Luna et la lune

Manon LOUSTAU, en 3ème au college Chambéry, Villenave d’Ornon (33), classée 2ème ex-aequo de l’académie de Bordeaux

Luna et la lune

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

La silhouette à ses côtés s’agita timidement. Dans l’obscurité naissante, il était difficile pour Victor de discerner les traits du visage qui lui faisait maintenant face. Cependant, des cheveux légèrement dorés encadraient un visage où apparaissaient deux grands yeux bleus. Le teint livide, les lèvres pourpres, ce visage cristallin laissa Victor troublé.
« Je … Je m’appelle Luna. »
La voix angélique de Luna résonna sur les toits comme une berceuse. Victor était envoûté par le charme de la fillette.
La nuit était tombée sur la ville. La lune, dont la lumière diaphane éclairait les toits, veillait sur les deux personnages. Sous un ciel tapissé d’étoiles, Victor et Luna se mirent à discuter. Victor se prit de passion pour l’histoire étonnante de la fillette, orpheline elle aussi.
Il y a quelques temps, elle s’était attardée devant la vitrine d’un magasin de jouets. Les poupées de chiffon y dansaient dans les bras d’automates tandis qu’une pluie d’étoiles filantes s’abattait sur eux. Un peu plus loin, une armée d’ours en peluche défendait le petit train tournant autour d’une jolie maison de poupées. Fascinant, cet univers fantastique retint son regard. Elle se prit à rêver, une fois de plus, à cette famille qu’elle avait perdue. Une mère qui lui tenait la main, et un père lui montrant les belles vitrines. Tout cela n’était qu’illusion, mais elle avait des étoiles plein les yeux. Un frisson d’air froid la parcourut, comme un sentiment de peur. Dans la rue inondée de passants, elle était seule.
Seule dans ce monde.
Elle qui s’imaginait depuis si longtemps la famille qu’elle n’avait plus, elle se retrouvait maintenant abandonnée de tous, même de ses rêves ! Impossible qu’elle ai tout oublié ! Elle ne voulait pas y croire, mais qu’aurait-il pu arriver d’autre ? La seule solution, improbable certes, était qu’on lui ai volé son rêve durant l’étrange frisson. Elle décida dès lors de partir à la recherche du songe perdu, même s’il lui fallait parcourir le monde.
Les rêves. Victor connaissait les rêves, il les chassait depuis quelques temps. Il n’en avait jamais volé, mais il savait que certains chasseurs peu scrupuleux le faisaient. Il décida d’aller chez monsieur Paul, il avait vu de nombreuses caisses dans la bibliothèque de son bureau. Peut-être y trouveraient-ils un indice !
Les deux amis se mirent en route. Ils glissèrent le long d’une cheminée et se retrouvèrent dans la vieille bâtisse du coin de la rue. Victor se rendit dans le bureau où, chaque matin, il allait remettre les rêves en échange de quelques pièces. Luna le suivit.
Face à eux, la grande bibliothèque en ébène de monsieur Paul se dressait, imposante, garnie de nombreux livres tous plus épais les uns que les autres.
Sauf sur l’étagère du milieu.
Sur l’étagère du milieu, on apercevait de minuscules boîtes dorées. Pour la première fois, Victor s’aventura au-delà du bureau et s’avança vers la bibliothèque.
Sur les boîtes dorées, de petites inscriptions : « Rêves Bleus » ; « Rêves anodins » ; « Rêves utopiques » ; « Mauvais Rêves » ; « Rêves prémonitoires » ; « Beaux Rêves » ; « Rêves éveillés » ; « Rêves inaccessibles » ; « Rêves de jour » ; « Hallucinations inutiles ».
Victor n’en connaissait pas autant, il n’en chassait qu’une partie. Il se demandait comment monsieur Paul avait pu se procurer autant de songes, si particuliers et difficiles à attraper.
