Maudite rédaction

Manon CAMPREDON, en 6ème collège Benjamin Malossane, Saint Jean en Royans (26), classée 3ème ex-aequo de l’académie de Grenoble

Maudite rédaction

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement. Le sang de Louise se glaça quand elle vit apparaître devant elle une horrible sorcière perchée dans un mortier : la Baba Yaga !
« Tu m’as appelée ? » ricana celle-ci en levant les mains vers Louise pour l’attraper.
La jeune fille se débattit comme un beau diable, mais la Baba Yaga avait une force prodigieuse : elle jeta dans son mortier Louise qui eut l’impression de tomber dans un trou sans fin. Sa tête heurta quelque chose de dur, et elle perdit connaissance. L’être maléfique l’emmena chez elle. Ce fut un voyage long et très pénible, car le mortier faisait des bonds gigantesques qui secouaient énormément. Louise se cognait sans cesse. La lune avait déserté le ciel piqué d’étoiles et elle ne voyait rien. Le froid l’envahissait peu à peu, car elle ne portait qu’un pyjama fin. Quand le jour se leva enfin, ils croisèrent un cavalier blanc monté sur un destrier blanc. On le distinguait à peine dans le paysage enneigé. Il les escorta jusqu’à une drôle de maison perdue au milieu d’une forêt obscure. C’était une cabane très ancienne, entourée d’une balustrade surmontée de crânes humains.
La Baba Yaga ouvrit la porte dont la poignée était faite avec un tibia, et poussa Louise à l’intérieur, puis l’enferma dans une cage dont le sol était jonché d’ossements. Elle ressortit en riant d’un air méchant.
Une ombre s’avança sans bruit vers Louise qui était terrorisée. C’était un loup au pelage grisâtre ; il boitait de la patte arrière gauche, et il lui manquait un bout de la queue. Il fixait la jeune fille de son unique œil bleu (l’autre était crevé). Il lui chuchota doucement :
« Comment t’appelles-tu ? »
Mais Louise, effrayée, se réfugia au fond de la cage sans rien répondre. L’animal murmura d’une voix douce :
« N’aie pas peur ! Je ne te veux pas de mal. »
L’adolescente bégaya :
« Je m’appelle Louise. Où suis-je ? Qui es-tu ? Pourquoi parles-tu ? »
« Tu es chez la Baba Yaga. C’est elle qui t’a emmenée ici. C’est elle qui m’a transformé en loup : avant j’étais un jeune garçon, j’allais à l’école avec mes amis, je suivais les cours de madame Agay, jusqu’au jour où ce monstre m’a capturé, comme elle a capturé et transformé tous ceux que tu vois ici. Nous sommes tous d’anciens élèves du collège, métamorphosés en animaux parce que nous avons osé maudire Baba Yaga. »
Louise regarda autour d’elle, et elle aperçut un chat noir qui dormait paisiblement près de la cheminée, un énorme ours qui vidait un pot de miel, une chauve-souris pendue au plafond, un serpent lové sur un fauteuil. Surprise, elle s’apprêtait à répondre à son nouvel ami, mais à ce moment-là, la Baba Yaga rentra, et chassa le loup d’un coup de pied.
L’être abominable s’adressa à Louise en éclatant de rire :
« Maintenant, c’est à ton tour. Je vais te transformer en corbeau ! »
Louise hurla de frayeur et cacha son visage dans ses mains. La sorcière ordonna à l’ours de la tenir pendant qu’elle lui faisait avaler une louche de la potion qui bouillait sur le feu. Le liquide amer coula dans la gorge de Louise qui sentit une chaleur intense l’envahir. Elle avait l’impression de rétrécir. Sa peau la piquait, ses doigts s’allongèrent et se collèrent, sa bouche devint dure. Des griffes poussèrent au bout de ses jambes. La Baba Yaga ouvrit une fenêtre et lui dit :
« Va essayer tes nouvelles ailes ! Mais tu dois être de retour avant le coucher du soleil. »
Louise s’élança et fut toute étonnée de voler. Elle déploya ses longues ailes noires et sentit le vent frais glisser dans ses plumes. Elle arriva près de son collège et se percha au bord d’une fenêtre. A travers la vitre, elle vit Madame Agay, qui lisait à ses élèves de 6° une histoire de vampires. A la fin du cours, le professeur leur donna un devoir : « Dracula est une figure… ». Remplie de pitié, Louise regardait tous ces garçons et toutes ces filles, en se demandant lequel ne ferait pas sa rédaction et prononcerait la malédiction qui permettrait aux vampires de le capturer…