Möbius

[...] alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.

Ah oui, ce garçon était en effet tout pour moi. Enfin tout, peut-être pas, ma maman comptait bien plus que lui, mais ça, c’est encore une autre histoire et à vrai dire je ne compte pas rester à me les geler comme ça jusqu’à perdre réellement l’un de mes doigts. Et puis sérieusement, un être humain peut-il vraiment constituer la totalité de l’existence d’un autre être humain ? Je n’en suis pas sûre et de toute façon, ça fait un an que j’essaye de me convaincre que non. Mais je l’aime quand même. Au début il avait cet air mystérieux qui m’attirait. C’est comme pour No dans l’histoire de Delphine de Vigan, ce n’était « Pas seulement à cause de son air en colère, son dédain ou sa démarche de voyou. A cause de son sourire, un sourire d’enfant. ». Oui parce qu’il faut que j’explique tous ces moments passés à l’observer, à essayer de lire à travers son regard, à peut-être comprendre ses phases lunatiques. Dans tous les cas le jour où il m’a regardé avec des yeux d’enfant, innocents et pétillants, j’ai su que je l’aimais et que je lui garderai, en mon cœur, une place, petite, mais suffisante pour que je m’en souvienne toute ma vie. Il semblait m’aimer et de mon côté c’était une certitude. Mais pourquoi, pourquoi est-il partit ? Pense-t-il à moi ? Je ne le saurai sans doute jamais, sauf si je pose enfin mon index sur le bouton vert de mon téléphone. Un petit geste pour moi et un grand retournement pour notre histoire ? Qui sait ? Ça ne servira peut-être à rien de l’appeler, de pleurer, de lui dire que finalement je suis vivante, donc pas morte et que l’on peut reprendre là où on en était. Ah, vous semblez surpris. J’ai peut-être omis de vous exposer un petit détail. Il y a un an jour pour jour, j’ai fait le malaise de trop, et, par la même occasion, la peur de ma mère était en trop elle aussi. Ils m’ont baladée dans des dizaines de salle d’examens pour décortiquer mon état de santé, plutôt bancal, dans ses détails les plus infimes, alors, je me suis dit qu’avec tous les moyens déployés rien que pour moi, ils étaient forcément obligés de trouver quelque chose. Je vous passe donc la petite musique de suspens, insupportable, qui augmente considérablement vos pulsations cardiaques, avant qu’ils annoncent qu’ils ont trouvé un crabe. Autrement dit un cancer ou pour ma part, plutôt une tumeur, qui a élu domicile dans ma jambe droite. Et ils me l’ont bien dit, ces
petits clones à lunettes à qui on a expliqué l’anatomie et les maladies durant neuf ans, « vous avez une chance sur trois de vous en sortir mademoiselle ».
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Je ne réalisais pas la mort. Je ne voulais pas savoir et le garçon à l’origine de ma joie de vivre non plus. A dire vrai, j’ai peut-être été maladroite quand je lui ai balancé à la figure « Je vais mourir » alors que nous étions en plein fou rire. Je trouve qu’il faut vraiment rendre hommage à la délicatesse et à la diplomatie dont j’ai fait preuve ce jour là. Mais bon, il fallait bien que je lui dise aussi !
Mon petit monde intérieur était un champ de bataille, peser le pour et le contre, avoir sans cesse des interrogations inutiles comme : Pourquoi mes doigts sont froids alors que je sens le sang chaud battre à leurs bouts ? Associez ces questionnements au comptage intérieur des minutes et des secondes qui séparent le bus de mon arrêt et à la planification parfaite pour coordonner tous mes pas afin de ne pas m’étaler d’une manière des moins artistiques, je vous jure que vous obtiendrez une atroce migraine. Et c’est dans ce genre de moments, quand ma pensée prend une place exclusive à l’intérieur de moi, que mon cerveau décide de s’éteindre durant une dixième de seconde. Tout s’éteint, comme un bug informatique. C’est donc à cet instant que mon téléphone est tombé, à mes pieds, sur le goudron froid. Je me suis baissée pour le ramasser, en calculant la trajectoire de mon geste pour ne pas glisser.

Sa voix, oui c’est sa voix que j’entends ! Non elle est trop grave… Où suis-je ? Pourquoi je ne sens pas le bas de mon corps et n’arrive pas à bouger ? J’ai froid, j’ai chaud, Maman ! Je ne vois rien et j’ai l’impression d’être plongée, la tête dans une piscine tellement les voix autour de moi me semblent lointaines. Sortez-moi de cet état. Ça tourne en boucle, c’est insupportable.

Néant.

Sa voix, ses excuses je les entends. C’est terminé, il m’a condamnée à affronter seule la maladie. C’est un traître, le méchant du film. Maman je ne méritais pas ça !
Le bus, je le vois, il arrive. Mon téléphone ! Il est tombé, il faut que je le ramasse. Encore ses excuses, pourquoi les voix se mélangent-elles ? Je me rendors.
Maman, prends-moi encore la main, je t’aime. Il est où lui ? Dîtes-le moi s’il vous plaît, il faut que je lui dise que je l’aime, que je ne serai plus malade si c’est ça qui le fait fuir. Je ferai tout, promis. Il m’avait pourtant dit que nous deux, c’était quoi qu’il arrive. Non, il n’aurait jamais pu me laisser comme ça, je dois me tromper. C’est impossible ! Je sens une piqûre. Ça pince fort et c’est froid au creux de mon coude.
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Je suis encore à l’hôpital, mais pourquoi ? J’ai peur, je suis seule. Je repars, mes yeux se referment.

« Ma douce, réveille-toi ». C’est Maman qui me parle, j’en suis sûre. Sa voix calme et rassurante, je sais que c’est elle. Elle est là, près de moi. Je le sens, je vais pouvoir enfin me réveiller, voir le soleil à la fenêtre, entendre ma maman me parler encore et encore.
Mon amoureux… Il me manque. Est-ce que l’on est toujours ensemble ? Oui ! Après mon annonce… Non... C’est qu’il ne m’aimait pas. Ma tête me tourmente, non, je ne veux pas sombrer encore une fois. J’ouvre les yeux, je lutte contre la fatigue et la migraine qui m’attirent à elles. Maman ! Je la vois, je sens son odeur, je peux la toucher et qu’est ce que je l’aime. Ça y est je me réveille enfin. « Mon ange » me dit maman. Une autre voix ajoute « Allez réveille-toi, tu sais que tu nous fais enrager ! » Un sourire, c’est lui. Je crois. Mais pourquoi est-il là, près de moi ?
Mes jambes sont lourdes et j’ai du mal à me redresser sur le lit. Maman m’aide et lui aussi, il m’apporte un verre d’eau. Je le refuse, je refuse de le voir, je me braque, je me mets à crier. « Méchant ! Tu es méchant ! » Je crie encore, on ne m’arrête plus. Tout l’hôpital est bientôt au courant de ma crise de nerf. Maman m’apaise, elle me comprend.
Une fois calmée, Maman et lui me proposent de discuter. Nous sommes venus à l’hôpital pour retirer une bonne fois pour toute ma tumeur. L’opération s’est bien terminée même si elle a duré plus longtemps que prévu. Maman a eu peur, elle me l’a dit. D’après le chirurgien, tout ce qui était malade a été enlevé.

Il m’aime, il ne m’a jamais quittée. Je les ai, ma mère et lui, et sans cette saleté de crabe, je vais maintenant pouvoir prendre mon envol.