Victor parcourut les boîtes. Le rêve de Luna, où pourrait-on le trouver ? Ce n’était pas un rêve bleu, ni une hallucination inutile. On ne pouvait pas le classer dans les rêves anodins, et difficilement dans les rêves de jour. Ce pourrait être un rêve éveillé, un beau rêve. Un rêve inaccessible ou utopique, peut-être. Victor ouvrit légèrement la boîte « Beaux Rêves ». Quelques songes s’en échappèrent, filant vers les toits en fines brumes. Aucune trace du songe de Luna. Il parcouru d’autres boîtes au hasard, mais il ne s’y trouvait pas non plus. Tel un mirage, il semblait avoir disparu.
La recherche infructueuse ne décourageait pas Victor. Toutes les boîtes n’avaient pas encore été ouvertes. Il avait laissé filer plusieurs songes, et certains flottaient encore dans la pièce, ne trouvant pas d’issue. Sans trop y croire, il ouvrit une dernière boîte « Rêves éveillés ».
C’est alors qu’un tout petit rêve rose s’échappa. Il avait ces nuances propres aux rêves les plus jolis, et voguait délicatement dans la pièce. Sans hésiter, il vint se nicher auprès de Luna.
Le rêve de Luna, le sien, venait peu à peu l’habiter, l’emplissant d’une joie euphorique propre aux plus simples plaisirs.
« Victor ! Viens voir ! Viens voir ! Viens visiter mon rêve. »
Et la fillette raconta son voyage, les pays qu’elle avait traversés, seule, à la recherche de son rêve.
Elle raconta le froid des plaines d’Antarctique. Le vent glacial qui fouettait son visage. Du blanc, toujours du blanc, à tel point qu’on ne distinguait plus la terre et le ciel.
Elle raconta la chaleur pesante des soirs d’été sur la mer rouge. Le soleil se couchant derrière les collines, et le frémissement de l’eau au rythme de la terre.
Elle raconta les nuits glaciales du désert. Le froid qui s’infiltrait partout, et les tempêtes de sable balayant tout sur leur passage.
Elle raconta la terreur des pays en guerre, où les familles vivent terrées, perdant un fils, perdant un frère. Ces familles réveillées par les bombes s’écrasant sur la ville endormie.
Elle raconta le monde, depuis le toit de l’univers.
Par la fenêtre entrouverte, la lune souriait.
C’est alors que monsieur Paul, imposant, les yeux bleu azur et le crâne un peu trop dégarni pour son âge, entra. Il avait cette démarche imposante des gens de grande taille, cette démarche magistrale et mystérieuse.
« Mes rêves ! Qu’avez-vous fait de mes rêves ? »
« Où les avez-vous trouvés ? D’où viennent-ils ? »
« Je … je les ai volés » avoua monsieur Paul.
Comme Victor le pensait, c’était monsieur Paul le mystérieux voleur de rêves. Monsieur Paul, qui volait des rêves de jour, pour compléter à tous prix sa collection.
Devant la mine profondément déçue de Victor, il s’adressa alors aux enfants :
« Pour me faire pardonner, vous pouvez choisir le plus beau des rêves de ma bibliothèque, celui que vous choisirez. Ensemble, vous l’habiterez. Ainsi, je n’aurai plus de remords, en pensant que j’ai volé le rêve d’un enfant. C’est pour moi une façon de me racheter. »
Victor et Luna ouvrirent la boîte « Beaux Rêves ». Un petit songe s’en échappa, tout léger et les enveloppa de son voile. Dans ce cocon de douceur, une collection de poupées, plus ravissantes les uns que les autres, les attendait. Des petits avions multicolores volaient à travers une chambre d’enfant. Un bateau miniature flottait sur un tapis de fleurs, prêt à prendre le large. De tous les coins, des ours en peluche applaudissaient. Au milieu, riant sous un tas d’oreillers, deux enfants s’amusaient.
Tout là-haut, confiante, la lune veillait.