Michel Le Bris : "la puissance créatrice d’Haïti"

"La puissance créatrice de cette île est tout simplement extraordinaire… Et c’est cette force créatrice depuis toujours qui fait tenir les gens debout." Voici le texte intégral de l’article de Michel Le Bris, écrit le 20 janvier, et publié en page "Rebond" de Libération le 28 janvier, amputé de sa fin…

De Michel Le Bris, à Jean-Pierre Perrin


Ce mail de Roody Edmé à Maette Chantrel, de notre équipe, daté du 19 janvier, 23h36 :
« La vie reprend avec une incroyable énergie - au milieu des ruines et d’incroyables destructions - l’aide s’organise et le gouvernement, un moment hagard, revient progressivement. Tous les systèmes de santé, d’éducation et autres sont brisés à Port-au-prince mais les départements qui ne sont pas touchés continuent a fonctionner. La solidarité locale s’organise aussi, des intellectuels et technocrates commencent a réfléchir sur des alternatives pour la reconstruction. En plus du renforcement de la MINUSTAH, 2000 policiers sont revenus dans les rues… »
Roody a fondé une école à Port-au-Prince, et comme il y a deux ans s’apprêtait, du 14 au 17, à animer des rencontres du festival Etonnants Voyageurs. L’obsession malsaine des journalistes, dès les premières heures, à se focaliser sur de supposés « pillages » le met, comme nous tous, en rage : « Il n’ y a pas de pillage généralisé : juste des bandes de jeunes et des personnes désespérées, surtout au bas de la ville, qui fouillent les magasins déjà effondrés ». Que feraient-ils, ces journalistes, fulmine Dany Laferrière, s’ils se trouvaient parmi les sinistrés, avec leurs enfants près d’eux blessés, sans plus de vivres ni d’eau — se trouveraient-ils « pillards » de récupérer quelques boîtes dans des magasins déjà écroulés ?
Ce que nous gardons des journées vécues en Haïti, c’est d’abord le courage des gens, leur dignité, le dévouement de tous. Sans rien que leurs mains, des marteaux, des burins, parfois des barres à mine, ce sont eux, seuls, avant l’arrivée des secours internationaux, qui ont sorti des décombres, des amoncellements de blocs énormes de béton, 80 % au moins des gens sauvés. Et ce sont eux qui sur place s’organisent tant bien que mal, assurent leur propre sécurité. Personne ne nie qu’il puisse y avoir des actes de pillages, ou de vol, ici ou là, des bousculades tournant au drame, des paniques soudaines, comme toujours, et partout, en ce genre de situation — mais qu’est-ce donc, en regard de cet extraordinaire élan de la population ? Lyonel Trouillot, à son tour : « Quelques viols. Des cas de pillage. Carrefour, Pétion-Ville, le boulevard Jean-Jacques Dessalines... Une chose semble certaine, ni la police ni la population n’épargneront les bandits. Dans de nombreux quartiers, les jeunes ont monté des comités. La sécurité de la zone fait partie des priorités. Pas malin, celui qui se fera prendre. Les gens ont besoin d’abris, d’eau potable, de nourriture. Ils n’auront ni le temps ni l’envie de jouer aux démocrates avec les voleurs, les violeurs et les assassins. »
A quand des reportages sur ces simples gens ? Mais non : pillages, pillages, pillages, PILLAGES : cela revient en boucle, submerge tout le reste. Bien sûr il y a des journalistes honnêtes qui font bien leur boulot, j’entends leurs voix, de loin en loin, avant-hier une journaliste de France-Infos au milieu des gens dans le quartier du Canapé vert, d’autres encore. Bien sûr, beaucoup d’entre eux arrivent, avec en tête les clichés et les a priori qui courent sur l’île, dont ils découvriront au fil du temps la fausseté, mais il y a aussi une indécence, qui donne la nausée…

PILLAGES — et comme en écho, bien sûr les papiers faciles sur « le malheur d’Haïti » « l’île maudite » la « fatalité d’Haïti ». La « fatalité » ? Le tremblement de terre, peut-être, mais le reste ? La totalité des Indiens Arawaks, 3 millions au total, massacrés par les Espagnols, en moins de dix années, après la découverte de l’île par Colomb, morts d’épuisement dans les mines, battus, donnés à manger aux chiens. Lisez Las Casas : « Ils emmenaient avec eux des Indiens enchaînés comme des troupeaux de porcs et ils se disaient les uns aux autres : « prête moi un quartier d’un de ces drôles pour les chiens avant que j’en tue un autre ! »[…] « Ils arrachaient les bébés qui tétaient leurs mères, les prenaient par les pieds et leur cognaient la tête contre les rochers. » Et quand il n’y eut plus d’Indiens, ils importèrent des esclaves d’Afrique — le long « Nuit et brouillard » de l’esclavage, qui fit la fortune des planteurs de canne à sucre. La « fatalité » ? C’est parce qu’ils la refusaient que ces esclaves prirent les armes, en 1791, et se libérèrent : la première république noire de l’histoire de l’humanité. La « fatalité », quand ces hommes libres résistèrent aux 50 000 hommes envoyés par Napoléon pour les réduire à merci et restaurer l’esclavage, infligeant à l’orgueilleux empereur, en 1803, sa première défaite ? Non, cette île a été brisée, sciemment, pour la punir d’avoir eu l’audace de se rebeller : se souvient-on que la France, en 1825, sous la menace d’une invasion, et en échange d’une reconnaissance de son indépendance, contraignit Haïti à payer sa liberté 150 millions de francs-or — soit le budget annuel de la France, alors, dix fois le budget d’Haïti, plus du double du prix payé par les Américains pour racheter la Louisiane à Napoléon, Louisiane qui a l’époque courait jusqu’à la frontière canadienne et les Rocheuses, 74 fois plus grande qu’Haïti ? 150 millions de francs-or pour indemniser les esclavagistes qui s’estimaient « spoliés » par la rébellion de leurs anciens esclaves… La somme fut ramenée à 90 millions en 1838, auxquels il faudrait ajouter les intérêts car Haïti dut emprunter cette somme aux banques — au taux de 20%, gagé sur la production de canne à sucre. Plus une réduction de 50% des taxes perçues par Haïti sur les produits importés. Haïti était l’île la plus riche de la Caraïbe, elle fut brisée. S’étonnera-t-on après qu’elle ne soit jamais relevée, que se soient succédées révoltes de la misère et promesses de démagogues ? Et je ne parle même pas de l’occupation américaine, de 1915 à 1934 — j’ai encore en mémoire ces photos de « marines » posant avec à leurs pieds leur tableau de chasse de paysans abattus, comme en quelque safari, au Kenya… Et l’on ose encore parler de « fatalité » ?

