelle, la potion maléfique l’avait aussi assurée de ne jamais pouvoir s’y soustraire, à moins qu’elle ne remette à sa place l’âme qu’elle avait volée.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle était de nouveau Lise. La toujours jeune, mais si profondément fatiguée, si insoutenablement exténuée Lise. A présent, plus de quatre mille ans de souffrances inouïes touchaient à leur fin. Lise et toutes celles qui l’avaient précédée pourraient enfin trouver la paix, en la rendant à sa toute première et toute dernière victime. Elle n’aurait besoin, elle en était certaine, que du fond de liquide qui restait dans l’amphore. Des dernières gouttes accumulées dans la panse d’argile, elle pourrait tirer un souffle suffisamment puissant pour réinsuffler son âme dans le corps de son époux, et pourrait ainsi enfin mourir.

Du doigt, elle gratta le sceau d’argile dont elle avait recacheté l’amphorisque avant de la cacher dans la tunique de son homme, honteuse comme si quiconque pouvait connaître son lâche secret. Il y avait bien, au fond du creux à la base du pilon, un infime reste de potion sur lequel le temps n’avait eu guère plus d’emprise que sur Lise. Il n’y avait là que de quoi former une seule goutte.

Cela suffira-t-il ? s’inquiéta-t-elle. Mais elle était trop pressée de le découvrir pour se questionner davantage. Elle ne prit pas le temps de faire ses adieux au monde, ni à cette vie dont elle ne supportait plus la simple idée, cette vie qui était devenue depuis une éternité une torture.
A genoux dans le varech, Lise porta l’amphorisque au-dessus de ses lèvres, une main doucement posée sur la gorge de son amant. Il était mort des millénaires avant elle, se dit-elle, mais ils partiraient tout de même ensemble, dès l’instant où elle aurait rendu à la mort l’âme de son époux, et qu’elle ajouterait en tribut la sienne.

On ne peut se jouer de la mort ; on ne devrait même pas essayer, car elle sait rendre son absence plus cruelle que sa venue. La vie n’est belle que parce qu’elle prend toujours fin.

Ce furent les dernières pensées cohérentes de Lise. Elle renversa l’amphorisque au-dessus de sa bouche, la tête en arrière…
Pendant d’interminables secondes, la goutte unique se forma du fond de l’amphore, roula lentement le long de la courbe de la panse, s’accrocha un dernier instant au bord de la lèvre d’argile…
La goutte tomba sous le coin de la lèvre de Lise.
Puis glissa sur son menton, et se dilua dans l’océan.