Ouroboros (incipit 1)

écrit par Joséphine BARTHEL, en 2nde au Lycée Lakanal à Sceaux (92)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups. Dans la foule compacte, je perçus des bribes incohérentes de mille langues et dialectes venus d’autres époques. Des yeux brillants m’observaient fugitivement derrière les masques puis reportaient leur attention sur un autre invité. Parfois un regard dans lequel brillait tantôt le désir, le mépris, ou l’amusement moqueur s’attardait sur moi. Le garçon me conduit à travers portes et couloirs, pendant ce qui me sembla être une éternité, tandis que j’étais ballotée entre les courtisans et le mobilier luxueux qui croulait sous les mets et les boissons. La promiscuité était étouffante et mon malaise s’accroissait sans cesse. Pourrais-je jamais retrouver celui que j’étais venu chercher parmi cette foule ? Après avoir franchi une petite porte dérobée, nous parvînmes à la plus opulente réserve de costume que j’avais jamais vu. Des centaines de vêtements luxueux, de loups ouvragés, de bijoux et accessoires s’entassaient là, embaumant à la fois l’encens, les épices, mais aussi la sueur et le sang de ceux qui les avaient portés.

« – Il te faut un masque, m’expliqua mon compagnon. Trop montrer de toi peut s’avérer dangereux.

Il ramassa un opulent masque vénitien qui représentait une vache.

« – Que dirais-tu de celui-ci ? »

Je protestais bruyamment, refusant d’être assimilée à un bovin. Après avoir longuement hésité devant un masque de chat posé sur un présentoir, j’avisais une tête de serpent abandonné dans un coin. Je l’époussetais et la débarrassais des toiles d’araignée qui s’accumulaient sur lui, puis l’examinais en détail. Il couvrait l’intégralité de la tête d’une peau écailleuse. Sa gueule ouverte, aux crocs proéminents, était pleine d’agressivité, mais je perçus aussi de l’élégance dans son allure et dans la finesse des détails sculptés. Il était à la fois beau et inquiétant ; il m’attirait irrésistiblement. Je l’enfilais : il était parfaitement à ma taille, et je voyais sans gêne à travers les trous en forme de fente qui figuraient les yeux.

« – Ouroboros ? dit le jeune garçon d’une voix dans laquelle perçait à la fois l’amusement et la surprise. Ce n’est pas un choix très courant pour les jeunes filles, mais soit. Dis-moi donc pourquoi tu es venue ici.

– Je désire retrouver et ramener Dédale dans l’époque et le lieu auxquels il appartient.

– Pauvre petite. »

II me prit à nouveau la main. Cette fois-ci, je me dégageais sèchement, appréciant peu d’être trainée comme une gamine. Je crus voir une lueur d’agacement dans les yeux de taureau.

« – L’architecte nous appartient. Je t’apprécie, et te permettrais donc le voir si tu le souhaites, mais il restera ici. Pour toujours. »

Je répétais que je désirais rencontrer Dédale et, avec un soupir, il tourna les talons et me conduisit à nouveau à travers les couloirs et les souterrains du château. Le fête, toujours animée, était partout ou presque, mais je m’aperçus que les regards des fêtards et des courtisans avait changés : là où ils m’observaient avec mépris, concupiscence ou intérêt malsain, je voyais à présent la crainte et le respect dans leurs yeux. Nous traversâmes des jardins exotiques, où poussaient des plantes dont j’ignorais jusqu’à l’existence, des passages secrets dissimulés, des cours, des greniers, des caves, des grottes, des salons et des chambres ; nous grimpâmes des échelles, des escaliers, des rampes innombrables .Il me sembla découvrir en un seul voyage les Pyramides d’Egypte, les Jardins de Babylone, mais aussi la Cité Interdite et les temples indiens. Mon guide me mena à travers un véritable labyrinthe de lieux impossibles, tel qu’une maison qu’on avait bâtie à l’envers en commençant par le toit, une tour qui flottait au-dessus du sol et à laquelle on ne parvenait que par une échelle, ou encore un mince pont de corde qui se balançait au-dessus d’un vide ténébreux, et s’achevait trop loin pour que je puisse en voir le bout depuis la rive. Une fois franchi ce pont, nous parvînmes devant une immense cathédrale. Si sa nef était bâtie sur la falaise, son chœur saillait directement au-dessus de ce même vide ténébreux dont il était impossible de voir le fond. Le garçon à la tête de taureau s’arrêta devant les portes.

« – Dédale réside ici. Je te donne une dernière chance : ne franchit pas ce seuil. Nous rebrousserons chemin et irons trinquer, faire la fête, nous amuser. Tout ce que tu gagneras en entrant ici, c’est un souvenir de lui dans sa déchéance. »

Je ne répondis rien, bousculait le garçon et ouvrit la porte avec brutalité. La cathédrale était plongée dans l’ombre. Trébuchant sur les pavés inégaux, j’avançais à tâtons, à la recherche de l’architecte. Une voix balbutiait faiblement, quelque part au fond, dans le chœur.

