L’édito de Michel Le Bris

Migrations

Jusqu’ici nous pensions essentiellement le monde dans les catégories du stable : état/nation, territoires, frontières, opposition intérieur/extérieur, communautés, familles, identité. Il se pourrait que le monde qui naît devant nous et nous emporte déjà nous oblige à une révolution : penser le monde, désormais, – et nous-mêmes avec lui – à partir, non plus du stable mais du mouvant. Moins une pensée des structures qu’une pensée des flux : flux de populations, comme jamais le monde n’en connut, migrations, volontaires ou subies, flux de capitaux, flux d’images et de sons, immédiateté d’une communication mondialisée. Où l’imaginaire individuel et collectif, paradoxalement, retrouve dans le grand tohu-bohu planétaire une place centrale de puissance de création de communautés imaginaires, fluides, plurielles, en perpétuelles recompositions.

L’imagination, et avec elle la littérature. Qu’est cette dernière, en effet, sinon création de mondes, entrecroisements de voix multiples, remise en cause, dans son mouvement même, des certitudes de l’identité ? Et singulièrement la littérature de voyage, exploration de cet espace fluide où se déploie l’expérience de la réversibilité du dehors et du dedans, de la dépossession et de la recomposition de soi, effort obstiné de tenir le pari d’une pensée nomade. La littérature, aujourd’hui, au coeur du monde qui vient…

Partir… Depuis l’aube des temps, une force nous jette sur les chemins du monde, un rêve, qu’il est des îles vertes, par delà l’horizon, où cueillir enfin les pommes d’or du soleil, une soif d’inconnu, le besoin d’un ailleurs — et ce murmure obstiné charriant en tumulte mythes, récits, légendes, qui nous presse sans relâche, comme s’il y allait de notre survie de ne pas s’arrêter. Besoin d’ailleurs, besoin des autres. Besoin du monde. Mais rêve, encore, ou cauchemar — quand chaque mot, devant nous, paraît s’inverser, les images, les repères se brouiller ? Et tant de questions, alors, qui nous interpellent…

Exil, exode, errances, personnes déplacées, chassées par la misère ou fuyant l’oppression — et la litanie du malheur, jour après jour, excroissances monstrueuses de mégapoles devenues bidonvilles, images insoutenables du Darfour, après celles des Balkans, du Rwanda, de tant d’autres encore : la planète, demain, un camp de réfugiés ? Nos villes, demain, devenues de simples galeries marchandes internationales, partout identiques, dans l’indifférence de « cultures du monde » juxtaposées, réduites à des images vides ?

Et dans ce maelström, où meurt un monde et s’engendre un autre, le plus fantastique télescopage de cultures, peut-être, de l’histoire humaine. Sans doute peut-on décrire la ville comme destructrice de liens, de traditions, d’identités, tissée toujours de gens venus d’ailleurs — mais créatrice tout autant, et bien plus, d’identités nouvelles, multiples, parcellaires, instables, toujours réinventées, et pour cela même lieu par excellence de civilisation.

Avec, en réponse, les tentatives de maintenir coûte que coûte des permanences, traditions, religions, identités : nostalgie des racines – réelles ou fantasmées –, création pour soi de patries imaginaires, d’autant plus meurtrières que déconnectées de toute réalité, rêve de communautés unifiées, sans plus de division, où se retrouver enfin « entre soi », délivrés du tragique de l’histoire — rêve qui, à deux pas de nous, se dit purification ethnique, délires identitaires, fureurs génocidaires.

Et pourtant, chevillée au corps, demeure la conviction que rien ne nous importe plus que l’esprit d’aventure, cet élan qui depuis l’aube des temps nous précipite par-delà l’horizon dans l’inconnu immense. De même que serait illusoire une « identité » se construisant dans le rejet de l’autre — et l’ignorance de l’autre en soi — de même toute revendication d’un « ici » se refermerait en prison sur chacun sans la promesse d’un ailleurs. Besoin d’ailleurs, besoin de l’autre.

En sorte que rien n’importe plus, aujourd’hui, pour reprendre le titre du chef-d’œuvre de Nicolas Bouvier, auquel nous rendrons cette année un hommage particulier, que de s’assurer, dans le tohu bohu planétaire, d’un bon « usage du monde ».

Où il sera question de la quête et des pièges de l’identité, de la ville Moloch et de la Ville lumière, de l’errance et de la demeure, des épopées fondatrices, des diasporas à travers les âges, de la perte et de la reconquête de soi, de la langue, aussi, et de son invention. De la langue, où toutes ces questions se retrouvent, portées à incandescence, et d’abord celle de la littérature. Ainsi : la langue nous détermine-t-elle, nous impose-t-elle au final ses valeurs quoi que nous fassions ? Dit-elle « l’âme d’un peuple », signe-t-elle son identité ? Est-il une « langue du maître » dont les opprimés devraient se libérer pour être ? Il se pourrait bien, au contraire qu’aucune langue, pour personne, ne soit pleinement sienne — et que ce soit pour cela que nous pouvons, par elle, communiquer avec les autres ? En sorte que l’enjeu, pour un écrivain serait moins de revendiquer une langue propre, que d’affirmer un style…

Où nous retrouvons l’urgence de la littérature. Poètes, romanciers, ce sont les écrivains, d’abord, qui nous donnent à voir l’inconnu du monde. Faisant œuvre de son chaos, ils le mettent en forme, du même coup, lui donnent un visage, le rendent habitable. Pas étonnant, tandis que la course des choses nous interpelle, met bas nos catégories, nos convictions, nos préjugés, nous intime de penser autrement, si à travers revues, colloques, manifestes nous nous interrogeons de nouveau sur les puissances de la fiction… Le « manifeste pour une littérature monde », au printemps dernier, avait spectaculairement marqué cette exigence. Et nous comptons bien faire de cette nouvelle édition d’Étonnants Voyageurs, son prolongement : le temps d’un week end, le cœur battant des littératures du monde.

Toutes les interrogations du temps, contenues dans celle de la littérature, pendant trois jours de fête, à la Pentecôte prochaine, à Saint-Malo.

Michel Le Bris
Président de l’Association Etonnants Voyageurs