Mémoire d’une jeune fille en feu

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi.

Je n’avais plus de cerveau. Je n’étais plus qu’une main, une main dans la sienne. Et un coeur qui bat comme si je venais de courir un 100 mètres. Jo ne semblait ni nerveux ni anxieux. Un… Deux… Trois… J’essayais de m’adapter au rythme de ses pas. Il était notre chef. Celui qui avait choisi nos pseudo. Le mien, c’était Cindy, le diminutif de Cinderella (mais ça, je ne l’ai compris que plus tard). Cendrillon, la souillon qui ramasse les cendres. Il ne nous manquait qu’un Kévin dans la bande pour être au complet.

Derrière nous, les voix pleines d’excitation et d’appréhension mélangées montaient souvent dans les aigus. C’était nos derniers pas tous ensemble, nos derniers pas avant de nous envoler chacun de notre côté. Nous avons franchi le portail du lycée. Une fois dehors, la lumière froide d’un jour d’hiver m’a éblouie et l’air frais, mélangé à quelques relents de cigarette, m’a glacée les narines et rempli les poumons.
Jo avait eu une idée géniale : réutiliser nos badges de stagiaire de 3e pour retourner dans les entreprises qui nous avaient accueillis pendant une semaine. On avait un prétexte tout trouvé : remettre une copie de nos compte-rendus.

On était le 4 mars 2020, la veille du jour du grand dérèglement climatique. Frapper fort. Nous n’avions que ça en tête. Des experts l’avaient annoncé : « à partir du 5 mars, la biosphère française -c’est à dire les forêts, les sols, les océans- ne sera plus en capacité d’absorber les gaz à effet de serre émis pendant une année ». La France allait être en découvert climatique. Le décompte était lancé. Cette date historique ne devait pas passer inaperçue. Le plan était simple. Chacun devait rentrer chez soi, préparer ses vêtements les plus propres pour le lendemain et veiller à recharger son téléphone.
« Le reste, ça ira tout seul » avait dit Jo. C’est vrai, ce n’était pas très compliqué. On devait seulement retourner faire un selfie sur nos lieux de stage pour diffuser notre message et prouver à quel point les lieux de pouvoir peuvent être accessibles facilement. Le tout posté sur Instagram.

Beverley, la suffragette, avait fait son stage à l’assemblée nationale. Elle proposait d’écrire sur ses seins le nom des lobbyistes pollueurs qui cherchent à influencer ceux qui écrivent les lois. Elle devait soulever son pull dans la salle des quatre colonnes, à l’endroit où toutes les caméras attendent les ministres. Kerry devait retourner au 6e étage de la maison de la radio. Il avait fait son stage à France Inter. Il pensait pouvoir entrer en studio et attendre le top de Jo pour crier notre message dans un micro. Madison, grâce à sa mère, avait décroché un stage au McDo de la Défense. Elle savait où se trouvait le disjoncteur de la chambre froide. C’était une action symbolique, mais elle ferait le buzz facilement sur les réseaux.
Ma mission paraissait la moins palpitante : retourner à l’institut Pasteur qui m’avait accueillie en stage pendant une semaine. Le lieu de mon selfie ? Je n’avais pas vraiment d’idée… Une succession de bureaux et de labos… Rien d’inspirant. Ici, pas de caméra, ni micro, aucune effervescence.
J’étais dans le hall quand j’ai reçu son texto. “bb, et si tu faisais ton selfie près de la salle des incubateurs, pour dénoncer le manque de sécurité ? bisous :))))”. Je sentis mon coeur palpiter. Je connaissais l’étage, je connaissais la salle. En dix minutes, c’était fait. Un selfie sans grand intérêt devant une porte qui affichait une étiquette au sigle étrange : 2019-nCov. Ma photo est partie dans la foulée sur les réseaux.
J’ai pris le métro.