Œillade

Julie JACOB, en 4ème au collège Notre-Dame-de-Varange, Givry (71) académie de Dijon, classée 4ème de l’interacadémie 1

Œillade

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsqu’elle perçut par le seuil de sa porte une lumière qui parvint à laisser deviner une ombre. Croyant l’arrivée d’un de ses parents, elle fit mine de dormir et se couvrit d’une couverture. D’un œil ouvert, elle ne manqua pas de guetter la porte, sûre qu’elle allait s’ouvrir. Absolument rien : la porte était fermée et tout s’avérait être en ordre. Les bruits de pas avaient cessé. Louise, surprise par ce silence et certaine que la silhouette de son frère se trouvait derrière la porte, se redressa puis marcha sur la pointe des pieds pour n’être entendue de personne.

S’apprêtant à ouvrir la porte, Louise se sentit épiée. Ce ne fut qu’en observant la serrure qu’elle discerna un œil, sans doute celui de son frère qui s’apprêtait à la surprendre. Louise s’accroupit, posa sa tête contre la porte de façon à ce que la prunelle de chacun soit face à face. Louise plongea son regard profond dans une pupille intensément noire. Avant même qu’elle s’aperçut que celle-ci n’était ni celle de son frère, ni celle de ses parents, elle retint un petit cri qui resta au fond de sa gorge.

Louise ne pouvait cesser de fixer cette pupille inconnue, elle était comme mue par une force surpuissante, venant de nulle part, qui ne faisait qu’amener les deux yeux à se percevoir tels deux aimants. Il lui était impossible de se détacher de cette œillade qui devint de plus en plus intense pour finalement, devenir d’un rouge sanglant qui ferait trembler le plus intrépide des guerriers. Dans cette couleur horrifiante, se forma un reflet dans lequel elle put distinguer une dimension totalement différente de la nôtre. Louise était comme hypnotisée par cet étrange fait.

Le reflet montrait les profondeurs de terres inconnues, le soir d’une nuit sombre et froide. Elle aperçut des personnes dont les visages étaient cachés sous leurs capuchons d’un noir d’encre. Entourées de pierres verticales et vêtues de longues capes sombres, elles se trouvaient autour d’un feu qui scintillait d’une lueur jaunâtre. Un homme aux traits vieillis parlait dans une langue inconnue et son discours ressemblait fortement à de la magie noire. Mais soudain, la vision de reflet devint totalement différente : elle commençait à paraître de plus en plus nette et réelle.
Tout à coup, sans qu’elle ne sache ni comment, ni pourquoi, Louise n’était plus dans sa chambre. Elle se trouvait à l’intérieur de cette dimension qui était, malgré ses doutes, bien réelle : elle tâtait de ses pieds la terre de ce monde « d’à côté ». Comment cela fut-il possible ? D’où venait ce monde ? Le cœur de Louise battait la chamade, la terreur la submergea ; elle se trouvait, maintenant, à quelques mètres de ces étrangers. Ils ne s’aperçurent pas de sa présence, malgré les bruits de terreur qui ne cessaient de s’échapper de sa gorge. La jeune fille recula discrètement, en évitant certaines pierres posées là, telles des obstacles. Elle se retrouva finalement cachée par deux grandes pierres grisâtres qui faisaient le double d’elle-même. Impressionnée par leur grandeur, elle se souvint que ces mégalithes dressés et surmontés d’énormes blocs posés horizontalement indiquaient l’endroit exact où se lève le soleil. Des cérémonies étaient pratiquées en ces lieux, psalmodiées par des druides ou mages usant de magie noire.

Par une fente entre deux pierres, Louise observait ces individus. Étaient-ils des mages ? La jeune fille pensive arrêta net ses interrogations quand les paroles d’un homme résonnèrent :
« Baba Yaga, ex mortalitate nos libera tibique aeternam juventam dabimus* »
Ce nom fit frissonner la jeune fille. Baba-Yaga, cette …
« Satanée sorcière ! », s’exclama Louise dans une colère noire, oubliant qu’elle n’était pas seule.
Derechef, les silhouettes se retournèrent synchroniquement visant le creux de la fente. Leurs regards horrifièrent l’adolescente qui tremblait de tous ses membres. Petit à petit, les individus s’avancèrent. Les frémissements de leurs pas étaient si réguliers qu’ils évoquaient une mélodie sourde et terrifiante. Alors que Louise cherchait frénétiquement un moyen de s’enfuir, un éclair déchira la voûte céleste. Venant de nulle part, une silhouette s’interposa entre Louise et le groupe d’hommes et de femmes qui s’inclina immédiatement. Louise n’était plus sous le joug de regards haineux, maintenant occupés. Elle prit ses jambes à son cou, cherchant par n’importe quel moyen à quitter cet endroit. Cette silhouette, vraisemblablement celle d’une femme, était tombée à point nommé.