« – Serpent de lumière…Mouvement de l’âme… ».

Le jeune homme à la tête de taureau fit un signe de la main, et une lumière surgie de nulle part éclaira doucement l’homme qui parlait.

Il était recroquevillé par terre. Ses vêtements éliminés et crasseux, sa barbe sale et emmêlée, indiquaient qu’il ne prenait plus soin de lui depuis longtemps. Je me précipitais à travers la nef, m’agenouillais auprès de lui, tentais de lui parler, de plus en plus angoissée face à cet homme anéanti dans lequel je ne reconnaissais pas le grand inventeur qu’il avait été. Plongé dans son délire, il ne me répondit pas, mais leva des yeux pitoyables et terrifiés vers moi, en gémissant.

« -Tu vois ? Cria au loin celui qui avait été mon guide, sa voix résonnant à travers la salle. Sa folie est telle qu’il ne te reconnaît même plus. Abandonne. Il te suffit de venir avec moi et de retourner parmi les fêtards. Laisse-moi te servir un peu de notre vin, te libérer du fardeau qui t’accable. Je te promets que tu oublieras tout, que tu n’auras plus d’angoisse, plus de douleur. Plus jamais. »

J’était accablée par l’impossibilité de ma tâche, par l’état pitoyable de l’homme que j’étais venue chercher, par la présence imposante du garçon, debout sur le seuil de la cathédrale ; l’idée de lui obéir et de le suivre s’insinuait en moi quand je compris en voyant mon reflet contre une dalle de marbre poli alors que c’était mon masque qui effrayait tant Dédale. Je retirais de mon visage la figure du serpent qui m’avait protégée durant mon voyage et le posait près de moi. Un soulagement profond apparu sur son visage, et je cru entendre mon prénom chuchoté par ses lèvres. Il m’agrippa la main et, en boitillant, m’attira derrière l’autel, au fond de la cathédrale.

Là, sur battants de bois massifs d’une imposante porte aux montants sculptés de signes cabalistiques, était peint en rouge et or un serpent se mordant la queue. Le linteau était décoré de deux immenses ailes enflammées. Ce portail semblait étrangement neuf, comme s’il avait été bâti la veille alors que les pierres usées et poussiéreuses de la cathédrale clamaient son ancienneté millénaire. Et surtout, où pouvait-il mener puisque cette partie du bâtiment saillait au-dessus du vide ?

Dédale murmura :

"– Europe...C’était ma dernière oeuvre...Quand j’ai compris que je ne sortirai jamais d’ici. J’ai alors trouvé un moyen pour...être sorti. Avant."

Il se traîna vers la porte et en effleura le bois.

"– Elle te ramènera dans le château, plusieurs dizaines d’années en arrière. Je suis incapable de me tirer moi-même de ce piège. Mais tu le peux. Franchis cette porte, trouve-moi et ramène-moi en Crête, en Grèce ou en Sicile, peu m’importe (ou plutôt peu m’as importé et peu m’importera) avant que le Minotaure ne m’enferme ici."

Il sourit et poussa avec force sur le battant, qui s’entrouvrit, laissant passer un rai de lumière qui sans cesse bougeait et changeait de couleur, comme s’il eût été animé d’une vie propre.

"– Ramasse ton masque. Tu vas le reposer là où tu l’as pris, sans quoi, comment aurais-tu pu le trouver à cet endroit ?"

Il murmurait à présent pour lui même.

"– Comment as-tu...Comment aurais-tu pu...Comment peux-tu franchir ce seuil, si ce faisant tu empêche ma captivité de s’être produite, et donc cette porte d’être bâtie ? Comment peux-tu posséder ce masque que tu va déposer pour le découvrir plus tard à l’endroit où tu l’as déjà trouvé mais pourtant ne le trouvera jamais ? Comment as-tu rencontré ce minotaure que tu ne rencontreras pas, faute d’avoir une raison pour venir délivrer un homme qui n’aura jamais été enfermé ? Pourtant tu accompliras tout cela, car en réalité tu l’as déjà accompli."

Je me tenais face à la porte, maintenant grande ouverte, et il me poussa légèrement dans le dos, rassurant. Il s’était redressé, et je vis dans ses yeux la lueur vive qui y étincelait à chaque fois qu’une de ses inventions fonctionnait comme prévu. J’eu vaguement conscience des pas précipités du Minotaure derrière moi. Juste avant de franchir l’ouverture, je pus lire grâce à la lumière qui en jaillissait les mots gravés sur le linteau :

"– Serpent de lumière. Mouvement de l’âme.

Majestueusement rampant, le long de son échine.

Les Hommes ont oubliés les Portes.

La Mort n’est qu’une illusion.

Par la gueule du Serpent, régénère-toi."