Je ne suis pas en train d’exiger une quelconque « repentance », moins encore un « remboursement », et je n’ignore pas les divisions de la société haïtienne, les responsabilités de sa classe dirigeante : je demande tout simplement que l’on se souvienne, pour une chance de comprendre et de respecter ce pays dont on tombe amoureux dès qu’on y met les pieds : toute « reconstruction » passe aussi par là. Il y a un rapport intense, passionné, entre la France et Haïti, une folle espérance née de la Révolution, une adhésion enthousiaste aux valeurs de la République. L’historien Alain Foix raconte que les Haïtiens envoyèrent à la Convention trois députés, un blanc, un mulâtre, un noir, Jean-Baptiste Belley, qui fit rajouter à la devise de la République française « Liberté, Egalité » le mot « fraternité ». Je ne sais si c’est exact. Le livre de Mona Ozouf sur la question suggère des origines plus confuses, mais que les haïtiens, encore aujourd’hui, le répètent, dit leur attachement à cette histoire commune. De cela aussi, il est urgent qu’on se souvienne…

« Classieux, il n’y a pas d’autre mot… » Lionel Martin, poète et universitaire, essaie, sur le terrain de tennis où nous nous sommes réfugiés, de dire ce qui l’a bouleversé dès le premier contact avec les haïtiens, cette richesse humaine, leur élégance en toutes choses, mélange de gentillesse et d’extrême dignité. Classieux, oui, et d’une incroyable capacité de création. André Breton rencontrant en 1945 les poètes René Depestre, Jacques Stephen Alexis, Gerald Bloncourt, qui allaient contribuer à renverser Elie Lescot, et découvrant la peinture d’Hippolyte, écrivit dans la fièvre un texte superbe, et Malraux fit de même, plus tard, découvrant la communauté de peintres de Saint-Soleil. Peintres, musiciens, écrivains : la puissance créatrice de cette île est tout simplement extraordinaire, sans égale dans la Caraïbe. Et c’est cette force créatrice depuis toujours qui fait tenir les gens debout. Si une œuvre d’art traverse le temps et les cultures, transcende ses contextes, n’est-ce pas qu’il est en l’homme une force qui transcende tout ce qui prétend le contraindre et déterminer ? Cela, on dirait qu’ils le savent tous, le vivent intensément.
Nous avions intitulé cette deuxième édition d’Etonnants Voyageurs, prévue du 14 au 17 janvier « Haïti au miroir du monde, le monde, au miroir d’Haïti » — une dizaine de prix internationaux, en quelques mois, décernés aux écrivains haïtiens en France, au Canada, aux Etats-Unis, dans la Caraïbe disaient assez la richesse de cette littérature, sa diversité, son ouverture au monde : l’année d’Haïti, en quelque sorte. Hélas aussi en un tout autre sens… Mais quand la foule massée devant sa maison effondrée aperçut enfin Frankétienne, une clameur retentit dans la rue, répercutée de loin en loin, : « le poète est vivant ! ». Et des gens dans la rue, après le tremblement de terre, reconnaissant Dany Laferrière, venaient lui serrer la main pour lui dire merci, et comme il s’excusait presque, eux insistaient : non, plus encore aujourd’hui qu’hier, ils avaient tous besoin de leurs artistes, de leurs poètes, de leurs écrivains. Parce que la littérature, la peinture, la musique, et cela ils le savent tous, dit qu’il y a en l’homme quelque chose de plus fort que le malheur.

C’est parce que nous y croyons, nous aussi, que nous nous sommes jurés, à l’instant de nous quitter, Lyonel Trouillot, Dany Laferrière et moi, de faire à Saint-Malo, du 20 au 24 mai prochain, le festival que nous n’avons pu tenir à Port-au-Prince. En attendant d’y retourner, le plus tôt possible, et de le remonter là-bas. La littérature est aussi, pour tous, un produit de première nécessité.

Michel Le Bris