N’essaye pas de me suivre

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

« Cela n’a pas trop changé, en somme…, déclare le vieillard en balayant l’espace du regard. Ces mêmes années qui détruisent nos corps égratignent à peine la surface de nos maisons. »

George le dévisage, déconcerté. Cette phrase-là sort de son dernier roman, celui pour lequel il a eu ce prix, ce n’était pas quelque chose d’important, mais enfin, on en avait parlé dans la presse… Oui, c’est certainement ça, cet homme est simplement un passionné de sa dernière publication, il restera pour parler un peu puis repartira, non sans avoir demandé un autographe, ou peut être un livre signé de sa main, il peut bien lui offrir ça, s’il est venu à pieds par ce temps…

C’est alors qu’il s’aperçoit que l’autre aussi l’observe, tendant la main vers son visage, doucement, comme s’il avait peur de l’effrayer, et chuchote pour lui-même, « Tu n’as pas changé non plus... », effleurant du bout de ses doigts, curieusement tièdes, la joue de George. L’écrivain se voit dans son regard sombre, son reflet se perd dans ces deux grandes pupilles, noir brillant contrastant avec la neige derrière la fenêtre.

Il ne se sent pas en danger, pourtant il recule brusquement, reprenant enfin ses esprits. Que fait-il, pourquoi a t’-il laissé entrer cet homme, il ne sait rien de lui. Le vieillard le contemple, muet, quand George remarque soudain qu’il est pieds nus, et qu’il n’a pas lâché une seule seconde son sac de voyage.

« Voulez–vous vous asseoir ? » lui demande-t-il poliment, brisant le silence glaçant qui s’est installé. Et il lui indique d’un geste auguste le siège le plus proche.

« Quel âge as-tu, à présent ? » réplique soudainement le vieillard, faisant fi de sa proposition.

Il lui répondit, et le vieil homme s’assit. Ils discutèrent de longues minutes, peut-être de longues heures, et chacun regardait l’autre, essayant de le comprendre. George tentait par tous les moyens d’en apprendre plus sur le mystérieux individu qu’il avait laissé entrer chez lui, mais le vieillard ne laissait échapper aucune information le concernant. Il avait enlevé son long manteau noir et son bonnet, et il lui posait de très nombreuses questions sur lui, sa vie, ses écrits. Petit à petit, l’écrivain s’ouvre, il témoigne de son manque d’inspiration, de cette histoire qui est en train de lui échapper lentement.

La nuit tombe au fur et à mesure des questions. Le vieil homme se lève doucement, il murmure quelque chose à l’oreille d’un George tout juste endormi. Entrouvrant la porte, il se glisse dehors, en direction du reste de soleil qui rougeoie sur l’horizon.

« N’essaye pas de me suivre. » La dernière consigne laissée par le vieillard résonnait encore dans son esprit. La nuit était tombée et sa voix résonnait toujours. George bouillonnait.

Son esprit s’assaillait lui-même. Ses pensées s’aggloméraient, elles ne semblaient songer qu’à former un tourbillon, immense, qui finirait par l’emporter. L’écrivain n’avait jamais connu pareille réflexion, réflexion inutile qui plus est.

Déambulations nocturnes d’un fauve en cage.

Ses yeux vides n’en pouvaient plus de fixer le bonnet et le long manteau noir abandonnés. Dans un geste machinal, il les enfila.

Il ne prit même pas la peine de mettre des chaussures, la neige froide lui rafraîchirait les idées. Le sol gelé lui brûla la plante des pieds. Qu’importe. Comme son corps lui semblait loin à présent. Seule comptait la forêt, déesse sertie de milliers d’arbres, qui murmuraient en encadrant un minuscule sentier. Sans doute celui qu’Il avait emprunté, songea George.

C’est trop bête d’avoir oublié le peu de vêtements chauds que l’on possède par ce temps, ajouta George en pensée en s’engageant sur le sentier.
Il parvenait à peine à visualiser la buée devant lui, mais quelques minutes après être entré dans la forêt, il sut qu’on l’observait. Il chercha désespérément du regard d’où lui venait cette sensation, quand, tout à coup, il entendit un léger bruissement sur sa gauche, à quelques mètres au-devant de lui. La forêt se figea, lui laissant le temps d’écarter certaines branches, et il découvrit alors des traces de pas dans la neige.

Sans savoir pourquoi, George ressentit une profonde allégresse à la vue de ces empreintes. Leur auteur ne pouvait être bien loin. Il écarta de nouveaux branchages et continua sa quête, marchant de plus en plus rapidement dans l’obscurité, pieds nus sur la neige redevenue lisse.

Le soleil s’était levé, et l’écrivain sillonnait la forêt, sûr de bientôt retrouver le vieillard qui avait frappé à sa porte. Il courrait, courrait sans s’arrêter. La lumière lui parvenait sous forme de rayons puissants dispersés entre les arbres, lui blessant la rétine, anesthésiant son cerveau. Il était tellement épuisé. Ses membres échappaient à son contrôle, ses mains, mues de leur propre volonté, s’agrippaient aux troncs foncés, mais ses doigts ne sentaient pas le bois rugueux. Ses paupières clignaient furieusement, il se retrouvait projeté dans le noir, avant que le monde ne réapparaisse, furieux d’avoir été un instant coupé dans son monologue de lumière incandescente.

Il lui semblait que son cœur ne battait plus entre ses côtes, il s’était enfui au-devant de lui, ou bien il était oublié au bord du chemin, chair sanguinolente sur la neige blanche de pureté. Il courrait, mais non, il se trompait, c’était le paysage qui défilait, les rayons de lumière le martelaient derrière les arbres, et lui était immobile depuis tout ce temps.

Il n’avait jamais eu de jambes. Sa conscience était-elle au moins là ? Sa mémoire se souvenait-elle de lui, errait elle dans les parages ?

Son regard se posa sur ces traces fraîches. Des pas. Empreintes nettes de semelles. Elles avaient un but précis. Elles avaient le pouvoir de le guider.
George les suivit. Elles continuaient sur quelques dizaines de mètres, en direction de la lisière de la forêt. Ses yeux étaient fixés sur le chemin sinueux qu’elles dessinaient. A la toute fin des bois, à l’endroit précis où les empreintes venaient s’achever, un sac de voyage était posé. A même le sol.

L’éblouissement du soleil se reflétait sur le blanc immaculé, le sac représentait la seule forme faisant tâche dans cette lumière, l’unique repos pour les yeux de George.

Au dernier instant, il failli ouvrir le sac, puis le mit résolument sur son dos.
Il sortit du bois.

Ce fut la première chose qu’il vit. Au loin, la maison, toute de bois et de pierre taillée. Il se vit dans un de ses carreaux. Etait-il bien son reflet ? Ce ne pouvait être lui, cet homme, aux cheveux blancs et aux traits usés par le temps. Portant la main à son cœur, il se laissa tomber, genoux fragiles sur la neige froide.

Les traces de pas ont disparu.

George sait ce qu’il lui reste à faire. Il replace son bonnet sur ses cheveux blancs, sourit à son reflet dans le carreau, se place sur le seuil.

Il toque. Il sait qui l’attend derrière la porte.

La porte s’ouvre, et son sourire s’agrandit.

« Alors mon petit, tu me reconnais pas ? »