Lyonel Trouillot, "L’amour avant que j’oublie" (2007)

L’amour avant que j’oublie , de Lyonel Trouillot (Actes Sud/Leméac, 2007)

Derrière une couverture de Steve Perrault (un morceau de son Internal Awareness, un Magritte revisité), se tapit le roman de Lyonel Trouillot. À l’image de l’île du tableau, c’est un roman de solitude. À la table, on repère trois parties : « L’Étranger », « L’Historien », et « Raoul ». Mais, c’est évidemment l’Écrivain qui nous raconte cette histoire.
Et cette histoire s’ouvre avec, en fond sonore obsessionnel, une rengaine populaire truffée de platitudes répétant à l’envi que l’amour est bleu. Mais c’est à l’âme que les personnages ont des bleus : quatre hommes que le hasard a heureusement réunis, qui refont le monde dans une vieille pension du centre-ville, quatre êtres complémentaires qui ont tissé entre eux les liens d’une puissante amitié. Quatre hommes qui racontent des pans de leur vie, qui écoutent, qui partagent, qui aiment. L’un parle plus que les autres, en s’inventant une vie palpitante qu’il offre en cadeau, par bribes comme autant de pépites, à ses amis, à ceux dont il a fait son unique famille. Tous ont quelque histoire à confier aux autres, certains ont du talent, d’autres moins, mais ils compensent par leur écoute fraternelle et leur générosité.
L’Écrivain n’en perd pas une miette car toute histoire est bonne à mettre en scène et sans doute plus encore celle des gens qu’on aime. Alors l’Écrivain fait ce pour quoi il est né. Il recrée le monde, comme Dieu. En mieux. Il a l’avantage de partir sur une base vécue. Il écoute les paroles et les silences, il pétrit les mots des autres et les redistribue à tous. À tous ? Voire. On apprend au détour d’une page que l’Écrivain a enfin osé aborder une femme dans le bar d’un hôtel. Et c’est à elle, c’est-à-dire au hasard, qu’il remettra le manuscrit du roman que nous sommes en train de lire. C’était, heureusement, elle aussi une lectrice attentive. Comme nous, elle a dû tomber sous le charme de ces personnages presque trop attachants. Et pourtant, ils sont vrais, on les écoute, on les croit, on les aime. On a toute leur vie, toute leur petite vie entre les doigts, et c’est comme les étincelles rouges d’un feu qui montent dans la nuit et toute cette chaleur qui nous pénètre tendrement dans la pénombre d’un brasier qui s’éteint et qui ne veut pas mourir. L’Écrivain nourrit une tendresse toute particulière pour l’Étranger qui entraîne chaque jour ses amis dans les interminables dérives de ses voyages : « Je n’ai jamais rencontré de personnages plus utiles que ceux qui habitaient ses murs. Je n’ai jamais voyagé aussi loin. » (p. 82).
Trouillot travaille en pointilliste, jamais le trait n’est forcé, notre imaginaire se complaît dans l’estompe. Ses personnages, comme autant d’amis, se serrent les uns contre les autres, font face au malheur qui toujours guette en Haïti, il les raconte, ils le protègent. Avec ce roman délicat en forme d’autobiographie rêvée, sous le masque de l’Écrivain, Lyonel Trouillot renoue avec sa veine poétique. Le lecteur savoure son art de la phrase-pépite déjà si richement mis en valeur avec ses Fous de Saint-Antoine ou son chauffeur de taxi si attachant à la recherche de la Rue des pas perdus. Car tous ces hommes souffrent d’aimer mal les femmes, chacun s’en tire avec ses propres pirouettes mais la femme reste toujours idéalisée, elle s’appelle « l’Autre » et demeure inaccessible ou dangereuse, elle n’est parfois qu’une image, caricature d’un idéal de roman à l’eau de rose. Parfois, mais c’est si rare, elle apparaît sous les traits généreux de Marguerite qui, elle, simplement, ne cherche jamais à comprendre, mais se contente d’aimer.
Plus que sur la solitude, ce roman se construit sur l’absence. C’est l’Écrivain qui conserve le dernier mot puisqu’il détient la clé des rêves transformés en histoires, comme il a manifesté l’absence par la révélation des confidences entrecroisées. Tisser la vie. Et l’Écrivain se réserve le droit à la « rature ». Il attend, lui aussi, la femme. Celle qui détient tout : sa vie et celle de ceux qu’il a tant aimés.

Philippe BERNARD