Penser en termes de flux et non plus de structures

« Chacun, de plus en plus au carrefour d’identités multiples, ne se retrouve-t-il mis en demeure d’avoir à inventer un « récit personnel » articulant pour lui, en une forme cohérente, cette multiplicité ? »

Nous pensons – ou l’on s’obstine à nous faire penser – dans les catégories du stable : État nation, territoires, frontières, opposition extérieur-intérieur, familles, communautés, identités, concept. Est-ce d’être né au bord de la mer, d’avoir trop rêvé aux bateaux qui gagnaient le large, d’avoir peuplé de merveilles ce qui m’appelait, derrière la ligne d’horizon ? Me faisaient rêver surtout les départs, les échappées, l’aventure des routes maritimes, Vasco de Gama, Magellan, Éric le Rouge, Verrazano, les convois de chariots dans la Prairie américaine, les fous s’entêtant à découvrir le passage du Nord-Ouest, les caravansérails sur les routes d’Orient, les « cogghes » ventrues des marchands hanséates qui faisaient de la mer du Nord et de la Baltique une autre Méditerranée. Route de l’ambre, route de l’encens, route de l’étain. Au long de ces routes, des civilisations sont nées, se sont transformées, parfois sont mortes, avant de renaître différentes. Si elles restent mythiques, charrient toujours nos rêves, nos nostalgies, c’est bien parce qu’elles furent, siècle après siècle, les artères par lesquelles circula la vie… Que serait une histoire à l’inverse de celle enseignée, qui se penserait d’abord à partir de ces circulations de marchandises, de personnes, d’argent, d’idées, de croyances, de rêves, au fil des routes ?

Penser en termes de flux et non plus de structures, oser sortir des catégories du stable pour se risquer à une pensée du mouvant : « Il se pourrait bien, souligne le philosophe indien Arjun Appadurai dans Après le colonialisme (Payot, 2001), que le monde qui vient nous y oblige très vite. Flux de populations, comme jamais le monde n’en connut, migrations, volontaires ou subies, flux de capitaux, flux d’images, de sons, d’informations, dont nous voyons bien qu’ils traversent toutes les structures qui tentaient jusque-là de les contenir ou de les réguler, qu’accompagnent de fantastiques télescopages culturels : un maelström, où meurt un monde et s’en engendre un nouveau, dont nous ne commençons qu’à peine à discerner les contours mais dont nous sentons bien qu’il exigera de nous un changement de coordonnées mentales. Où l’imaginaire individuel et collectif, paradoxalement, pourrait retrouver une place centrale de puissance de création, poursuivait Appadurai, par la création de communautés fluides, plurielles, en perpétuelle recomposition, mais aussi par la création de soi : chacun, de plus en plus au carrefour d’identités multiples, ne se retrouve-t-il pas mis en demeure d’avoir à inventer un “récit personnel” articulant pour lui, en une forme cohérente, cette multiplicité ?

L’imagination d’un récit individuel et/ou collectif donc, pour habiter ce nouveau monde. Ou, sinon, le risque des nostalgies de racines réelles ou fantasmées, de patries illusoires, d’autant plus meurtrières que déconnectées de toute réalité, de communautés voulues sans plus de division, où se retrouver enfin “entre soi”, délivrés du tragique de l’histoire, quand l’on veut à toute force rejeter le monde nouveau, ce qui, à deux pas de nous, se dit purification ethnique, délires identitaires, fureurs génocidaires. »

L’intuition d’Arjun Appadurai est remarquable, si l’on songe que son livre fut écrit en 1996 et traduit en France en 2001. Quant à son analyse du danger des « parties imaginaires » pour ceux qui, faute de réussir à construire ce « récit personnel », s’éprouveraient, ou se revendiqueraient, étrangers à ce nouveau monde, comment ne pas songer à la puissance d’attraction de « l’État islamique » aujourd’hui ?

La difficulté de l’analyse d’Appadurai tient à ce que le concept lui-même est de l’ordre du stable. Comment penser le mouvant ? Appadurai, à ce point, peut-être trop sociologue, ne semble pas voir que c’est le propre du roman. Face, donc, à un monde de grands dangers, les puissances de la littérature !

L’imagination, à l’opposé, au risque de la littérature plus que jamais nécessaire. Qu’est la littérature, sinon création de mondes, entrecroisements de voix multiples, remise en cause, dans son mouvement même, des certitudes de l’identité ? Forme, certes, mais ouverte, à la différence du concept, et pour cela à la naissance même de “l’être ensemble”, articulant l’Un et le multiple, effort obstiné de tenir le pari d’une pensée nomade, et singulièrement la littérature de voyage, exploration de cet espace fluide où se déploie l’expérience de la réversibilité du dehors et du dedans, de la dépossession et de la recomposition de soi. La littérature, plus que jamais, au cœur des enjeux de ce monde qui vient.

Michel Le Bris
(Texte de présentation de l’édition 2008 d’Étonnants Voyageurs autour du thème des migrations.)