Alors, qu’elle croyait être loin de ce lieu sordide, sortie d’affaire, un ricanement se fit entendre. Un rire malsain, à vous glacer le sang.
« Comme si tu pouvais m’échapper ! » interpella cette femme dont Louise n’avait vu que le spectre.
Arrêtée dans son élan, terrifiée, elle n’en pensait pas moins : « encore une étrangère de ce fichu monde ». Un rire nerveux envahit sa cage thoracique et débagoula du plus profond de sa gorge. S’éloigner : se concentrer sur ce seul acte. Rassemblant ses forces, elle courut, le plus rapidement possible. Ses foulées étaient irrégulières, sa respiration haletante, sa trachée douloureuse ; elle trébuchait se rattrapant par on ne sait quelle contorsion. La fatigue se faisant, elle buta sur une aspérité. Entraînée par le poids de son corps, elle tomba à genoux sur ce sol inégal et saillant. Elle émit un cri de douleur. Elle tenta de se redresser et aperçut, pareil à un fantôme, une ombre s’avancer vers elle dans les lueurs des feux follets de cette nuit impalpable. La silhouette se rapprochait, se faisant de plus en plus nette. Louise put enfin observer ce corps qui la toisait maintenant, balayant du regard ses membres décomposés, dévisageant ses rides creusées par l’immoralité, discernant l’odeur pestilentielle de ses frusques, ressentant la fin délétère de cette course effrénée.

C’est alors qu’elle se remémora son cours de français. Finalement, elle avait bien assisté à cette heure de français pour laquelle elle pensait avoir été absente ! Ironie du sort, elle entendait les paroles de son professeur, en cet instant …, lui revenir petit à petit en mémoire.
« Baba-Yaga, est une vieille sorcière qui a une jambe constituée d’os sans chair. C’est une ogresse qui dévore les voyageurs avec sa bouche qui s’étire du sol jusqu’aux portes de l’enfer. Elle vieillit chaque fois qu’on lui pose une question ». En définitive, elle ne se ferait pas trépaner par madame Agay, elle allait se faire massacrer par cet être abject et écœurant qu’était Baba-Yaga.

La dernière phrase de son cours résonna soudain en elle. Rassemblant son courage, bravant sa peur, elle se leva, plongea son regard dans les yeux blancs et impénétrables de cette vieille sorcière. La tête haute, le menton en avant, elle ne baissa pas les yeux et toisa du regard celle qui voulait faire d’elle son repas.
« Et, bien c’est impoli de dévisager les gens ! », lui cracha Baba-Yaga à la figure.
Louise resta de marbre, se concentrant pour ne pas vaciller sous cette haleine putride.
« Tu es bien insolente de me braver ainsi ! M’avoir insultée ne t’a donc pas suffit ? Il faut que tu sois bien inconsciente pour ne pas te confondre en excuses et implorer mon pardon ! Allons mon enfant, réclame donc grâce et nous verrons ce que je pourrai faire de toi ! »
« Si vous me croyez naïve à ce point, vous vous mettez le doigt dans l’œil, et jusqu’au coude, maudite Baba-Yaga ! », lança Louise tremblante de colère haineuse.

Soudain, les mains de l’ogresse l’empoignèrent brusquement. Ignorant comment, Louise se retrouva le souffle coupé, le corps meurtri sous le choc de multiples pierres. Cela avait été si subit, qu’elle n’éprouva aucune souffrance sur le coup.
« Je suis la plus puissante des sorcières usant de magie noire ; croyais-tu pouvoir me défier ? »
« La plus puissante ? En êtes-vous sûre ? » râla Louise qui maintenant sentait les brûlures intolérables de ses plaies.
Brusquement, Baba Yaga ne sembla plus contrôler ses membres, elle se recroquevilla sur elle-même, tenant son visage entre ses mains. Louise avait compris que la légende russe était vraie, que ça pouvait marcher, que ça DEVAIT marcher.
« Quel est ce monde ? Qui sont ces sortes de mages ? Pourquoi s’inclinent-ils devant vous ? Sont-ils vos esclaves ? Que me voulez-vous ? Pensez-vous que vous pourriez être mise en déroute par une simple mortelle ? » criait-elle le sourire en coin, certaine que sa ruse ferait effet.
Baba Yaga releva la tête : ses yeux horribles et blancs la fixaient de haine. Chaque trait de son visage avait vieilli, rendant de plus en plus flasque sa peau. Son corps s’était affaibli et amaigri.
« Je vois que tu connais ma faiblesse. Chaque question diminue ma vitalité. Mais tu ne perds rien pour attendre ! » susurra-t-elle.
Puis, la peau de Baba -Yaga se décomposa pareil à un écoulement de sable. A ses pieds, Louise trouva un tas de cendres noires qui s’envola brusquement dans le brouillard du matin.
Un murmure tel un écho parvint à son oreille ; elle reconnut la voix de celle qu’elle venait de réduire en poussière.
« J’aurai ta peau ! »

Louise s’éveilla en sursaut. Elle regarda autour d’elle et constata qu’elle était seule, dans sa chambre. Rassérénée, du revers de la main, elle s’essuya le front. Ce rêve était bien étrange, mais il lui avait donné une idée de rédaction pour son devoir. Elle jeta un coup d’œil à son réveil : trois heures du matin, ce qui lui laissait largement le temps de rédiger le travail demandé par cette chère madame Agay !

Après avoir terminé son devoir, Louise alla se recoucher. Mais en arrivant près de son lit, elle distingua sur le sol une inscription de cendre. Elle lut à voix haute :

« Parfois les rêves épousent une réalité pire que les cauchemars, tiens toi prête ! »

* Baba Yaga, épargnez-nous la mortalité, nous vous donnerons la jeunesse éternelle.